De la grammatologie



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DE LA GRAMMATOLOGIE

Rappelons d'abord la doctrine du Discours, puisqu'elle ne

donne lieu à aucun désaccord. Rousseau y affirme sans ambi-

guïté que la pitié est plus vieille que le travail de la raison et

de la réflexion. C'est là une condition de son universalité.

Et l'argument ne pouvait pas ne pas viser Hobbes :

« Je ne crois pas avoir aucune contradiction à craindre, en

accordant à l'homme la seule vertu Naturelle qu'ait été forcé

de reconnaître le Détracteur le plus outré des vertus

humaines


 12

. Je parle de la Pitié, disposition convenable à des

êtres aussi faibles, et sujets à autant de maux que nous le

sommes ; vertu d'autant plus universelle et d'autant plus utile

à l'homme, qu'elle précède en lui l'usage de toute réflexion,

et si Naturelle que les Bêtes mêmes en donnent quelquefois

des signes sensibles. »

Et après en avoir donné des exemples, dans l'ordre humain

et dans l'ordre animal, mais renvoyant presque toujours aux

rapports de la Mère et de l'Enfant, Rousseau poursuit :

« Tel est le pur mouvement de la Nature, antérieur à

toute réflexion : telle est la force de la pitié naturelle, que

les mœurs les plus dépravées ont encore peine à détruire...

Mandeville a bien senti qu'avec toute leur morale les hommes

n'eussent jamais été que des monstres, si la Nature ne leur

eût donné la pitié à l'appui de la raison... » « Il est donc bien

certain que la pitié est un sentiment naturel, qui modérant

dans chaque individu l'activité de l'amour de soi-même,

concourt à la conservation mutuelle de toute l'espèce. C'est

elle, qui nous porte sans réflexion au secours de ceux que

nous voyons souffrir : c'est elle qui, dans l'état de Nature,



tient lieu de Loi, de mœurs et de vertu, avec cet avan-

tage que nul n'est tenté de désobéir à sa douce voix



 13

. »

12. Il s'agit de Mandeville. Voir la note de Starobinski à l'édi-

tion du Discours dans l'édition de la « Pléiade », à laquelle nous nous

référons ici (T. III, p. 154. Nous soulignons).

13. Nous soulignons. Les exemples choisis par Rousseau ne nous

sont pas indifférents : « Sans parler de la tendresse des Mères

pour leurs petits, et des périls qu'elles bravent, pour les en garantir,

on observe tous les jours la répugnance qu'ont les Chevaux à

fouler aux pieds un Corps vivant ; Un animal ne passe point sans

inquiétude auprès d'un animal mort de son Espèce : Il y en a

même qui leur donnent une sorte de sépulture ; Et les tristes mugis-

sements du Bétail entrant dans une Boucherie, annoncent l'impres-

sion qu'il reçoit de l'horrible spectacle qui le frappe. On voit avec

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L' « ESSAI SUR L'ORIGINE DES LANGUES »

Marquons ici une pause avant de reprendre le fil du débat.

Considérons encore le système des métaphores. La pitié natu-

relle, qui s'illustre de manière archétypique dans le rapport de

la mère à l'enfant et en général dans le rapport de la vie à

la mort, commande comme une douce voix. Dans la métaphore

de cette douce voix se transportent à la fois la présence de la

mère et celle de la nature. Que cette douce voix soit celle de

la nature et de la mère, cela se reconnaît aussi à ce qu'elle est,

comme le signale toujours la métaphore de la voix chez Rous-

seau, une loi. « Nul n'est tenté d'y désobéir » à la fois parce

qu'elle est douce et parce que, étant naturelle, absolument

originelle, elle est aussi inexorable. Cette loi maternelle est une

voix. La pitié est une voix. La voix est toujours, dans son

essence, le passage de la vertu et de la bonne passion. Par

opposition à l'écriture, qui est sans pitié. Or l'ordre de la pitié

« tient lieu de loi », il supplée la loi, entendons la loi instituée.

Mais comme la loi d'institution est aussi le supplément de la

loi naturelle lorsque celle-ci vient à manquer, on voit bien

que seul le concept de supplément permet de penser ici le

rapport entre la nature et la loi. Ces deux termes n'ont de

sens qu'à l'intérieur de la structure de supplémentarité. L'auto-

rité de la loi non-maternelle n'a de sens qu'à se subsituer à

l'autorité de la loi naturelle, à la « douce voix » à laquelle

il a bien fallu être « tenté de désobéir ». L'ordre sans pitié

auquel on accède lorsque la douce voix cesse de se faire entendre,

est-ce tout simplement, comme nous le laissions imaginer à

l'instant, l'ordre de l'écriture ? Oui et non. Oui, dans la mesure

où l'on lit l'écriture à la lettre, ou on la lie à la lettre. Non dans

la mesure où l'on entend l'écriture dans sa métaphore. Alors on

peut dire que la loi naturelle, la douce voix de la pitié n'est

plaisir l'auteur de la Fable des abeilles, forcé de reconnaître

l'homme pour un Etre compatissant et sensible, sortir dans l'exemple

qu'il en donne, de son style froid et subtil, pour nous offrir la

pathétique image d'un homme enfermé qui aperçoit au dehors une

Bête féroce, arrachant un Enfant du sein de sa Mère, brisant sous

sa dent meurtrière les faibles membres, et déchirant de ses ongles

les entrailles de cet Enfant. Quelle affreuse agitation n'éprouve point

ce témoin d'un événement auquel il ne prend aucun intérêt per-

sonnel ? Quelles angoisses ne souffre-t-il pas à cette vue, de ne

pouvoir porter aucun secours à la Mère évanouie, ni à l'Enfant

expirant ? Tel est le pur mouvement de la Nature, antérieur à

toute réflexion... »

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