L' « ESSAI SUR L'ORIGINE DES LANGUES »
La perversion historique
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s'introduit par une double subs-
titution : substitution du commandement politique au gouverne-
ment domestique, et de l'amour moral à l'amour physique. Il
est naturel que la femme gouverne la maison et Rousseau lui
reconnaît pour cela un « talent naturel » ; mais elle doit le
faire sous l'autorité du mari, « comme un ministre dans l'Etat,
en se faisant commander ce qu'elle veut faire » :
« Je m'attends que beaucoup de lecteurs, se souvenant
que je donne à la femme un talent naturel pour gouverner
l'homme, m'accuseront ici de contradiction : ils se trompe-
ront pourtant. Il y a bien de la différence entre s'arroger le
droit de commander, et gouverner celui qui commande. L'em-
pire de la femme est un empire de douceur, d'adresse et
de complaisance ; ses ordres sont des caresses, ses menaces
sont des pleurs. Elle doit régner dans la maison comme un
ministre dans l'Etat, en se faisant commander ce qu'elle
veut faire. En ce sens il est constant que les meilleurs ménages
sont ceux où la femme a le plus d'autorité : mais quand elle
méconnaît la voix du chef, qu'elle veut usurper ses droits et
commander elle-même, il ne résulte jamais de ce désordre que
misère, scandale et déshonneur ». (Ibid. Nous soulignons.)
Dans la société moderne, l'ordre a donc été renversé par la
femme et telle est la forme même de l'usurpation. Cette substitu-
tion n'est pas un abus parmi d'autres. C'est le paradigme de
la violence et de l'anomalie politique. Comme le mal linguis-
tique dont nous parlions plus haut — et nous les verrons direc-
tement reliés tout à l'heure — cette substitution est un mal
politique. La Lettre à M. d'Alembert le dit bien :
« ... ne voulant plus offrir de séparation, faute de pou-
voir se rendre hommes, les femmes nous rendent femmes.
Cet inconvénient, qui dégrade l'homme, est très grand par-
15. On sait que Rousseau avait projeté de consacrer un ouvrage
au rôle des femmes dans l'histoire. Il s'agissait pour lui, semble-t-il,
autant de restaurer une vérité historique (l'importance du rôle de
la femme, que l'histoire des hommes a délibérément dissimulée) que
de rappeler le caractère parfois néfaste de ce rôle, en faisant « quel-
ques observations sur les grands hommes qui se sont laissés gou-
verner par les femmes. Thémistocle. Antoine, etc. Fulvie femme
d'Antoine excite la guerre pour n'avoir pu être aimée de César. »
Cf. Sur les femmes et Essai sur les événements importants dont les
femmes ont été la cause secrète. (Pléiade. II, pp. 1254-1257).
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DE LA GRAMMATOLOGIE
tout ; mais c'est surtout dans les Etats comme le nôtre qu'il
importe de le prévenir. Qu'un monarque gouverne des hommes
ou des femmes, cela lui doit être assez indifférent, pourvu
qu'il soit obéi ; mais dans une république, il faut des
hommes
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. »
La moralité de ce propos, c'est que les femmes elles-mêmes
gagneraient à ce que la république restaure l'ordre naturel.
Car dans une société perverse, l'homme méprise la femme à
laquelle il doit obéir : « Lâchement dévoués aux volontés du
sexe que nous devrions protéger et non servir, nous avons appris
à le mépriser en lui obéissant, à l'outrager par nos soins rail-
leurs. » Et Paris, coupable des dégradations de la langue est
encore incriminé : « Et chaque femme de Paris rassemble dans
son appartement un sérail d'hommes plus femmes qu'elle, qui
savent rendre à la beauté toutes sortes d'hommages, hors celui
du cœur dont elle est digne. » (Ibid.)
L'image « naturelle » de la femme, telle que la reconstitue
Rousseau, se dessine peu à peu : exaltée par l'homme mais
soumise à lui, elle doit gouverner sans être la maîtresse. On doit
la respecter, c'est-à-dire l'aimer à une distance suffisante pour
que les forces — les nôtres et celles du corps politique —
n'en soient pas entamées. Car nous risquons notre « consti-
tution » non seulement à « habiter les femmes » (au lieu de les
contenir dans le gouvernement domestique) mais aussi à régler
notre société sur la leur. « Ils [les hommes] se sentent autant
et plus qu'elles de leur trop intime commerce : elles n'y perdent
que leurs mœurs, et nous y perdons à la fois nos mœurs et
notre constitution » (p. 204). La partie n'est donc pas égale et
c'est peut-être la signification la plus profonde du jeu de la
supplémentarité.
Cela nous conduit directement à l'autre forme de la perver-
sion substitutive : celle qui ajoute l'amour moral à l'amour
physique. Il y a un naturel de l'amour : il sert à la procréation
et à la conservation de l'espèce. Ce que Rousseau appelle
« le physique de l'amour » est, comme son nom l'indique,
naturel ; ainsi soudé au mouvement de la pitié. Le désir n'est
16. Ed. Garnier, p. 204. On lira aussi toute la note 1 : l'auteur
s'y étonne que « telle plaisanterie, dont on voit assez l'appli-
cation, ait été prise en France au pied de la lettre par des gens
d'esprit ».
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L « ESSAI SUR L ORIGINE DES LANGUES »
pas la pitié, certes, mais il est comme elle, selon Rousseau,
pré-réflexif. Or il faut « distinguer le moral du Physique dans
l'amour » (second Discours, p. 157). Dans le « moral » qui
se substitue au naturel, dans l'institution, l'histoire, la culture,
grâce à l'usage social, la perfidie féminine s'emploie à arraisonner
le désir naturel, à en capter l'énergie pour la lier à un seul être.
Celui-ci s'assure ainsi une maîtrise usurpée :
« Le Physique est ce désir général qui porte un sexe à
s'unir à l'autre ; le moral est ce qui détermine ce désir et le
fixe sur un seul objet exclusivement, ou qui du moins lui
donne pour cet objet préféré un plus grand degré d'énergie »
(p. 158).
L'opération de la féminité — et cette féminité, ce principe
féminin peut aussi bien être à l'œuvre chez les femmes que
chez ceux que la société appelle les hommes et que, dit Rous-
seau, « les femmes rendent femmes » — consiste donc à capturer
l'énergie en l'attachant à un seul thème, à une seule représen-
tation.
Telle est l'histoire de l'amour. En elle se réfléchit l'histoire
tout court comme dénaturation : ce qui s'ajoute à la nature, le
supplément moral, déplace, par substitution, la force de la
nature. En ce sens le supplément n'est rien, il n'a aucune
énergie propre, aucun mouvement spontané. C'est un organisme
parasitaire, une imagination ou une représentation qui déter-
mine et oriente la force du désir. On ne pourra jamais
expliquer à partir de la nature et de la force naturelle que quel-
que chose comme la différence d'une préférence puisse, sans
force propre, forcer la force. Un tel étonnement donne tout
son élan et toute sa forme à la pensée de Rousseau.
Ce schéma est déjà une interprétation de l'histoire par Rous-
seau. Mais cette interprétation se prête à son tour à une inter-
prétation seconde où se marque une certaine hésitation. Rous-
seau semble osciller entre deux lectures de cette histoire. Et le
sens de cette oscillation doit être ici reconnu. Il éclairera encore
plus d'une fois notre analyse. Tantôt la substitution perverse
est décrite comme l'origine de l'histoire, comme l'historicité
elle-même et le premier écart par rapport au désir naturel.
Tantôt elle apparaît comme une dépravation historique dans
l'histoire, non pas simplement une corruption dans la forme de
la supplémentarité mais une corruption supplémentaire. C'est
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