De la grammatologie



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DE LA GRAMMATOLOGIE

ainsi qu'on peut lire les descriptions d'une société historique dans

laquelle la femme tient sa place, reste à sa place, occupe son

lieu naturel, comme l'objet d'un amour non corrompu :

« Les anciens passaient presque leur vie en plein air, ou

vaquant à leurs affaires, ou réglant celles de l'Etat sur la

place publique, ou se promenant à la campagne, dans les jar-

dins, au bord de la mer, à la pluie, au soleil et presque

toujours tête nue. A tout cela point de femmes ; mais on

savait bien les trouver au besoin, et nous ne voyons point

par leurs écrits et par les échantillons de leurs conversations

qui nous restent, que l'esprit, ni le goût, ni l'amour même,

perdissent rien à cette réserve ». Lettre à M. d'Alembert,

p. 204. Nous soulignons.)

Mais y a-t-il une différence entre la corruption dans la forme

de la supplémentarité et la corruption supplémentaire ? Le con-

cept de supplément est peut-être ce qui nous permet de penser

ensemble ces deux interprétations de l'interprétation. Dès la

première sortie hors de la nature, le jeu historique — comme

supplémentarité — comporte en lui-même le principe de sa

propre dégradation de soi, de la dégradation supplémentaire,

de la dégradation de la dégradation. L'accélération, la précipi-

tation de la perversion dans l'histoire est impliquée dès le

début par la perversion historique elle-même.

Mais le concept de supplément, considéré, comme nous l'avons

déjà fait, en tant que concept économique, doit nous permettre

de dire en même temps le contraire sans contradiction. La

logique du supplément — qui n'est pas la logique de l'identité

— fait que, simultanément, l'accélération du mal trouve sa

compensation et son garde-fou historiques. L'histoire précipite

l'histoire, la société corrompt la société, mais le mal qui les

abîme l'une et l'autre a aussi son supplément naturel : l'his-

toire et la société produisent leur propre résistance à l'abîme.

Ainsi, par exemple, ie « moral » de l'amour est immoral :

captateur et destructeur. Mais de même qu'on peut garder la

présence en la différant, de même qu'on peut différer la dépense,

retarder l' « habitation » mortelle de la femme par cette autre

puissance de mort qu'est l'auto-érotisme, de même, selon cette

économie de la vie ou de la mort, la société peut mettre un

garde-fou moral à l'abîme de 1' « amour moral ». La morale

de la société peut en effet différer ou affaiblir la captation

d'énergie en imposant à la femme la vertu de pudeur. Dans la

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L' « ESSAI SUR L'ORIGINE DES LANGUES »

pudeur, ce produit du raffinement social, c'est en vérité

la sagesse naturelle, l'économie de la vie qui contrôle la culture

par la culture. (Tout le discours de Rousseau, notons-le au

passage, trouve ici son propre champ d'exercice). Comme les

femmes trahissent la morale naturelle du désir physique, la

société invente alors — mais c'est une ruse de la nature —

l'impératif moral de la pudeur qui limite l'immoralité. C'est-à-

dire la moralité car 1' « amour moral » n'a jamais été immoral

que de menacer la vie de l'homme. Le thème de la pudeur a plus

d'importance qu'on ne croit dans la Lettre à M. d'Alembert.

Mais il est capital dans l'Emile, en particulier dans ce Livre



cinquième qu'il faudrait suivre ici ligne à ligne. La pudeur y

est bien définie un supplément de la vertu naturelle. Il s'agit

bien de savoir si les hommes vont se laisser « traîner à la

mort » (p. 447) par le nombre et l'intempérance des femmes.

Leurs « désirs illimités » n'ont pas en effet cette sorte de frein

naturel qu'on rencontre chez les femelles des animaux. Chez

ces dernières,

» le besoin satisfait, le désir cesse ; elles ne repoussent

plus le mâle par feinte, mais tout de bon : elles font tout

le contraire de ce que faisait la fille d'Auguste ; elles ne

reçoivent plus de passagers quand le navire a sa cargaison...

l'instinct les pousse et l'instinct les arrête. Où sera le supplé-



ment de cet instinct négatif dans les femmes, quand vous

leur aurez ôté la pudeur ? Attendre qu'elles ne se soucient

plus des hommes, c'est attendre qu'ils ne soient plus bons à

rien. (Nous soulignons.) Et ce supplément est bien l'économie

de la vie des hommes : « Leur intempérance naturelle condui-

rait les hommes à la mort ; parce qu'elle contient leurs désirs,

la pudeur est la vraie morale des femmes. »

Il se confirme bien que le concept de nature et tout le sys-

tème qu'il commande ne peuvent être pensés que sous la caté-

gorie irréductible du supplément. Bien que la pudeur vienne

suppléer le manque d'un frein instinctif et naturel, elle n'en est

pas moins, en tant que supplément, et toute morale qu'elle est,

naturelle. Ce produit culturel a une origine et une finalité

naturelles. C'est Dieu qui l'a inscrit dans la créature : « L'Etre

suprême a voulu faire en tout honneur à l'espèce humaine : en

donnant à l'homme des penchants sans mesure, il lui donne en

même temps la loi qui les règle, afin qu'il soit libre et se

commande à lui-même ; en le livrant à des passions immodérées,

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DE LA GRAMMATOLOGIE

il joint à ces passions la raison pour les gouverner ; en livrant

la femme à des désirs illimités, il joint à ces désirs la pudeur

pour les contenir. » Dieu donne donc la raison en supplément

des penchants naturels. La raison est donc à la fois dans la

nature et en supplément de la nature ; c'est une ration supplé-

mentaire. Ce qui suppose que la nature puisse parfois se man-

quer à elle-même ou, ce qui n'est pas différent, s'excéder

elle-même. Et Dieu ajoute même en prime (praemium), en récom-

pense, un supplément au supplément : « Pour surcroît, pour-

suit Rousseau, il ajoute encore une récompense actuelle au bon

usage de ses facultés, savoir le goût qu'on prend aux choses

honnêtes lorsqu'on en fait la règle de ses actions. Tout cela

vaut bien, ce me semble, l'instinct des bêtes. »

En se laissant conduire par ce schème, il faudrait relire tous

les textes décrivant la culture comme altération de la nature :

dans les sciences, les arts, les spectacles, les masques, la litté-

rature, l'écriture. Il faudrait les reprendre dans le filet de cette

structure de 1' « amour moral », comme guerre des sexes et

comme enchaînement de la force du désir par le principe

féminin. N'opposant pas seulement les hommes aux femmes

mais les hommes aux hommes, cette guerre est historique. Elle

n'est pas un phénomène naturel ou biologique. Comme chez

Hegel, elle est une guerre des consciences et des désirs, non

des besoins ou désirs naturels. A quoi le reconnaît-on ? En

particulier à ce qu'elle ne peut s'expliquer par la rareté des

femelles ou par « les intervalles exclusifs durant lesquels la

femelle refuse constamment l'approche du mâle », ce qui, note

Rousseau,

« revient à la première cause ; car si chaque femelle ne

souffre le mâle que durant deux mois de l'année, c'est à cet

égard comme si le nombre des femelles était moindre des

cinq sixièmes : Or, aucun de ces deux cas n'est applicable à

l'espèce humaine où le nombre des femelles surpasse généra-

lement celui des mâles, et où l'on n'a jamais observé que

même parmi les Sauvages les femelles aient, comme celles

des autres espèces, des temps de chaleur et d'exclusion

 17


. »

L' « amour moral » n'ayant aucun fondement biologique, il

17. Second Discours, p. 159. Sur les rapports de ces thèmes

avec des thèmes opposés ou apparentés de Voltaire, Buffon ou

Pufendorf, voir les notes de l'édition de la « Pléiade » pp. 158-159.

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