DE LA GRAMMATOLOGIE
sujet n'est que le mouvement de cette expropriation représen-
tative. En ce sens l'imagination, comme la mort, est représen-
tative et supplémentaire. N'oublions pas que ce sont là des
qualités que Rousseau reconnaît expressément à l'écriture.
L'imagination, la liberté, la parole appartiennent donc à la
même structure que le rapport à la mort (disons plutôt rap-
port qu'anticipation : à supposer qu'il y ait un être-devant
la mort, il n'est pas nécessairement rapport à un avenir plus
ou moins éloigné sur une ligne ou un horizon du temps. Il est
une structure de la présence). Comment la pitié et l'identification
à la souffrance d'autrui y interviennent-elles ?
2. L'imagination, disions-nous, est ce sans quoi la pitié natu-
relle ne se laisserait pas exciter. Rousseau le dit clairement dans
l'Essai, mais contrairement à ce que semble impliquer la formu-
lation très prudente de Starobinski, il le dit aussi ailleurs, invaria-
blement. La pitié ne cesse jamais d'être à ses yeux un sentiment
naturel ou une vertu innée que seule l'imagination a pouvoir de
réveiller ou de révéler. Notons-le au passage : toute la théorie
rousseauiste du théâtre fait aussi communiquer dans la repré-
sentation le pouvoir d'identification — la pitié — avec la faculté
de l'imagination. Si l'on songe maintenant que Rousseau donne
le nom de terreur à la crainte de la mort (Discours, p. 143), on
tient d'ensemble tout le système qui organise les concepts de
terreur et de pitié d'une part, de scène tragique, de représenta-
tion, d'imagination et de mort d'autre part. On comprend alors
sur cet exemple l'ambivalence du pouvoir d'imaginer : il ne
surmonte l'animalité et ne suscite la passion humaine qu'en
ouvrant la scène et l'espace de la représentation théâtrale.
Il inaugure la perversion dont la possibilité est elle-même ins-
crite dans la notion de perfectibilité.
Le schéma sur lequel la pensée de Rousseau n'a jamais varié
serait donc le suivant : la pitié est innée, mais dans sa pureté
naturelle, elle n'est pas propre à l'homme, elle appartient au
vivant en général. Elle est « si naturelle que les bêtes mêmes en
donnent quelquefois des signes sensibles ». Cette pitié ne s'éveille
à soi dans l'humanité, n'accède à la passion, au langage et à
la représentation, ne produit l'identification à l'autre comme
autre moi qu'avec l'imagination. L'imagination est le devenir-
humain de la pitié.
C'est bien la thèse de l'Essai : « La pitié, bien que natu-
relle au cœur de l'homme, resterait éternellement inactive
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L' « ESSAI SUR L'ORIGINE DES LANGUES »
sans l'imagination qui la met en jeu. » Cet appel à l'activation
ou à l'actualisation par l'imagination est si peu en contradic-
tion avec les autres textes que l'on peut suivre partout, dans
l'œuvre de Rousseau, une théorie de l'innéité comme virtualité
ou de la naturalité comme potentialité sommeillante
20
. Théorie
peu originale, certes, mais dont le rôle organisateur est ici
indispensable. Elle commande de penser la nature non pas
comme un donné, comme une présence actuelle, mais comme
une réserve. Ce concept est lui-même déroutant : on peut le
déterminer comme actualité cachée, dépôt dissimulé, mais aussi
comme réserve de puissance indéterminée. De sorte que l'imagi-
nation, qui fait sortir le pouvoir de sa réserve, est à la fois béné-
fique et maléfique. « Enfin tel est en nous l'empire de
l'imagination et telle en est l'influence, que d'elle naissent non
seulement les vertus et les vices, mais les biens et les maux... »
(Dialogues, pp. 815-816). Et si « certains pervertissent l'usage
de cette faculté consolatrice » (ibid), c'est encore par le pouvoir
de l'imagination. Echappant à toute influence réelle et exté-
rieure, faculté des signes et des apparences, l'imagination se
pervertit elle-même. Elle est le sujet de la perversion. Elle éveille
la faculté virtuelle mais elle la transgresse aussitôt. Elle met
au jour la puissance qui se réservait mais, en lui montrant son
au-delà, en la « devançant », elle lui signifie son impuissance.
Elle anime la faculté de jouir mais elle inscrit une différence
entre le désir et la puissance. Si nous désirons au-delà de notre
pouvoir de satisfaction, l'origine de ce surplus et de cette diffé-
rence se nomme imagination. Cela nous permet de déterminer
une fonction du concept de nature ou de primitivité : c'est
l'équilibre entre la réserve et le désir. Equilibre impossible
20. R. Derathé rappelle que « Durkheim est... le premier à
avoir signalé l'importance de cette notion de faculté virtuelle chez
Rousseau ». Le rationalisme de Rousseau. p. 13. Cf. Durkheim,
Le Contrat social, histoire du livre. R.M.M. Janv.-fév. 1918. La
plupart des contradictions systématiques de Rousseau seraient
effacées par l'appel à ce concept de faculté virtuelle qui opère comme
une soudure à tous les points de rupture, et d'abord aux points où
la société brise — et s'articule — avec la nature. Cf. Derathé,
Rousseau et la science politique de son temps, p. 148. Il est remar-
quable que ce thème de la virtualité soit si souvent méconnu, chez
quelque auteur qu'il apparaisse. Cette méconnaissance est au centre
de la problématique des idées innées, et du rapport de Locke à
Leibniz ou de Leibniz à Descartes.
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