De la grammatologie


L' « ESSAI SUR L'ORIGINE DES LANGUES »



Yüklə 2,11 Mb.
Pdf görüntüsü
səhifə94/158
tarix25.07.2018
ölçüsü2,11 Mb.
#58700
1   ...   90   91   92   93   94   95   96   97   ...   158

L' « ESSAI SUR L'ORIGINE DES LANGUES »

« était prêt à faire aux autres tout le mal qu'il craignait

d'eux. La crainte et la faiblesse sont les sources de la cruauté. »

La cruauté n'est pas une méchanceté positive. La disposition à

faire le mal ne trouve ici sa ressource que dans l'autre, dans la

représentation illusoire du mal que l'autre semble disposé à me

faire.

N'est-ce pas déjà une raison suffisante pour écarter la res-



semblance avec la théorie hobbienne d'une guerre naturelle

que l'imagination et la raison ne feraient qu'organiser dans une

sorte d'économie de l'agressivité ? Mais le texte de Rousseau

est encore plus clair. Dans l'Essai, le paragraphe qui nous retient

comporte une autre proposition qui nous interdit aussi de consi-

dérer le moment de la pitié ensommeillée comme le moment

de la méchanceté belliqueuse, comme un moment « hobbien ».

Comment Rousseau décrit-il en effet le moment (réel ou

mythique, peu importe, ici du moins), l'instance structurelle de

la pitié ensommeillée ? Qu'en est-il selon lui du moment où le

langage, l'imagination, le rapport à la mort, etc., sont encore

réservés ?

A ce moment, dit-il, « celui qui n'a jamais réfléchi ne peut

être ni clément, ni juste, ni pitoyable ». Certes Mais cela ne

veut pas dire qu'il soit alors injuste et impitoyable. Il se tient

simplement en-deçà de cette opposition de valeurs. Car Rous-

seau enchaîne aussitôt : « Il ne peut pas non plus être méchant

et vindicatif. Celui qui n'imagine rien ne sent que lui-même ; il

est seul au milieu du genre humain. »

Dans cet « état », les oppositions qui ont cours chez Hobbes

n'ont encore ni sens ni valeur. Le système d'appréciation dans

lequel se déplace la philosophie politique n'a encore aucune

chance de fonctionner. Et l'on voit mieux ainsi dans quel élé-

ment (neutre, nu et dépouillé), il entre en jeu. On peut ici

parler indifféremment de bonté ou de méchanceté, de paix ou

de guerre : ce sera chaque fois aussi vrai que faux, toujours

impertinent. Ce que Rousseau met ainsi à nu, c'est l'origine

neutre de toute conceptualité éthico-politique, de son champ

d'objectivité ou de son système axiologique. Il faut donc neutra-

liser toutes les oppositions qui sillonnent la philosophie clas-

sique de l'histoire, de la culture et de la société. Avant cette

neutralisation, ou cette réduction, la philosophie politique pro-

cède dans la naïveté d'évidences acquises et survenues. Et elle

risque sans cesse de « commettre la faute de ceux qui, rai-

267



DE LA GRAMMATOLOGIE

sonnant sur l'état de nature, y transportent les idées prises dans

la société... ». (Second Discours, p. 146.)

La réduction qu'opère l'Essai a un style particulier. Rousseau

y neutralise les oppositions en les raturant ; et il les rature en

affirmant à la fois des valeurs contradictoires. Ce procédé est

utilisé avec cohérence et fermeté, précisément dans le cha-

pitre IX :

« De là les contradictions apparentes qu'on voit entre les

pères des nations ; tant de naturel et tant d'inhumanité ; des

mœurs si féroces et des cœurs si tendres... Ces temps de

barbarie étaient le siècle d'or, non parce que les hommes

étaient unis, mais parce qu'ils étaient séparés... Les hommes,

si l'on veut, s'attaquaient dans la rencontre, mais ils se ren-

contraient rarement. Partout régnait l'état de guerre, et toute

la terre était en paix

 22

. »


Privilégier l'un des deux termes, croire par exemple que

régnait vraiment et seulement l'état de guerre, telle fut donc

l'erreur de Hobbes qui redouble étrangement 1' « opinion » illu-

soire des premiers « hommes » qui « se croyaient ennemis les

uns des autres ». Ici encore, aucune différence entre l'Essai

et le Discours. La réduction opérée dans l'Essai sera confirmée

dans le Discours, précisément au cours d'une critique de Hobbes.

Ce qui est reproche à ce dernier, c'est bien de conclure trop

vite, de ce que les hommes ne sont pas naturellement éveillés à la

pitié, ni « liés par aucune idée de fraternité commune », qu'ils

sont dès lors méchants et belliqueux. Nous ne pouvons pas

lire l'Essai comme Hobbes l'aurait peut-être interprété par préci-

pitation. Nous ne pouvons pas conclure de la non-bonté à la

méchanceté, L'Essai le dit, le Discours le confirme, à supposer

que celui-ci vienne après celui-là :

« N'allons pas surtout conclure avec Hobbes que pour

n'avoir aucune idée de la bonté, l'homme soit naturellement

méchant, qu'il soit vicieux parce qu'il ne connaît pas la vertu,

... Hobbes n'a pas vu que la même cause qui empêche les Sau-

vages d'user de leur raison, comme le prétendent nos Juriscon-

22. L'Essai ne laisse donc pas plus croire à la guerre originelle

qu'à l'âge d'or. De ces deux points de vue, l'Essai est accordé

aux grandes thèses rousseauistes. Dans le manuscrit de Genève

(première version du Contrat Social qui daterait de 1756), Rousseau

écrit que « l'âge d'or fut toujours un état étranger à la race

humaine ».

268



L « ESSAI SUR L ORIGINE DES LANGUES »

suites, les empêche en même temps d'abuser de leurs facultés,

comme il le prétend lui-même ; de sorte qu'on pourrait

dire que les Sauvages ne sont pas méchants précisément,

parce qu'ils ne savent pas ce que c'est qu'être bons ; car ce

n'est ni le développement des lumières, ni le frein de la Loi,

mais le calme des passions et l'ignorance du vice qui les

empêche de mal faire ; tanto plus in illis proficit vitiorum

ignoratio, quam in his cognitio virtutis

 23


. »

On reconnaît encore à d'autres indices que l'économie de la

pitié ne varie pas de l'Essai aux grandes œuvres. Lorsque la

pitié s'éveille par l'imagination et la réflexion, lorsque la pré-

sence sensible est excédée par son image, nous pouvons ima-

giner et juger que l'autre sent et souffre. Et pourtant nous

ne pouvons alors — ni ne devons — éprouver simplement la

souffrance d'autrui elle-même. La pitié selon Rousseau exclut

que le mouvement d'identification soit simple et entier. En appa-

rence pour deux raisons, en vérité pour une seule et même rai-

son profonde. Il s'agit encore d'une certaine économie.

1. Nous ne pouvons ni ne devons ressentir immédiatement

et absolument la souffrance d'autrui parce qu'une telle identifica-

tion ou intériorisation serait dangereuse et destructrice. C'est

pourquoi l'imagination, la réflexion et le jugement qui éveillent

la pitié sont aussi ce qui en limite le pouvoir et tiennent la

souffrance de l'autre à une certaine distance. On reconnaît cette

souffrance comme ce qu'elle est, on plaint autrui, mais on se

garde et tient le mal en respect. Cette doctrine — qu'on pourrait

faire encore communiquer avec la théorie de la représentation

théâtrale — est articulée et dans l'Essai et dans l'Emile. Le

paradoxe du rapport à l'autre y est clairement énoncé : plus on

s'identifie à l'autre, mieux l'on ressent sa souffrance comme

la sienne : la nôtre est celle de l'autre. Celle de l'autre, comme

ce qu'elle est, doit bien rester celle de l'autre. Il n'y a d'identi-

fication authentique que dans une certaine non-identifica-

tion, etc. L'Essai :

« Comment nous laissons-nous émouvoir à la pitié ? En

nous transportant hors de nous-mêmes ; en nous identifiant

23. Pp. 153-154. Cf. aussi p. 152 et le fragment sur l' état de

nature : « Tant que les hommes gardèrent leur première innocence,

ils n'eurent pas besoin d'autre guide que la voix de la nature ;

tant qu'ils ne devinrent pas méchants, ils furent dispensés d'être

bons » (p. 476).

269



Yüklə 2,11 Mb.

Dostları ilə paylaş:
1   ...   90   91   92   93   94   95   96   97   ...   158




Verilənlər bazası müəlliflik hüququ ilə müdafiə olunur ©genderi.org 2024
rəhbərliyinə müraciət

    Ana səhifə