De la grammatologie



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DE LA GRAMMATOLOGIE

avec l'être souffrant. Nous ne souffrons qu'autant que nous

jugeons qu'il souffre ; ce n'est pas dans nous, c'est dans lui

que nous souffrons. »



L'Emile :

« Il partage les peines de ses semblables ; mais ce partage

est volontaire et doux. Il jouit à la fois de la pitié qu'il a

pour leur maux, et du bonheur qui l'en exempte ; il se sent

dans cet état de force qui nous étend au-delà de nous, et nous

fait porter ailleurs l'activité superflue à notre bien-être. Pour

plaindre le mal d'autrui, sans doute il faut le connaître, mais il

ne faut pas le sentir » (p. 270).

Nous ne devons donc pas nous laisser détruire par l'identi-

fication à autrui. L'économie de la pitié et de la moralité doit

toujours se laisser contenir dans les limites de l'amour de soi,

d'autant plus que seul ce dernier peut nous éclairer sur le bien

d'autrui. C'est pourquoi la maxime de la bonté naturelle « Fais

à autrui comme tu veux qu'on te fasse » doit être tempérée

par cette autre maxime, « bien moins parfaite, mais plus utile

peut-être que la précédente : « Fais ton bien avec le moindre

mal d'autrui qu'il est possible. » (Second Discours, p. 156.)

Celle-ci est mise « au lieu » de celle-là.

2. De plus l'identification par intériorisation ne serait pas

morale.


a) Elle ne reconnaîtrait pas la souffrance comme souffrance.

de l'autre. La moralité, le respect de l'autre, suppose donc une

certaine non-identification. Ce paradoxe de la pitié comme

rapport à l'autre, Rousseau le fait aussi apparaître comme para-

doxe de l'imagination et du temps, c'est-à-dire de la comparai-

son. Ce concept, si important dans la pensée de Rousseau, est

au centre du chapitre IX de l'Essai et il intervient dans l'expli-

cation de la pitié.

Dans l'expérience de la souffrance comme souffrance de

l'autre, l'imagination est indispensable dans la mesure où elle

nous ouvre à une certaine non-présence dans la présence : la

souffrance d'autrui est vécue par comparaison, comme notre

souffrance non-présente, passée ou à venir. Et la pitié serait

impossible hors de cette structure liant l'imagination, le temps et

l'autre, comme une seule et même ouverture à la non-présence :

« Pour plaindre le mal d'autrui, sans doute il faut le

connaître, mais il ne faut pas le sentir. Quand on a souffert,

270



L' « ESSAI SUR L'ORIGINE DES LANGUES »

ou qu'on craint de souffrir, on plaint ceux qui souffrent ;

mais tandis qu'on souffre, on ne plaint que soi » (Emile,

p. 270).


Un peu plus haut, Rousseau avait éclairé cette unité de la

pitié et de l'expérience du temps dans la mémoire ou l'antici-

pation, dans l'imagination et la non-perception en général :

« Le sentiment physique de nos maux est plus borné qu'il

ne semble ; mais c'est par la mémoire qui nous en fait

sentir la continuité, c'est par l'imagination qui les étend sur

l'avenir, qu'ils nous rendent vraiment à plaindre. Voilà, je

pense, une des causes qui nous endurcissent plus aux maux

des animaux qu'à ceux des hommes, quoique la sensibilité

commune dût également nous identifier avec eux. On ne

plaint guère un cheval de charretier dans son écurie, parce

qu'on ne présume pas qu'en mangeant son foin il songe aux

coups qu'il a reçus et aux fatigues qui l'attendent » (p. 264).

b) L'identification pure et simple serait immorale parce qu'elle

resterait empirique et ne se produirait pas dans l'élément du

concept, de l'universalité et de la formalité. La condition de la

moralité, c'est qu'à travers la souffrance unique d'un être unique,

à travers sa présence et son existence empiriques, l'humanité

se donne à plaindre. Tant que cette condition n'est pas remplie,

la pitié risque de devenir injuste. L'imagination et la temporalité

ouvrent donc le règne du concept et de la loi. On pourrait dire

que pour Rousseau déjà, le concept — qu'il appellerait aussi

comparaison — existe comme temps. Celui-ci en est, comme

dira Hegel, le Dasein. La pitié est contemporaine de la parole

et de la représentation.

« Pour empêcher la pitié de dégénérer en faiblesse, il

faut donc la généraliser et l'étendre sur tout le genre humain.

Alors on ne s'y livre qu'autant qu'elle est d'accord avec la

justice, parce que, de toutes les vertus, la justice est celle

qui concourt le plus au bien commun des hommes. Il faut

par raison, par amour pour nous, avoir pitié de notre espèce

encore plus que de notre prochain ; et c'est une très grande

cruauté envers les hommes que la pitié pour les méchants

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 »

(pp. 303-304).

24. L'unité littérale de cette doctrine de la pitié se confirme

encore si l'on met côte à côte ces quatre passages : « La pitié, bien

que naturelle au cœur de l'homme, resterait éternellement inactive

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DE LA GRAMMATOLOGIE

Il n'y a donc pas d'évolution sur ce point dans la pensée de

Rousseau. On n'en peut, semble-t-il, tirer argument interne

pour conclure à une précocité ou à une antériorité philoso-

phiques de l'Essai. Pour l'instant, le champ des hypothèses

externes en est d'autant libéré, même si nous nous réservons

la possibilité de soulever, le moment venu, d'autres problèmes

internes.



Le premier débat et la composition de /'Essai.

Pour traiter du problème externe, nous disposons, outre les

citations de Duclos, de certaines déclarations de Rousseau lui-

même. Et d'abord d'un important passage des Confessions. On

sans l'imagination qui la met en jeu. Comment nous laissons-nous

émouvoir à la pitié ? En nous transportant hors de nous-même ; en

nous identifiant avec l'être souffrant. Nous ne souffrons qu'autant

que nous jugeons qu'il souffre ; ce n'est pas dans nous, c'est dans

lui que nous souffrons. » (Essai).

« Ainsi naît la pitié, premier sentiment relatif qui touche le cœur

humain selon l'ordre de la nature. Pour devenir sensible et pitoyable,

il faut que l'enfant sache qu'il y a des êtres semblables à lui qui

souffrent ce qu'il a souffert, qui sentent les douleurs qu'il a senties,

et d'autres dont il doit avoir l'idée, comme pouvant les sentir

aussi. En effet, comment nous laissons-nous émouvoir à la pitié,

si ce n'est en nous transportant hors de nous et nous identifiant

avec l'animal souffrant, en quittant, pour ainsi dire, notre être pour

prendre le sien ? Nous ne souffrons qu'autant que nous jugeons

qu'il souffre ; ce n'est pas dans nous, c'est dans lui que nous

souffrons. Ainsi nul ne devient sensible que quand son imagina-

tion s'anime et commence à le transporter hors de lui. » (Emile,

p. 261.)

« Qu'on songe combien ce transport suppose de connaissances-

acquises. Comment imaginerai-je des maux dont je n'ai nulle idée ?

Comment souffrirais-je en voyant souffrir un autre, si je ne sais

pas même qu'il souffre, si j'ignore ce qu'il y a de commun entre

lui et moi ? Celui qui n'a jamais réfléchi ne peut être ni clément,

ni juste, ni pitoyable ; il ne peut pas non plus être méchant et vindi-

catif. Celui qui n'imagine rien ne sent que lui-même ; il est seul

au milieu du genre humain. » (Essai.)

« Exposer les moyens propres à maintenir dans l'ordre de la

nature, c'est dire assez comment il en peut sortir. Tant que sa sensi-

bilité reste bornée à son individu, il n'y a rien de moral dans ses

actions ; ce n'est que quand elle commence à s'étendre hors de

lui, qu'il prend d'abord les sentiments, ensuite les notions du bien

et du mal, qui le constituent véritablement homme et partie inté-

grante de son espèce. » (Emile, p. 257.)

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