L' « ESSAI SUR L'ORIGINE DES LANGUES »
Lanson conteste alors cette interprétation
29
. Mais toujours
à partir des mêmes prémisses : le
désaccord entre l'
Essai et les
œuvres majeures. Or pour des raisons philosophiques qui cons-
tituent le véritable enjeu de ce débat et lui donnent toute son
animation, Lanson veut à tout prix sauver l'unité de la pensée
de Rousseau, telle qu'elle s'accomplirait dans sa « maturité
30
».
Il doit donc rejeter l'Essai parmi les œuvres de jeunesse :
« L'Essai sur l'origine des langues est certainement en
contradiction avec le Discours sur l'inégalité. Mais quelles
preuves a M. Espinas pour placer celui-là chronologiquement
après celui-ci, et tout près de lui ? Quelques citations faites
par Rousseau d'un ouvrage de Duclos paru en 1754. Quelle
valeur a l'argument puisqu'on sait d'ailleurs que le texte de
l'Essai a été remanié par Rousseau une ou deux fois au
moins ? Les citations de Duclos ont pu entrer seulement
dans une de ces reprises. J'ai pour ma part lieu de croire
sur certains indices positifs que l'Essai sur l'origine des langues
date d'une époque où les vues systématiques de Rousseau
n'étaient pas formées, et que sous son titre primitif (Essai
sur le principe de la mélodie), il répondait à l'ouvrage de
Rameau intitulé Démonstration du principe de l'harmonie
(1749-1750). Par sa matière et sa teneur, l'Essai sort du même
courant de pensée qui se retouve dans l'Essai de Condillac
sur l'origine des connaissances humaines (1746) et dans la
29. « L'unité de la pensée de Jean-Jacques Rousseau », in
Annales, VIII, 1912, p. 1.
30. « Voilà comment m'apparaît l'œuvre de Rousseau : très
diverse, tumultueuse, agitée de toute sorte de fluctuations, et pour-
tant, à partir d'un certain moment, continue et constante en son
esprit dans ses directions successives... » Et opposant l'écrivain ou
l'homme, « rêveur et timide », à l'oeuvre qui « vit de sa vie
indépendante », agissant par « ses propriétés intrinsèques » et « toute
chargée d'explosifs révolutionnaires », conduisant aussi bien à
« l'anarchie » qu'au « despotisme social », Lanson conclut : « Ce
contraste de l'œuvre et de l'homme, qu'on appellera contradiction,
si l'on veut, il ne faut pas essayer de voiler cela : car cela, c'est
Rousseau même. » Est-il encore nécessaire de le préciser : ce qui
nous intéresse chez Rousseau, et ici chez Lanson, c'est ce que
s'obstine à voiler ce dévoilement « critique » de la « contradiction »
entre l'homme et l'œuvre. Qu'est-ce qu'on nous cache sous ce
«Rousseau même », en nous faisant la concession d'une certaine
division intestine ? Où et quand s'est-on assuré qu'il devait y
avoir quelque chose qui répondît à la proposition « cela, c'est
Rousseau même » ?
275
DE LA GRAMMATOLOGIË
Lettre de Diderot
sur les sourds et muets (1750-1751). Je
placerais donc volontiers la rédaction de l'Essai de Rousseau,
au plus tard, en 1750, entre la rédaction et le succès du
premier Discours. »
Il est difficile de considérer les citations de Duclos comme
des insertions tardives. Même si en fait elles l'étaient, en tant
que citations, la lecture du Commentaire sur la Grammaire
générale semble avoir profondément marqué, voire inspiré le tout
de l'Essai. Quant aux rapports avec Condillac et avec Diderot,
ils ne se sont pas limités, et de loin, à ce seul ouvrage.
C'est pourquoi, sur ce problème de chronologie dont il est
difficile, nous le voyons, de délimiter l'aspect externe, la réponse
de Masson à Lanson nous paraît définitivement convaincante
31
.
Nous devons en extraire un long fragment.
Rappelant l'argumentation de Lanson, Masson écrit :
« Ces arguments sont très habiles et presque convaincants ;
mais peut-être ne se sont-ils présentés à M. Lanson que dans
son désir de ne pas trouver Rousseau en « contradiction »
avec lui-même. Si l'Essai ne semblait pas « contredire » le
second Discours, qui sait si M. Lanson en reculerait aussi
loin la rédaction primitive ? Je ne veux pas ici examiner les
rapports internes de l'Essai et de l'Inégalité ; à mon avis, la
« contradiction » n'est pas aussi « certaine » que le juge
M. Lanson entre les deux autres ouvrages. Je me bornerai à
deux remarques extérieures, mais qui me paraissent décisives.
1.) Le manuscrit de l'Essai sur l'origine des langues se trouve
aujourd'hui encore à la Bibliothèque de Neuchâtel, sous le
n° 7835 (cinq cahiers brochés, de 150 X 230 mm, reliés avec
faveur bleue). D'une très belle écriture, visiblement destiné
à l'impression, il porte à sa première page : Par J.-J. Rousseau,
Citoyen de Genève. C'est sans doute, la copie que transcrivit
Jean-Jacques en 1761, quand il songea un instant à utiliser
cet ouvrage pour répondre à « ce Rameau qui continuait à
le tarabuster vilainement » (Lettre à Malesherbes, du 25.9.61).
Plus tard, très vraisemblablement à Motiers, comme nous
verrons, il reprit cette copie, pour la réviser et y faire
quelques additions ou corrections, facilement reconnaissables,
car l'encre et l'écriture sont toutes différentes. Ces variantes
mériteraient d'être relevées, si j'étudiais l'Essai en lui-
31 Tel fut aussi l'avis de Lanson qui finit par se ranger à l'opi-
nion de Masson.
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