DE LA GRAMMATOLOGIE
mort — est sans doute l'origine du signe et la rupture de
l'immédiateté ; mais c'est à la réduire le plus possible qu'on
marque les contours de la signification. On pense alors le
signe depuis sa limite, qui n'appartient ni à la nature ni à la
convention. Or cette limite — celle d'un signe impossible,
d'un signe donnant le signifié, voire la chose, en personne,
immédiatement — est nécessairement plus proche du geste ou
du regard que de la parole. Une certaine idéalité du son se
comporte essentiellement comme une puissance d'abstraction et
de médiation. Le mouvement de la baguette est riche de tous
les discours possibles mais aucun discours ne peut le reproduire
sans l'appauvrir et le déformer. Le signe écrit est absent au
corps mais cette absence s'est déjà annoncée dans l'élément
invisible et éthéré de la parole, impuissante à imiter le contact
et le mouvement des corps. Le geste, celui de la passion plu-
tôt que celui du besoin, considéré dans sa pureté d'origine,
nous garde contre une parole déjà aliénante, parole portant
déjà en soi l'absence et la mort. C'est pourquoi, quand il ne
précède pas la parole, il la supplée, en corrige le défaut et
en comble le manque. Le mouvement de la baguette supplée
tous les discours qui, à une plus grande distance, se substi-
tueraient à elle. Ce rapport de supplémentarité mutuelle et
incessante est l'ordre du langage. C'est l'origine du langage,
telle que la décrit, sans la déclarer, l'Essai sur l'origine des
langues, qui s'accorde ici encore au second Discours : dans les
deux textes, le geste visible, plus naturel et plus expressif, peut
s'adjoindre comme un supplément à la parole qui est elle-
même un substitut du geste. Ce graphique de la supplémen-
tarité est l'origine des langues ; il sépare le geste et la parole
primitivement unis dans la pureté mythique, absolument immé-
diate et donc naturelle, du cri :
« Le premier langage de l'homme, le langage le plus uni-
versel, le plus énergique, et le seul dont il eut besoin avant qu'il
fallût persuader des hommes assemblés, est le cri de la
Nature... Quand les idées des hommes commencèrent à
s'étendre et à se multiplier, et qu'il s'établit entre eux une
communication plus étroite, ils cherchèrent des signes plus
nombreux et un langage plus étendu : Ils multiplièrent les
inflexions de la voix, et y joignirent les gestes, qui, par leur
Nature, sont plus expressifs, et dont le sens dépend moins
d'une détermination antérieure ». (P. 148. Nous soulignons.)
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L' « ESSAI SUR L'ORIGINE DES LANGUES »
Le geste est ici un adjoint de la parole mais cet adjoint
n'est pas un supplément d'artifice, c'est un re-cours à un signe
plus naturel, plus expressif, plus immédiat. Il est plus uni-
versel dans la mesure où il dépend moins des conventions
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.
Mais si le geste suppose une distance et un espacement, un
milieu de visibilité, il cesse d'être efficace lorsque l'excès de
l'éloignement ou des médiations interrompt la visibilité : alors
la parole supplée le geste. Tout dans le langage est substitut,
et ce concept de substitut précède l'opposition de la nature
et de la culture : le supplément peut aussi bien être naturel —
le geste — qu'artificiel — la parole.
« Mais comme le geste n'indique guère que les objets
présents ou faciles à décrire et les actions visibles ; qu'il
n'est pas d'un usage universel, puisque l'obscurité, ou l'inter-
position d'un corps le rendent inutile, et qu'il exige l'atten-
tion plutôt qu'il ne l'excite ; on s'avisa enfin de lui substituer
les articulations de la voix, qui, sans avoir le même rapport
avec certaines idées, sont plus propres à les représenter toutes,
comme signes institués ; substitution qui ne put se faire
que d'un commun consentement et d'une manière assez diffi-
cile à pratiquer pour des hommes dont les organes grossiers
n'avaient encore aucun exercice, et plus difficile encore à
concevoir en elle-même, puisque cet accord unanime dut être
motivé, et que la parole paraît avoir été fort nécessaire pour
établir l'usage de la parole. » (Pp. 148-149. Nous soulignons.)
La parole excite l'attention, le visible l'exige : est-ce parce
que l'ouïe est toujours ouverte et offerte à la provocation,
plus passive que le regard ? On peut plus naturellement
fermer les yeux ou distraire son regard que s'empêcher d'en-
tendre. Cette situation naturelle est d'abord, ne l'oublions pas,
celle du nourrisson.
Cette structure de supplémentarité réfléchie, mutuelle, spé-
culative, infinie, permet seule d'expliquer que le langage d'es-
pace, le regard et le mutisme (dont Rousseau savait aussi
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50. A propos de la « langue naturelle » de l'enfant : « Au
langage de la voix se joint celui du geste, non moins énergique.
Ce geste n'est pas dans les faibles mains des enfants, il est sur
leurs visages » (Emile, p. 45. Nous soulignons.).
51. « La psychanalyse nous le dira : le mutisme dans le rêve
est une représentation usuelle de la mort » (Freud, Le choix des
trois coffrets). Rousseau dit aussi dans les
Rêveries que le silence
« offre une image de la mort » (p. 1047).
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