L' « ESSAI SUR L'ORIGINE DES LANGUES »
naît donc du pouvoir de l'imagination. Toute la dépravation
de la culture, comme mouvement de la différence et de la pré-
férence, a donc rapport avec la possession des femmes. Il s'agit
toujours de savoir qui aura les femmes mais aussi ce qu'auront
les femmes. Et quel prix sera payé dans ce calcul des forces.
Or selon le principe de l'accélération ou de la capitalisation
que nous avons reconnu à l'instant, ce qui ouvre le mal est
aussi ce qui précipite vers le pire. Rousseau pourrait dire
comme Montaigne « nos moeurs penchent d'une merveilleuse
inclination vers l'empirement » (Essais. 1. 82). Ainsi l'écriture.
ici la littéraire, fait système avec l'amour moral. Elle apparaît
en même temps que lui. Mais l'amour moral dégrade encore
l'écriture. Il l'énerve comme il énerve l'homme. 11 provoque
« ces foules d'ouvrages éphémères qui naissent journelle-
ment, n'étant faits que pour amuser des femmes, et n'ayant
ni force ni profondeur, volent tous de la toilette au comp-
toir. C'est le moyen de récrire incessamment les mêmes et
de les rendre toujours nouveaux. On m'en citera deux ou
trois qui serviront d'exception ; mais moi j'en citerai cent
mille qui confirmeront la règle. C'est pour cela que la plu-
part des productions de notre âge passeront avec lui ; et la
postérité croira qu'on fit bien peu de livres dans ce même
siècle où l'on en fait tant
18
. »
18.
Lettre à M. d'Alembert, pp. 206-207. Voir aussi la note
de la p. 206. Elle commence ainsi : « Les femmes en général
n'aiment aucun art, ne se connaissent à aucun et n'ont aucun
génie... » « Dans l'union des sexes... l'un doit être actif et fort,
l'autre passif et faible. » (Emile, p. 446.)
N'est-il pas remarquable que Nietzsche, partageant en somme
cette conception de la féminité, de la dégradation de la culture et
de la généalogie de la morale comme asservissement à l'esclave, ait
haï Rousseau ? N'est-il pas remarquable qu'il l'ait considéré comme
le représentant éminent de la morale des esclaves ? N'est-il pas
remarquable qu'il ait vu dans la pitié, précisément, la véritable
subversion de la culture et la forme de l'asservissement des maîtres ?
II y aurait beaucoup à dire dans cette voie. Elle nous conduirait
en particulier à comparer les modèles rousseauiste et nietzschéen
de la féminité : la domination ou la séduction sont également
redoutées, qu'elles prennent, alternativement ou simultanément, la
forme de la douceur affadissante, amollissante, ou celle de la fureur
destructrice ou dévoratrice. On se tromperait à interpréter ces
modèles comme des affirmations simples de la virilité. Novalis
avait peut-être vu plus profondément et au-delà de ce que Rousseau
appelle lui-même, au début des Confessions (p. 121, son « carac-
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DE LA GRAMMATOLOGIE
Ce détour nous a-t-il beaucoup éloigné de notre préoccupa-
tion initiale ? En quoi nous aide-t-il à préciser la situation de
l'Essai ?
Nous venons de vérifier que, compris avec tout le système
des oppositions qu'il soutient, le concept de pitié naturelle est
fondamental. Et pourtant, selon Starobinski, il serait absent,
voire exclu, de l'Essai sur l'origine des langues. Et l'on ne pour-
rait pas ne pas tenir compte de ce fait pour lui assigner une
place dans l'histoire et dans l'architectonique de la pensée de
Rousseau :
« L'importance de l'élan spontané de la pitié, fondement
irraisonné de la morale, a été indiqué par Rousseau dès la Pré-
face du Discours ; cf. p. 126 et n. 1. Dans cette partie du
Discours, puis dans l
'Emile, Rousseau ne cesse d'affirmer que
la pitié est une vertu qui « précède l'usage de toute réflexion ».
Tel est l'état définitif de la pensée de Rousseau à ce sujet.
Or VEssai sur l'origine des langues, ch. IX, formule sur ce
point des idées assez différentes, ce qui permettrait peut-
être d'attribuer à ce texte (ou tout au moins à ce cha-
pitre) une date antérieure à la mise au point du Dis-
cours sur l'origine de l'inégalité. Dans l'Essai, Rousseau
n'admet pas la possibilité d'un élan de sympathie irréfléchie,
et paraît plus enclin à soutenir l'idée hobbienne de la
guerre de tous contre tous : « Ils n'étaient liés par aucune
idée de fraternité commune ; et, n'ayant aucun arbitre que
la force, ils se croyaient ennemis les uns des autres... Un
homme abandonné seul sur la face de la terre, à la merci du
genre humain, devait être un animal féroce... Les affections
sociales ne se développent en nous qu'avec nos lumières.
La pitié, bien que naturelle au cœur de l'homme, resterait
éternellement inactive sans l'imagination qui la met en jeu.
Comment nous laissons-nous émouvoir à la pitié ? En nous
transportant hors de nous-mêmes ; en nous identifiant
avec l'être souffrant. Nous ne souffrons qu'autant que nous
jugeons qu'il souffre... Celui qui n'a jamais réfléchi ne peut
être ni clément, ni juste ni pitoyable ; il ne peut pas non
plus être méchant et vindicatif. » Cette conception plus
intellectualiste de la pitié se rapproche de la pensée de
Wollaston... »
tère efféminé » : « Les philosophèmes de Rousseau sont absolument
parlant une philosophie féminine ou une théorie de la féminité. »
Encyclopédie tr. M. de Gandillac (éd. de Minuit, p. 361).
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