DE LA GRAMMATOLOGIE
2. Le signifiant est la mort de la fête. L'innocence du spec-
tacle public, la bonne fête, la danse autour du point d'eau, si
l'on veut, ouvriraient un théâtre sans représentation. Ou plutôt
une scène sans spectacle : sans théâtre, sans rien à voir. La visi-
bilité — tout à l'heure le théorème, ici le théâtre — est toujours
ce qui, la séparant d'elle-même, entame la voix vivante.
Mais qu'est-ce qu'une scène ne donnant rien à voir ? C'est le
lieu où le spectateur, se donnant lui-même en spectacle, ne sera
plus voyant ni voyeur, effacera en lui la différence entre le
comédien et le spectateur, le représenté et le représentant, l'objet
regardé et le sujet regardant. Avec cette différence, toute une
série d'oppositions se déconstitueront en chaîne. La présence
sera pleine mais non pas à la manière d'un objet, présent
d'être vu, de se donner à l'intuition comme un individu empi-
rique ou comme un eidos se tenant devant ou tout contre ;
mais comme l'intimité d'une présence à soi, comme conscience
ou sentiment de la proximité à soi, de la propriété. Cette fête
publique aura donc une forme analogue à celle des comices
politiques du peuple assemblé, libre et légiférant : la différance
représentative sera effacée dans la présence à soi de la souve-
raineté. « L'exaltation de la fête collective a la même structure
que la volonté générale du Contrat social. La description de la
joie publique nous offre l'aspect lyrique de la volonté générale :
c'est l'aspect qu'elle prend en habits du dimanche
30
. » On
connaît bien ce texte. Il rappelle l'évocation de la fête dans
l'Essai. Relisons-le pour y reconnaître le désir de faire dispa-
raître la représentation, avec tous les sens qui se nouent dans
ce mot : le délai et la délégation, la répétition d'un présent dans
son signe ou son concept, la proposition ou l'opposition d'un
spectacle, d'un objet à voir :
« Quoi ! ne faut-il donc aucun spectacle dans une répu-
blique ? Au contraire, il en faut beaucoup. C'est dans les
républiques qu'ils sont nés, c'est dans leur sein qu'on les
voit briller avec un véritable air de fête. »
Ces innocents spectacles auront lieu en plein air et ils n'auront
rien d' « efféminé » ni de « mercenaire ». Le signe, la monnaie,
30. J. Starobinski, La transparence, p. 119. Nous renvoyons
aussi à tout le chapitre consacré à La fête (p. 114) que Staro-
binski oppose au théâtre comme un « monde de transparence »
à un « monde d'opacité ».
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DU SUPPLÉMENT A LA SOURCE : LA THÉORIE DE L'ÉCRITURE
la ruse, la passivité, la servilité en seront exclus. Personne ne
se servira de personne, personne ne sera objet pour personne.
Il n'y aura, d'une certaine manière, plus rien à voir :
« Mais quels seront enfin les objets de ce spectacle ? qu'y
montrera-ton ? Rien, si l'on veut. Avec la liberté, partout où
règne l'affluence, le bien-être y règne aussi. Plantez au miiieu
d'une place un piquet couronné de fleurs, rassemblez-y le
peuple, et vous aurez une fête. Faites mieux encore : donnez
les spectateurs en spectacle ; rendez-les acteurs eux-mêmes ;
faites que chacun se voie et s'aime dans les autres, afin que
tous en soient mieux unis. » Lettre à M. d'Alembert,
pp. 224-225.)
Cette fête sans objet est aussi, il faut bien le marquer, une
fête sans sacrifice, sans dépense et sans jeu. Sans masques sur-
tout
31
. Elle n'a pas de dehors bien qu'elle se produise en plein
air. Elle se maintient dans un rapport purement intérieur à
elle-même. « Que chacun se voie et s'aime dans les autres. »
D'une certaine manière, elle est confinée et abritée, alors que
la salle de théâtre, arrachée à soi par le jeu et les détours
de la représentation, divertie de soi et déchirée par la diffé-
rance, multiplie en soi Je dehors. Il y a bien des jeux dans
la fête publique mais point de jeu, si l'on entend sous ce sin-
gulier la substitution des contenus, l'échange des présences et
des absences, le hasard et le risque absolu. Cette fête réprime
le rapport à la mort ; ce qui n'était pas nécessairement impliqué
dans la description du théâtre clos. Ces analyses peuvent virer
dans les deux sens.
Le jeu en tout cas est à ce point absent de la fête que la
danse y est admise comme initiation au mariage et comprise
dans la clôture du bal. Telle est du moins l'interprétation à
'aquelle Rousseau soumet, pour le fixer prudemment, le sens
de son texte sur la fête. On pourrait lui faire dire bien autre
chose. Et il faut sans cesse considérer le texte de Rousseau
comme une structure complexe et étagée : certaines proposi-
tions peuvent y être lues comme des interprétations d'autres
31. On sait que Rousseau a inlassablement dénoncé le masque,
de la Lettre à d'Alembert à la Nouvelle Héloïse. Une des tâches
de la pédagogie consiste même à neutraliser l'effet des masques
sur les enfants. Car ne l'oublions pas, « tous les enfants ont peur
des masques ». (Emile, p. 43.) La condamnation de l'écriture est
aussi, comme il va de soi, une condamnation ambiguë du masque.
433
DE LA GRAMMATOLOGIE
propositions que nous sommes, jusqu'à un certain point et
avec certaines précautions, libres de lire autrement. Rousseau
dit A, puis il interprète, pour des raisons que nous devons
déterminer, A en B. A qui était déjà une interprétation, est
réinterprété en B. Après en avoir pris acte, nous pouvons, sans
sortir du texte de Rousseau, isoler A de son interprétation en
B et y découvrir des possibilités, des ressources de sens qui
appartiennent bien au texte de Rousseau mais n'ont pas été
produites ou exploitées par lui, auxquelles, pour des motifs
eux aussi lisibles, il a, par un geste qui n'est ni conscient ni
inconscient, préjéré couper court. Par exemple, il y a, dans sa
description de la fête, des propositions qui auraient fort bien
pu être interprétées dans le sens du théâtre de la cruauté
d'Antonin Artaud
32
ou de la fête et de la souveraineté dont
G. Bataille a proposé les concepts. Mais ces propositions sont
autrement interprétées par Rousseau lui-même, qui transforme
donc le jeu en jeux et la danse en bal, la dépense en pré-
sence.
De quel bal s'agit-il ici ? Pour le comprendre, il faut d'abord
entendre cet éloge du plein air. Le plein air, c'est sans doute
la nature et dans cette mesure il devait de mille façons conduire
la pensée de Rousseau, à travers tous les thèmes de la péda-
gogie, de la promenade, de la botanique, etc. Mais, plus préci-
sément, le plein air est l'élément de la voix, la liberté d'un
souffle que rien ne hache. Une voix qui peut se faire entendre
en plein air est une voix libre, une voix claire que le prin-
cipe septentrional n'a pas encore assourdie de consonnes, brisée,
articulée, cloisonnée, et qui peut atteindre immédiatement l'in-
terlocuteur. Le plein air, c'est le franc parler, l'absence de
détours, de médiations représentatives entre des paroles
vivantes. C'est l'élément de la cité grecque dont la « grande
affaire était sa liberté ». Or le nord limite les possibilités du
plein air : « Vos climats plus durs vous donnent plus de
besoins, six mois de l'année la place publique n'est pas
32. Entre autres analogies, par cette méfiance à l'égard du texte
parlé, de Corneille et de Racine qui ne sont que des « parleurs »,
alors qu'il faudrait, « à l'imitation des Anglais » oser « mettre
quelquefois la scène en représentation » ( La Nouvelle Héloïse,
p. 253). Mais ces rapprochements, on s'en doute, doivent s'opérer
avec la plus grande prudence. Le contexte met parfois une distance
infinie entre deux propositions identiques.
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