DE LA GRAMMATOLOGIE
ce qui revient au même, au midi du midi. Le lendemain de la
fête ressemble immanquablement à la veille de la fête et le point
de danse n'est que la limite insaisissable de leur différence. Le
sud et le nord ne sont pas des territoires mais des lieux abstraits
qui n'apparaissent qu'à se rapporter à eux-mêmes à partir de
l'autre. La langue, la passion, la société ne sont ni du nord
ni du sud. Elles sont le mouvement de supplémentarité par
lequel les pôles se substituent tour à tour l'un à l'autre : par
lequel l'accent s'entame dans l'articulation, se diffère en s'espa-
çant. La différence locale n'est que la différance entre le désir et
le plaisir. Elle ne concerne donc pas seulement la diversité des
langues, elle n'est pas seulement un critère de la classification
linguistique, elle est l'origine des langues. Rousseau ne le déclare
pas, mais nous avons vu qu'il le décrit.
Que l'écriture soit l'autre nom de cette différance, nous ne
cesserons maintenant de le vérifier.
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chapitre 4
du supplément à la source : la théorie
de l'écriture
Fermons l'angle et pénétrons dans le texte au lieu où l'écri-
ture est nommée, analysée pour elle-même, inscrite dans la
théorie et mise en perspective historique. Les chapitres V « De
l'écriture » et VI « S'il est probable qu'Homère ait su écrire »,
peut-être un peu artificiellement séparés, sont parmi les plus
longs de l'Essai, les plus longs en tout cas après le chapitre
sur la formation des langues méridionales. Nous avons déjà
évoqué les remaniements du chapitre sur Homère : il s'agit
alors de reconstituer ou de maintenir la cohérence de la théorie
contre un fait qui semble la menacer. Si le chant, le poème,
l'épos sont incompatibles avec l'écriture, s'ils y risquent la mort,
comment expliquer la coexistence des deux âges ? Et qu'Homère
ait su écrire, qu'il ait connu en tout cas l'écriture, comme en
témoigne l'épisode de Bellérophon
1
dans l'Iliade ? Rousseau
1. « Il m'est venu bien souvent dans l'esprit de douter, non
seulement qu'Homère sût écrire, mais même qu'on écrivît de son
temps. J'ai grand regret que ce doute soit si formellement démenti
par l'histoire de Bellérophon dans l'Iliade. » Occupé ensuite à
dénier la portée, voire l'authenticité de l'épisode de Bellérophon,
Rousseau ne prête aucune attention à son sens : que le seul trait
d'écriture fût chez Homère une lettre de mort. Bellérophon porte
sur lui, sans le savoir, l'inscription de son arrêt de mort. Dans une
chaîne sans fin de représentations, le désir porte la mort par le détour
de l'écriture. « La femme de Proetos, la divine Antée, avait conçu
un désir furieux de s'unir à lui [Bellérophon, fils de Glaucus]
dans des amours furtives. » N'y parvenant point, elle menace son
mari : « Je te voue à la mort, Proetos, si tu ne tues Bellérophon,
qui voulait s'unir d'amour à moi, malgré moi. » Le roi, représen-
tant le désir d'Antée, n'ose tuer de sa main. Il ose écrire et diffé-
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DE LA GRAMMATOLOGIE
tient compte du fait mais, « obstiné dans [mes] paradoxes »,
il se dit tenté d'accuser les « compilateurs d'Homère ». N'ont-ils
pas écrit cette histoire d'écriture après coup, l'introduisant vio-
lemment dans des « poèmes qui restèrent longtemps écrits
seulement dans la mémoire des hommes ? ». « Non seulement
dans le reste de l'Iliade, on voit peu de traces de cet art ;
mais j'ose avancer que toute l'Odyssée n'est qu'un tissu de
bêtises et d'inepties qu'une lettre ou deux eussent réduit en
fumée, au lieu qu'on rend ce poème raisonnable et même assez
bien conduit, en supposant que ces héros aient ignoré l'écri-
ture. Si l'Iliade eût été écrite, elle eût été beaucoup moins
chantée. »
Il faut donc à tout prix sauver une thèse sans laquelle toute
la théorie du langage s'effondrerait. Le signe d'obstination que
nous venons de relever nous le montre bien : ces chapitres
sur l'écriture sont un moment décisif de l'Essai. Ils abordent
de surcroît l'un des rares thèmes qui, traités dans l'Essai, soient
absents du second Discours ; absents même, en tant que thèmes
articulés dans une théorie organisée, de tout autre texte.
Pourquoi Rousseau n'a-t-il jamais achevé ni publié une
théorie de l'écriture ? Parce qu'il se jugeait mauvais lin-
guiste, comme il le dit dans son projet de préface ? Parce que
la théorie de l'écriture est rigoureusement dépendante de la
théorie du langage développée dans l'Essai ? Et s'il n'en était
pas ainsi, cet argument, raisonnablement présumé, n'en serait-il
pas d'autant plus significatif ? Ou encore, est-ce parce que
l'Essai devait être un appendice du second Discours ? Ou parce
que Rousseau, il le dit dans l'Emile, a « honte » de parler
de cette niaiserie qu'est l'écriture ? Pourquoi de la honte ici ?
Que doit-on avoir investi dans la signification de l'écriture
rant le meurtre, il trace de sa main, « sur des tablettes repliées en
elles-mêmes » des « traits meurtriers » (
). il envoie Bellé-
rophon en Lycie, lui confiant ces « signes funestes »
A la lecture de ce message, illisible pour Bellérophon, le
beau-père de Proetos, régnant sur la Lycie, devra comprendre
qu'il s'agit de mettre à mort le porteur des « traits ». A son tour,
il diffère le meurtre, envoie Bellérophon s'exposer à la mort en
tuant la Chimère invincible ou les fameux Solymes, il lui tend des
embuscades. Rien n'y fait. Il finit par lui donner sa fille. Plus tard,
Bellérophon cesse d'être aimé des dieux et il va seul, « errant par
la plaine Akéienne, rongeant son cœur et fuyant la route des
hommes ».
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