De la grammatologie



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DE LA GRAMMATOLOGIE

propriétés de la chose, ou de l'animal, qui était employé

comme symbole. En un mot, cela réduisit cette sorte d'écri-

ture à l'état où est présentement celle des Chinois » (T. I,

pp. 139-140). Cet effacement du signifiant conduisit par

degrés à l'alphabet (cf. p. 148). C'est aussi la conclusion de

Condillac (§ 134).

C'est donc l'histoire du savoir — de la philosophie — qui,

tendant à multiplier les volumes, pousse à la formalisation, à

l'abréviation, à l'algèbre. Du même coup, en s'écartant de

l'origine, on creuse et désacralise le signifiant, on le « démotise »

et on l'universalise. L'histoire de l'écriture, comme histoire de

la science, circulerait entre les deux époques de l'écriture univer-

selle, entre deux simplicités, entre deux formes de transparence

et d'univocité : une pictographie absolue redoublant la totalité

de l'étant naturel dans une consommation effrénée de signifiants,

et une graphie absolument formelle réduisant à presque rien la

dépense signifiante. Il n'y aurait d'histoire de l'écriture et d'his-

toire du savoir — on pourrait dire d'histoire tout court —

qu'entre ces deux pôles. Et si l'histoire n'est pensable qu'entre

ces deux limites, on ne peut disqualifier les mythologies de

l'écriture universelle — pictographie ou algèbre — sans suspecter

le concept d'histoire lui-même. Si on a toujours pensé le

contraire, opposant l'histoire à la transparence du langage vrai,

ce fut sans doute par aveuglement aux limites à partir desquelles,

archéologique ou eschatologique, on a formé le concept d'his-

toire.

La science — ce que Warburton et Condillac appellent ici



la philosophie —, l'épistémè et éventuellement le savoir de

soi, la conscience, seraient donc le mouvement de l'idéalisation :

formalisation algébrisante, dé-poétisante, dont l'opération consiste

à refouler, pour mieux le maîtriser, le signifiant chargé, l'hiéro-

glyphe lié. Que ce mouvement rende nécessaire le passage

par l'étape logocentrique, ce n'est là qu'un paradoxe apparent :

le privilège du logos est celui de l'écriture phonétique, d'une

écriture provisoirement plus économique, plus algébrique, en

raison d'un certain état du savoir. L'époque du logocentrisme

est un moment de l'effacement mondial du signifiant : on croit

alors protéger et exalter la parole, on est seulement fasciné par

une figure de la technè. On méprise du même coup l'écriture

(phonétique) parce qu'elle a l'avantage d'assurer une plus grande

maîtrise en s'effaçant : en traduisant le mieux possible un signi-

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DU SUPPLÉMENT A LA SOURCE : LA THÉORIE DE L'ÉCRITURE

fiant (oral) pour un temps plus universel et plus commode ;

l'auto-affection phonique, se passant de tout recours « exté-

rieur », permet à une certaine époque de l'histoire du monde et

de ce qu'on appelle alors l'homme, la plus grande maîtrise

possible, la plus grande présence à soi de la vie, la plus grande

liberté. C'est cette histoire (comme époque : époque non pas

de l'histoire mais comme histoire) qui se clôt en même temps

que la forme d'être au monde qu'on appelle savoir. Le concept

d'histoire est donc le concept de la philosophie et de l'épistémè.

Même s'il ne s'est imposé que tardivement dans ce qu'on appelle

l'histoire de la philosophie, il y était appelé depuis le commen-

cement de cette aventure. C'est en un sens jusqu'ici inouï — et

qui n'a rien à voir avec les niaiseries idéalistes ou convention-

nellement hegeliennes d'apparence analogue — que l'histoire

est l'histoire de la philosophie Ou si l'on préfère, il faut

prendre ici à la lettre la formule de Hegel : l'histoire n'est

que l'histoire de la philosophie, le savoir absolu est accompli.

Ce qui excède alors cette clôture n'est rien : ni la présence

de l'être, ni le sens, ni l'histoire ni la philosophie ;

mais autre chose qui n'a pas de nom, qui s'annonce dans la

pensée de cette clôture et conduit ici notre écriture. Ecriture

dans laquelle la philosophie est inscrite comme une place dans

un texte qu'elle ne commande pas. (La philosophie n'est, dans

l'écriture, que ce mouvement de l'écriture comme effacement

du signifiant et désir de !a présence restituée, de l'être signifié

dans sa brillance et son éclat. L'évolution et l'économie propre-

ment philosophiques de l'écriture vont donc dans le sens de

l'effacement du signifiant, qu'il prenne la forme de l'oubli

ou du refoulement. Ces deux derniers concepts sont également

insuffisants, qu'on les oppose ou qu'on les associe. L'oubli est

en tout cas, si on l'entend comme effacement par finitude du

pouvoir de rétention, la possibilité même du refoulement. Et le

refoulement, ce sans quoi la dissimulation n'aurait aucun sens.

Le concept de refoulement est donc, au moins autant que celui

d'oubli, le produit d'une philosophie (du sens).

Quoi qu'il en soit, le mouvement de retrait du signifiant, le

perfectionnement de l'écriture libérerait l'attention et la cons-

cience (le savoir et le savoir de soi comme idéalisation de l'objet

maîtrisé) pour la présence du signifié. Celui-ci est d'autant plus

disponible qu'il est idéal. Et la valeur de vérité en général, qui

implique toujours la présence du signifié (aletheia ou adequatio),

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DE LA GRAMMATOLOGIE

loin de commander ce mouvement et de le donner à penser,

n'en est qu'une époque, quel qu'en soit le privilège. Epoque

européenne à l'intérieur du devenir du signe ; et même, disons-le

ici avec Nietzsche qui arrache la proposition de Warburton à

son environnement et à sa sécurité métaphysiques, de l'abré-



viation des signes. (Si bien, soit dit entre parenthèses, qu'à vou-

loir restaurer une vérité et une ontologie originaire ou fonda-

mentale dans la pensée de Nietzsche, on risque de méconnaître,

peut-être à défaut de tout le reste, l'intention axiale de son

concept d'interprétation.)

En répétant hors de sa clôture l'énoncé de Warburton et de

Condillac, on peut dire que l'histoire de la philosophie est l'his-

toire de la prose ; ou plutôt du devenir-prose du monde. La

philosophie est l'invention de la prose. Le philosophe parle en

prose. Moins en excluant le poète de la cité qu'en écrivant.

En écrivant nécessairement cette philosophie dont le philosophe

a longtemps cru, ne sachant pas ce qu'il faisait et qu'une écri-

ture bien commode le lui permettait, qu'il pouvait en droit se

contenter de la parler.

Dans son chapitre sur l'Origine de la poésie, Condillac le

rappelle comme un fait : « Enfin un Philosophe, ne pouvant se

plier aux règles de la poésie, hasarda le premier d'écrire en

prose » (§ 67). Il s'agit de « Phérécyde de l'île de Scyros...,

le premier qu'on sache avoir écrit en prose ». L'écriture au

sens courant est d'elle-même prosaïque. Elle est la prose. (Sur ce

point aussi Rousseau se sépare de Condillac). Quand l'écriture

apparaît, on n'a plus besoin du rythme et de la rime qui ont

pour fonction, selon Condillac, de graver le sens dans la

mémoire (ibid). Avant l'écriture, le vers serait en quelque sorte

une gravure spontanée, une écriture avant la lettre. Intolérant

à la poésie, le philosophe aurait pris l'écriture à la lettre.

Il est difficile d'apprécier ce qui sépare ici Rousseau de

Warburton et de Condillac, d'en déterminer la valeur de rupture.



D'un côté, Rousseau semble affiner les modèles qu'il emprunte :

la dérivation génétique n'est plus linéaire ni causale. Il est plus

attentif aux structures des systèmes d'écriture dans leurs rap-

ports avec les systèmes sociaux ou économiques et avec les figures

de la passion. L'apparition des formes de l'écriture est relati-

vement indépendante des rythmes de l'histoire des langues. Les

modèles d'explication sont d'apparence moins théologique.

L'économie de l'écriture se réfère à d'autres motivations que

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