DU SUPPLÉMENT A LA SOURCE : LA THÉORIE DE L'ÉCRITURE
Avec autant de méfiance que 1' « art de Raymond Lulle » dans
l' Emile (p. 575).
« Les langues sont faites pour être parlées, l'écriture ne
sert que de supplément à la parole ; s'il y a quelques langues
qui ne soient qu'écrites et qu'on ne puisse parler, propres
seulement aux sciences, elle ne sont d'aucun usage dans
la vie civile. Telle est l'algèbre, telle eût été sans doute la
langue universelle que cherchait Leibnitz. Elle eût probable-
ment été plus commode à un Métaphysicien qu'à un Arti-
san » (p. 1249).
L'écriture universelle de la science serait donc l'aliénation
absolue. L'autonomie du représentant devient absurde : elle a
atteint sa limite et rompu avec tout représenté, avec toute ori-
gine vivante, avec tout présent vivant. En elle s'accomplit —
c'est-à-dire se vide — la supplémentarité. Le supplément, qui
n'est simplement ni le signifiant ni le représentant, ne prend pas
la place d'un signifié ou d'un représenté, comme cela est pres-
crit par les concepts de signification et de représentation ou par
la syntaxe des mots « signifiant » ou « représentant ». Le sup-
plément vient à la place d'une défaillance, d'un non-signifié ou
d'un non-représenté, d'une non-présence. H n'y a aucun présent
avant lui, il n'est donc précédé que par lui-même, c'est-à-dire
par un autre supplément. Le supplément est toujours le supplé-
ment d'un supplément. On veut remonter du supplément à la
source : on doit reconnaître qu'il y a du supplément à la source.
Aussi est-il toujours déjà algébrique. En lui l'écriture, le
signifiant visible, a toujours déjà commencé à se séparer de la
voix et à la supplanter. L'écriture non-phonétique et univer-
selle de la science est aussi en ce sens un théorème. Il suffit de
regarder pour calculer. Comme disait Leibniz, « ad vocem referri
non est necesse ».
Par ce regard silencieux et mortel s'échangent les complicités
de la science et de la politique : plus précisément de la science
politique moderne. « La lettre tue » (Emile, p. 226).
Où chercher, dans la cité, cette unité perdue du regard et de
la voix ? Dans quel espace pourra-t-on encore s'entendre ? Est-ce
que le théâtre, qui unit le spectacle au discours, ne pourrait
prendre le relais de l'assemblée unanime ? « Depuis longtemps
on ne parle plus au public que par des livres, et si on lui dit
encore de vive voix quelque chose qui l'intéresse, c'est au
théâtre » (Prononciation, p. 1250).
429
DE LA GRAMMATOLOGIE
Mais le théâtre lui-même est travaillé par le mal profond de
la représentation. Il est cette corruption elle-même. Car la scène
n'est pas menacée par autre chose que par elle-même. La repré-
sentation théâtrale, au sens de l'exposition, de la mise en scène,
de ce qui est mis là devant (ce que traduit la Darstellung alle-
mande) est contaminée par la re-présentation supplémentaire.
Celle-ci est inscrite dans la structure de la représentation, dans
l'espace de la scène. Ce que Rousseau critique en dernière
instance, ne nous y trompons pas, ce n'est pas le contenu du
spectacle, le sens par lui représenté, quoiqu'il le critique aussi :
c'est la re-présentation elle-même. Tout comme dans l'ordre
politique, la menace a la forme du représentant.
En effet, après avoir évoqué les méfaits du théâtre considéré
dans le contenu de ce qu'il met en scène, dans son représenté,
la Lettre à d'Alembert incrimine la représentation et le repré-
sentant : « Outre ces effets du théâtre relatifs aux choses
représentées, il y en a d'autres non moins nécessaires, qui
se rapportent directement à la scène et aux personnages repré-
sentants ; et c'est à ceux-là que les Genevois déjà cités attri-
buent le goût de luxe, de parure et de dissipation, dont ils
craignent avec raison l'introduction parmi nous
29
». L'immora-
lité s'attache donc au statut même de représentant. Le vice est
sa pente naturelle. Il est normal que celui qui fait métier de
représentant ait du goût pour les signifiants extérieurs et arti-
ficiels, pour l'usage pervers des signes. Le luxe, la parure et
la dissipation ne sont pas des signifiants survenant ici ou là,
ce sont les méfaits du signifiant ou du représentant lui-même.
Double conséquence :
1. Il y a deux sortes de personnages publics, deux hommes
de spectacle : l'orateur ou le prédicateur d'une part, le comédien
d'autre part. Ceux-là se représentent eux-mêmes, en eux le repré-
sentant et le représenté ne font qu'un. En revanche, le comédien
naît de la scission entre le représentant et le représenté. Comme
le signifiant alphabétique, comme la lettre, le comédien lui-
même n'est inspiré, animé par aucune langue particulière. Il
ne signifie rien. Il vit à peine, il prête sa voix. C'est un porte-
parole. Bien entendu, la différence entre l'orateur ou le prédi-
cateur et le comédien suppose que les premiers fassent leur
devoir, disent ce qu'ils doivent dire. S'ils n'assument pas la
29. Ed. Garnier, p. 168. Nous soulignons.
430
DU SUPPLÉMENT A LA SOURCE : LA THÉORIE DE L'ÉCRITURE
responsabilité éthique de leur parole, ils redeviennent des comé-
diens, à peine des comédiens car ceux-ci se font un devoir de
dire ce qu'ils ne pensent pas.
« L'orateur, le prédicateur, pourra-t-on me dire encore,
payent de leur personne ainsi que le comédien. La différence
est très grande. Quand l'orateur se montre, c'est pour parler,
et non pour se donner en spectacle : il ne représente que
lui-même, il ne fait que son propre rôle, ne parle qu'en son
propre nom, ne dit ou ne doit dire que ce qu'il pense :
l'homme et le personnage étant te même être, il est à sa
place ; il est dans le cas de tout autre citoyen qui remplit
les fonctions de son état. Mais un comédien sur la scène, éta-
lant d'autres sentiments que les siens, ne disant que ce qu'on
lui fait dire, représentant souvent un être chimérique,
s'anéantit, pour ainsi dire, s'annule avec son héros ; et, dans
cet oubli de l'homme, s'il en reste quelque chose, c'est pour
être le jouet des spectateurs. » (P. 187. Nous soulignons.)
C'est le meilleur des cas : le comédien accepte le rôle et
aime ce qu'il incarne. La situation peut être encore pire. « Que
dirai-je de ceux qui semblent avoir peur de valoir trop par eux-
mêmes et se dégradent jusqu'à représenter des personnages aux-
quels ils seraient bien fâchés de ressembler ? »
L'identité du représentant et du représenté peut s'accomplir
selon deux voies. La meilleure : par l'effacement du représen-
tant et la présence en personne du représenté (l'orateur, le
prédicateur) ; ou la pire : elle n'est pas illustrée par le simple
comédien (représentant vidé de son représenté) mais par une
certaine société, celle des gens du monde parisien qui s'est aliéné,
pour s'y retrouver, dans un certain théâtre, théâtre sur le théâtre,
comédie représentant la comédie de cette société. « C'est pour
eux uniquement que sont faits les spectacles. Ils s'y montrent à
la fois comme représentés au milieu du théâtre et comme repré-
sentants aux deux côtés ; ils sont personnages sur la scène et
comédiens sur les bancs. » (La Nouvelle Héloïse, p. 252.) Cette-
aliénation totale du représenté dans le représentant est donc
la face négative du pacte social. Dans les deux cas, le représenté
se réapproprie quand il se perd sans réserve dans sa représen-
tation. En quels termes définir formellement l'insaisissable diffé-
rence qui sépare la face positive de la face négative, le pacte
social authentique d'un théâtre à jamais perverti ? d'une société
théâtrale ?
431
Dostları ilə paylaş: |