DE LA GRAMMATOLOGIE
son objet. De ne pouvoir écrire le discours de sa méthode ni
décrire les limites de son champ. Pour des raisons essentielles :
l'unité de tout ce qui se laisse viser aujourd'hui à travers les
concepts les plus divers de la science et de l'écriture est au
principe, plus ou moins secrètement mais toujours, déterminée
par une époque historico-métaphysique dont nous ne faisons
qu'entrevoir la clôture. Nous ne disons pas la fin. L'idée de
science et l'idée d'écriture — donc aussi de science de l'écri-
ture — n'ont de sens pour nous que depuis une origine et à
l'intérieur d'un monde auxquels ont déjà été assignés un cer-
tain concept du signe (nous dirons plus loin le concept de
signe) et un certain concept des rapports entre parole et écri-
ture. Rapport très déterminé malgré son privilège, malgré sa
nécessité et l'ouverture de champ qu'il a réglée pendant quelques
millénaires, surtout en Occident, au point d'y pouvoir aujour-
d'hui produire sa dislocation et dénoncer lui-même ses limites.
Peut-être la méditation patiente et l'enquête rigoureuse autour
de ce qui s'appelle encore provisoirement l'écriture, loin de
rester en deçà d'une science de l'écriture ou de la congédier
hâtivement par quelque réaction obscurantiste, la laissant au
contraire développer sa positivité aussi loin qu'il est possible,
sont-elles l'errance d'une pensée fidèle et attentive au monde
irréductiblement à venir qui s'annonce au présent, par-delà la
clôture du savoir. L'avenir ne peut s'anticiper que dans la
forme du danger absolu. Il est ce qui rompt absolument avec
la normalité constituée et ne peut donc s'annoncer, se présenter,
que sous l'espèce de la monstruosité. Pour ce monde à venir
et pour ce qui en lui aura fait trembler les valeurs de signe,
de parole et d'écriture, pour ce qui conduit ici notre futur anté-
rieur, il n'est pas encore d'exergue.
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chapitre I
la fin du livre et le commencement de
l'écriture
Socrate, celui qui n'écrit pas.
Nietzsche.
Quoi qu'on pense sous ce titre, le problème du langage n'a
sans doute jamais été un problème parmi d'autres. Mais jamais
autant qu'aujourd'hui il n'avait envahi comme tel l'horizon mon-
dial des recherches les plus diverses et des discours les plus
hétérogènes dans leur intention, leur méthode, leur idéologie.
La dévaluation même du mot « langage », tout ce qui, dans
le crédit qu'on lui fait, dénonce la lâcheté du vocabulaire, la
tentation de séduire à peu de frais, l'abandon passif à la mode,
la conscience d'avant-garde, c'est-à-dire l'ignorance, tout cela
témoigne. Cette inflation du signe « langage » est l'inflation
du signe lui-même, l'inflation absolue, l'inflation elle-même.
Pourtant, par une face ou une ombre d'elle-même, elle fait
encore signe : cette crise est aussi un symptôme. Elle indique
comme malgré elle qu'une époque historico-métaphysique doit
déterminer enfin comme langage la totalité de son horizon pro-
blématique. Elle le doit non seulement parce que tout ce que
le désir avait voulu arracher au jeu du langage s'y trouve repris
mais aussi parce que du même coup, le langage lui-même s'en
trouve menacé dans sa vie, désemparé, désamarré de n'avoir plus
de limites, renvoyé à sa propre finitude au moment même où
ses limites semblent s'effacer, au moment même où il cesse
d'être rassuré sur soi, contenu et bordé par le signifié infini
qui semblait l'excéder.
Le programme
Or par un mouvement lent dont la nécessité se laisse à peine
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DE LA GRAMMATOLOGIE
percevoir, tout ce qui, depuis au moins quelque vingt siècles,
tendait et parvenait enfin à se rassembler sous le nom de lan-
gage commence à se laisser déporter ou du moins résumer sous
le nom d'écriture. Par une nécessité qui se laisse à peine per-
cevoir, tout se passe comme si, cessant de désigner une forme
particulière, dérivée, auxiliaire du langage en général (qu'on
l'entende comme communication, relation, expression, significa-
tion, constitution du sens ou pensée, etc.), cessant de désigner
la pellicule extérieure, le double inconsistant d'un signifiant
majeur, le signifiant du signifiant, le concept d'écriture com-
mençait à déborder l'extension du langage. A tous les sens de
ce mot, l'écriture comprendrait le langage. Non que le mot
« écriture » cesse de désigner le signifiant du signifiant, mais il
apparaît dans une étrange lumière que « signifiant du signi-
fiant » cesse de définir le redoublement accidentel et la secon-
darité déchue. « Signifiant du signifiant » décrit au contraire le
mouvement du langage : dans son origine, certes, mais on
pressent déjà qu'une origine dont la structure s'épelle ainsi —
signifiant de signifiant — s'emporte et s'efface elle-même dans
sa propre production. Le signifié y fonctionne toujours déjà
comme un signifiant. La secondarité qu'on croyait pouvoir
réserver à l'écriture affecte tout signifié en général, l'affecte
toujours déjà, c'est-à-dire d'entrée de jeu. Il n'est pas de signi-
fié qui échappe, éventuellement pour y tomber, au jeu des
renvois signifiants qui constitue le langage. L'avènement de
l'écriture est l'avènement du jeu ; le jeu aujourd'hui se rend
à lui-même, effaçant la limite depuis laquelle on a cru pouvoir
régler la circulation des signes, entraînant avec soi tous les
signifiés rassurants, réduisant toutes les places-fortes, tous les
abris du hors-jeu qui surveillaient le champ du langage. Cela
revient, en toute rigueur, à détruire le concept de « signe »
et toute sa logique. Ce n'est sans doute pas un hasard si ce
débordement survient au moment où l'extension du concept
de langage efface toutes ses limites. Nous le verrons : ce débor-
dement et cet effacement ont le même sens, sont un seul et
même phénomène. Tout se passe comme si le concept occi-
dental de langage (en ce qui, par-delà sa plurivocité et par-delà
l'opposition étroite et problématique de la parole et de la langue,
le lie en général à la production phonématique ou glossématique,
à la langue, à la voix, à l'ouïe, au son et au souffle, à la parole)
se révélait aujourd'hui comme la guise ou le déguisement d'une
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