DE LA GRAMMATOLOGIE COMME SCIENCE POSITIVE
« i » étaient adroits, intelligents et pleins de distinction, ils possé-
daient beaucoup d'armes pointues et ils vivaient dans des grottes,
entre lesquelles, cependant, il y avait aussi des montagnes, des
jardins et des portes. Ils représentaient le pénis, et leur chemin repré-
sentait le coït. D'autre part, les « 1 » furent décrits comme stu-
pides, maladroits, paresseux et sales. Ils vivaient dans des grottes
sous la terre. Dans la ville des « 1 », la poussière et les papiers
s'amassaient dans les rues ; dans leurs petites maisons « dégoû-
tantes », ils mélangeaient avec de l'eau une teinture achetée au
pays des « i » ; ils buvaient ce mélange et ils le vendaient sous le
nom de vin. Ils avaient du mal à marcher et ils ne pouvaient pas
creuser la terre parce qu'ils tenaient la bêche à l'envers, la tête
en bas, etc. Il apparut à l'évidence que le « 1 » représentait les
fèces. De nombreux fantasmes concernaient également les autres
lettres. Ainsi, à la place du double « s », il n'en écrivait jamais
qu'un seul, jusqu'à ce qu'un fantasme permît d'expliquer et d'écarter
cette inhibition. Le « s » était lui-même, l'autre était son père. Ils
devaient s'embarquer ensemble sur un bateau à moteur, car la
plume était aussi un bateau, et le cahier un lac. Le « s » qui était
lui-même monta dans le bateau qui appartenait à l'autre « s » et
partit rapidement sur le lac. Voilà pourquoi il n'écrivait pas les
deux « s » ensemble. L'usage fréquent qu'il faisait du « s »
simple à la place du « s » long était dû au fait suivant : une
partie du « s » long était ainsi omise, et c'était pour lui « comme si
on enlevait son nez à une personne ». Cette faute était donc pro-
voquée par le désir de châtrer le père ; elle disparut à la suite de
cette interprétation. » Nous ne pouvons citer ici tous les exemples
analogues que M. Klein analyse. Lisons encore ce passage de valeur
plus générale : « Pour Ernst comme pour Fritz, je pus observer que
leur inhibition à l'égard de l'écriture et de la lecture, bases de
toute l'activité scolaire ultérieure, provenait de la lettre « i » qui,
avec son mouvement simple de « montée » et de « redescente »,
constitue en fait le fondement de toute l'écriture (note : Au cours
d'une réunion de la Société de Psychanalyse de Berlin, Herr Rohr
avait examiné quelques détails de l'écriture chinoise et de son inter-
prétation psychanalytique. Dans la discussion qui suivit, j'indiquai
que l'écriture pictographique ancienne, fondement de notre écriture,
est encore vivante dans les fantasmes de chaque enfant en parti-
culier, de telle sorte que les divers traits, points, etc. de notre écri-
ture actuelle ne seraient que des simplifications résultant de conden-
sations, de déplacements et de mécanismes avec lesquels les, rêves
et les névroses nous ont familiarisés, — des simplifications de picto-
grammes anciens dont il resterait cependant des traces chez l'indi-
vidu). La signification symbolique sexuelle du porte-plume apparaît
dans ces exemples... On peut observer que le sens symbolique sexuel
du porte-plume se répand dans l'acte d'écrire en s'y déchargeant. De
la même manière, la signification lidibinale de la lecture provient
de l'investissement symbolique du livre et de l'oeil. D'autres élé-
ments fournis par les composantes pulsionnelles sont également
à l'œuvre ici, bien entendu : le fait de « regarder par une
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DE LA GRAMMATOLOGIE
tissements dont sont chargés les opérations de la lecture et de
l'écriture, la production et le maniement du chiffre, etc. Dans
la mesure où la constitution de l'objectivité idéale doit essen-
tiellement passer par le signifiant écrit
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, aucune théorie de cette
constitution n'a le droit de négliger les investissements de l'écri-
ture. Ces investissements ne retiennent pas seulement une
opacité dans l'idéalité de l'objet, ils permettent la libération de
cette idéalité. Ils donnent cette force sans laquelle une objec-
tivité en général ne serait pas possible. Nous ne nous dissi-
mulons pas la gravité d'une telle affirmation et l'immense dif-
ficulté de la tâche ainsi assignée à la théorie de l'objectivité aussi
bien qu'à la psychanalyse. Mais Ja nécessité est à la mesure de
la difficulté.
C'est dans son travail même que l'historien de l'écriture ren-
contre cette nécessité. Ses problèmes ne peuvent être repris
qu'à la racine de toutes les sciences. La réflexion sur l'essence
du mathématique, du politique, de l'économique, du religieux,
du technique, du juridique, etc., communique de la manière
la plus intérieure avec la réflexion et l'information sur l'histoire
de l'écriture. Or la veine continue qui circule à travers tous
ces champs de réflexion et en constitue l'unité fondamentale,
c'est le problème de la phonétisation de l'écriture. Cette pho-
nétisation a une histoire, aucune écriture n'en est absolument
exempte, et l'énigme de cette évolution ne se laisse pas dominer
par le concept d'histoire. Celui-ci apparaît, on le sait, à un
moment déterminé de la phonétisation de l'écriture et il la
présuppose de manière essentielle.
Que nous enseigne à ce sujet l'information la plus massive,
la plus récente et la moins contestable ? D'abord que, pour
des raisons structurelles ou essentielles, une écriture purement
phonétique est impossible et n'a jamais fini de réduire le non-
ouverture » dans la lecture, les tendances exhibitionnistes, agres-
sives et sadiques dans l'écriture ; à l'origine de la signification
sexuelle symbolique du porte-plume, il y a probablement celle de
l'arme et de la main. Disons encore que l'activité de la lecture
est plus passive, celle de l'écriture, plus active, et que les diverses
fixations aux stades d'organisation pré-génitaux ont un rôle impor-
tant dans les inhibitions qui frappent l'une ou l'autre. » (tr. fr.
p. 98). Cf. aussi Ajuriaguerra, Coumes, Denner, Lavonde-Monod,
Perron, Stambak, L'écriture de l'enfant, 1964.
38. Cf. Husserl, L'origine de la géométrie.
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