De la grammatologie



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DE LA GRAMMATOLOGIE

rateur. En séparant radicalement la langue de l'écriture, en

mettant celle-ci en bas et dehors, en croyant du moins pouvoir

le faire, en se donnant l'illusion de libérer la linguistique de

tout passage par le témoignage écrit, on pense rendre en effet

leur statut de langue authentique, de langage humain et pleine-

ment signifiant, à toutes les langues pratiquées par les peuples

qu'on continue néanmoins à appeler « peuples sans écriture ».

La même ambiguïté affecte les intentions de Lévi-Strauss et ce

n'est pas fortuit.

D'une part, on admet la différence courante entre langage

et écriture, l'extériorité rigoureuse de l'une à l'autre, ce qui

permet de maintenir la distinction entre peuples disposant de

l'écriture et peuples sans écriture. Lévi-Strauss ne suspecte jamais

la valeur d'une telle distinction. Ce qui lui permet surtout de

considérer le passage de la parole à l'écriture comme un saut,

comme le franchissement instantané d'une ligne de disconti-

nuité : passage d'un langage pleinement oral, pur de toute

écriture — c'est-à-dire pur, innocent — à un langage s'adjoi-

gnant sa « représentation » graphique comme un signifiant

accessoire d'un type nouveau, ouvrant une technique d'oppres-

sion. Lévi-Strauss avait besoin de ce concept « épigénétiste »

de l'écriture pour que le thème du mal et de l'exploitation

survenant avec la graphie fût bien le thème d'une surprise et

d'un accident affectant du dehors la pureté d'un langage inno-

cent. L'affectant comme par hasard

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. En tout cas la thèse



épigénétiste répète, au sujet de l'écriture cette fois, une affir-

19. Sur ce thème du hasard, présent dans Race et histoire

(pp. 256-271) et dans La pensée sauvage, cf. surtout les Entretiens,

(pp. 28-29) : en développant longuement l'image du joueur à la

roulette, Lévi-Strauss explique que la combinaison complexe qui

constitue la civilisation occidentale, avec son type d'historicité

déterminée par l'usage de l'écriture, aurait très bien pu se faire

dès les débuts de l'humanité, elle aurait pu se faire beaucoup plus

tard, elle s'est faite à ce moment, « il n'y a pas de raison, c'est

ainsi. Mais vous me direz : « Ce n'est pas satisfaisant. » » Ce hasard

est déterminé aussitôt après comme « acquisition de l'écriture ».

C'est là une hypothèse à laquelle Lévi-Strauss reconnaît ne pas tenir

mais dont il dit qu'il « faut d'abord l'avoir présente à l'esprit ».

Même s'il n'implique pas la croyance au hasard (cf. La pensée sau-



vage, p. 22 et p. 291), un certain structuralisme doit l'invoquer

pour rapporter entre elles les spécificités absolues des totalités struc-

turelles. Nous verrons comment cette nécessité s'est aussi imposée à

Rousseau.

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LA VIOLENCE DE LA LETTRE : DE LÉVI-STRAUSS A ROUSSEAU

mation que nous pouvions rencontrer cinq ans auparavant dans



l'Introduction à l'œuvre de Marcel Mauss (p. XLVII) : « le lan-

gage n'a pu naître que tout d'un coup ». Il y aurait sans doute

plus d'une question à poser sur ce paragraphe qui lie le sens

à la signification et très étroitement à la signification linguis-

tique dans le langage parlé. Lisons simplement ces quelques

lignes.


« Quels qu'aient été le moment et les circonstances de

son apparition dans l'échelle de la vie animale, le langage

n'a pu naître que tout d'un coup. Les choses n'ont pas pu se

mettre à signifier progressivement. A la suite d'une trans-

formation dont l'étude ne relève pas des sciences sociales,

mais de la biologie et de la psychologie, un passage s'est

effectué, d'un stade où rien n'avait de sens, à un autre où

tout en possédait. » (Que la biologie et la psychologie puissent

rendre compte de cette rupture, c'est ce qui nous paraît plus

que problématique. Suit une distinction féconde entre dis-

cours signifiant et discours connaissant que, quelque cinquante

ans auparavant, un philosophe de la conscience, plus négligé

que d'autres, avait su rigoureusement articuler dans des

recherches logiques.)

Cet épigénétisme n'est d'ailleurs pas l'aspect le plus rous-

seauiste d'une pensée qui s'autorise si souvent de l' Essai sur



l'origine des langues et du deuxième Discours où il est pour-

tant aussi question du « temps infini qu'a dû coûter la pre-

mière invention des langues ».

L'ethnocentrisme traditionnel et fondamental qui, s'inspirant

du modèle de l'écriture phonétique, sépare à la hache l'écri-

ture de la parole, est donc manié et pensé comme anti-ethnocen-

trisme. Il soutient une accusation éthico-politique : l'exploita-

tion de l'homme par l'homme est le fait des cultures écrivantes

de type occidental. De cette accusation sont sauvées les commu-

nautés de la parole innocente et non oppressive.



D'autre part, — c'est l'envers du même geste — le partage

entre peuples à écriture et peuples sans écriture, si Lévi-Strauss

en reconnaît sans cesse la pertinence, est aussitôt effacé par

lui dès lors qu'on voudrait par ethnocentrisme lui faire jouer

un rôle dans la réflexion sur l'histoire et sur la valeur respec-

tive des cultures. On accepte la différence entre peuples à

écriture et peuples sans écriture, mais on ne tiendra pas compte

de l'écriture en tant que critère de l'historicité ou de la valeur

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