« CE DANGEREUX SUPPLÉMENT... »
L'homme s'est donc ainsi crevé les yeux, il s'est aveuglé
par désir de fouiller ces entrailles. Et voici l'horrible spectacle
du châtiment qui suit la faute, c'est-à-dire en somme une simple
substitution :
« Il s'enterre tout vivant et fait bien ne méritant plus de
vivre à la lumière du jour. Là, des carrières, des gouffres,
des forges, des fourneaux, un appareil d'enclumes, de mar-
teaux, de fumée et de feu, succèdent aux douces images des
travaux champêtres. Les visages hâves de malheureux qui
languissent dans les infectes vapeurs des mines, de noirs
forgerons, de hideux cyclopes sont le spectacle que l'appareil
des mines substitue au sein de la terre à celui de la verdure
et des fleurs, du ciel azuré, des bergers amoureux et des
laboureurs robustes sur sa surface »
4
.
Tel est le scandale, telle la catastrophe. Le supplément est
ce que ni la nature ni la raison ne peuvent tolérer. Ni la
nature, notre « mère commune » (Rêveries, p. 1066), ni la
raison raisonnable sinon raisonneuse (De l'état de nature,
p. 478). Et n'avaient-elles pas tout fait pour éviter cette catas-
trophe, pour se protéger de cette violence et nous garder de
cette faute fatale ? « de sorte », dit le second Discours pré-
cisément des mines, « qu'on dirait que la nature avait pris
des précautions pour nous dérober ce fatal secret » (p. 172).
Et n'oublions pas que la violence qui nous porte vers les
entrailles de la terre, le moment de l'aveuglement minier,
c'est-à-dire de la métallurgie, est l'origine de la société. Car
selon Rousseau, nous le vérifierons souvent, l'agriculture, qui
marque l'organisation de la société civile, suppose un commen-
cement de métallurgie. L'aveuglement produit donc ce qui naît
en même temps que la société : les langues, la substitution
réglée des signes aux choses, l'ordre du supplément. On va
de l'aveuglement au supplément. Mais l'aveugle ne peut
4. Ibid. Sans y chercher ici un principe de lecture, nous ren-
voyons, par curiosité et parmi tant d'autres exemples possibles, à
ce que dit Karl Abraham du cyclope, de la peur d'être aveugle,
de l'œil, du soleil, de la masturbation, etc., in Œuvres Complètes,
trad. Ilse Barande. T. II, p. 18 sq. Rappelons que dans une
séquence de la mythologie égyptienne, Seth. aidé de Thot (dieu
de l'écriture ici considéré comme un frère d'Osiris) assassine Osiris
par ruse (cf. Vaudier, op. cit., p. 46). L'écriture, auxiliaire et supplétif
qui tue d'un seul et même geste le père et la lumière. ( Cf., supra,
p. 101)
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DE LA GRAMMATOLOGIE
voir, en son origine, cela même qu'il produit pour suppléer
sa vue. L'aveuglement au supplément est la loi. Et d'abord
la cécité à son concept. Il ne suffit d'ailleurs pas d'en repérer le
fonctionnement pour en voir le sens. Le supplément n'a pas de
sens et ne se donne à aucune intuition. Nous ne le faisons donc
pas sortir ici de son étrange pénombre. Nous en disons la
réserve.
La raison est incapable de penser cette double infraction
à la nature : qu'il y ait du manque dans la nature et que
par là-même quelque chose s'ajoute à elle. D'ailleurs on ne
doit pas dire que la raison est impuissante à penser cela ; elle
est constituée par cette impuissance. Elle est le principe d'iden-
tité. Elle est la pensée de l'identité à soi de l'être naturel.
Elle ne peut même pas déterminer le supplément comme son
autre, comme l'irrationnel et le non-naturel, car le supplément
vient naturellement se mettre à la place de la nature. Le sup-
plément est l'image et la représentation de la nature. Or
l'image n'est ni dans ni hors de la nature. Le supplément est
donc aussi dangereux pour la raison, pour la santé naturelle
de la raison.
Supplément dangereux. Ce sont des mots dont Rousseau se
sert lui-même dans les Confessions. Il le fait dans un contexte
qui n'est différent qu'en apparence, et pour expliquer, pré-
cisément, « un état presque inconcevable à la raison » : « En
un mot, de moi à l'amant le plus passionné, il n'y avait qu'une
différence unique, mais essentielle, et qui rend mon état
presque inconcevable à la raison » (Pléiade, I, p. 108).
Si nous prêtons au texte qui va suivre une valeur paradigma-
tique, c'est à titre provisoire et sans préjuger de ce qu'une
discipline de lecture à naître y pourra rigoureusement déter-
miner. Aucun modèle de lecture ne nous paraît actuellement
prêt à se mesurer à ce texte — que nous voudrions lire
comme un texte et non comme un document. Nous voulons
dire à s'y mesurer pleinement et rigoureusement, au-delà de
ce qui rend ce texte déjà très lisible, et plus lisible qu'on ne
l'a sans doute pensé jusqu'ici. Notre seule ambition sera d'en
délivrer une signification dont la lecture que nous appelons
ne pourra en tout cas faire l'économie : économie d'un texte
écrit, circulant à travers d'autres textes, y renvoyant sans cesse,
se conformant à l'élément d'une langue et à son fonctionnement
réglé. Par exemple, ce qui unit le mot « supplément » à
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« CE DANGEREUX SUPPLEMENT... »
son concept n'a pas été inventé par Rousseau et l'originalité
de son fonctionnement n'est ni pleinement maîtrisée par Rous-
seau ni simplement imposée par l'histoire et la langue, par l'his-
toire de la langue. Parler de l'écriture de Rousseau, c'est tenter
de reconnaître ce qui échappe à ces catégories de passivité et
d'activité, d'aveuglement et de responsabilité. Et l'on peut
d'autant moins faire abstraction du texte écrit pour se préci-
piter vers le signifié qu'il voudrait dire, que le signifié est
ici l'écriture elle-même. On a si peu à chercher une vérité
signifiée par ces écrits (vérité métaphysique ou vérité psycho-
logique : la vie de Jean-Jacques derrière son œuvre) que si
les textes auxquels nous allons nous intéresser veulent dire
quelque chose, c'est l'engagement et l'appartenance qui enserrent
dans le même tissu, le même texte, l'existence et l'écriture.
Le même ici s'appelle supplément, autre nom de la différance.
Voici l'irruption du dangereux supplément dans la nature,
entre la nature et la nature, entre l'innocence naturelle comme
virginité et l'innocence naturelle comme pucelage : « En un
mot, de moi à l'amant le plus passionné il n'y avait qu'une
différence unique, mais essentielle, et qui rend mon état
presque inconcevable à la raison. » Ici, l'alinéa ne doit pas
nous dissimuler que le paragraphe qui suit est destiné à
expliquer la « différence unique » et 1' « état presque incon-
cevable à la raison ». Rousseau enchaîne :
« J'étais revenu d'Italie, non tout à fait comme j'y étais
allé ; mais comme peut-être jamais à mon âge on n'en est
revenu. J'en avais rapporté non ma virginité, mais mon puce-
lage. J'avais senti le progrès des ans ; mon tempérament
inquiet s'était enfin déclaré, et sa première éruption, très
involontaire, m'avait donné sur ma santé des alarmes qui
peignent mieux que toute autre chose l'innocence dans laquelle
j'avais vécu jusqu'alors. Bientôt rassuré j'appris ce dange-
reux supplément qui trompe la nature et sauve aux jeunes
gens de mon humeur beaucoup de désordres aux dépens de
leur santé, de leur vigueur et parfois de leur vie » (Pléiade, I,
pp. 108-109).
On lit dans l'Emile (L. IV) : « S'il connaît une fois ce dan-
gereux supplément, il est perdu ». Dans le même livre, il est
aussi question de « suppléer en gagnant de vitesse sur l'expé-
rience » (p. 437), et de 1' « esprit » qui « supplée » les « forces
physiques » (p. 183).
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