DE LA GRAMMATOLOGIE
et le besoin font apprendre à chacun la langue de son pays ;
mais qu'est-ce qui fait que cette langue est celle de son pays
et non pas d'un autre? Il faut bien remonter, pour le dire,
à quelque raison qui tienne au local, et qui soit antérieure
aux mœurs mêmes : la parole, étant la première institution
sociale, ne doit sa forme qu'à des causes naturelles. » La cau-
salité naturelle du langage se dédouble donc.
1. La parole, la possibilité du discours en général ne doit
avoir, en tant que première institution, que des causes natu-
relles générales (rapports du besoin et de la passion, etc.).
2. Mais au-delà de l'existence générale de la parole, il faut
rendre compte, par des causes aussi naturelles, de ses formes
(« la parole, étant la première institution sociale, ne doit sa
forme qu'à des causes naturelles »). C'est l'explication de la
diversité des langues par la physique, la géographie, le
climat, etc. Cette double explication naturelle annonce la divi-
sion de l'Essai dans sa première partie, celle qui concerne le
langage et les langues. Les sept premiers chapitres expliquent
par des causes naturelles le langage en général (ou la langue
primitive), son origine et sa décadence. A partir du huitième
chapitre, on passe du langage aux langues. On explique les
différences générales et locales par des causes naturelles.
Comment s'analyse cette explication naturelle ?
Deuxième proposition : « Sitôt qu'un homme fut reconnu
par un autre pour un être sentant, pensant et semblable à
lui, le désir ou le besoin de lui communiquer ses sentiments
et ses pensées lui en fit chercher les moyens. » Le désir ou
le besoin : le logement des deux origines, méridionale ou sep-
tentrionale, est déjà assuré. Et Rousseau refuse, comme il le
fait aussi dans le second Discours, de se demander si la langue
a précédé la société comme sa condition, ou inversement. Il
n'aperçoit aucune solution, et sans doute aucun sens, à une
telle question. Dans le second Discours, devant l'immense dif-
ficulté de la généalogie de la langue, renonçant presque à
l'explication naturelle et purement humaine, Rousseau écrit
ceci, qui est aussi impliqué dans l'Essai : « Quant à moi,
effrayé des difficultés qui se multiplient, et convaincu de l'im-
possibilité presque démontrée que les Langues aient pu naître
et s'établir par des moyens purement humains, je laisse à qui
voudra l'entreprendre, la discussion de ce difficile Problème,
lequel a été le plus nécessaire de la Société déjà liée à l'ins-
328
L' « ESSAI SUR L'ORIGINE DES LANGUES »
titution des Langues, ou des langues déjà inventées, à l'établis-
sement de la Société ». (p. 151).
Même geste dans l'Essai : on se donne à la fois la langue
et la société au moment où le pur état de nature est franchi,
au moment où la dispersion absolue est vaincue pour la pre-
mière fois. On tente de ressaisir l'origine du langage au moment
de ce premier franchissement. Nous pouvons encore assigner,
dans le second Discours, un appel de note : une place est indi-
quée pour cette longue digression qu'eût été l'Essai. C'est tou-
jours dans la première partie, immédiatement après la critique de
Condillac et de ceux qui, « raisonnant sur l'état de nature,
y transportent les idées prises dans la société ». Rousseau sait
qu'il est bien difficile de trouver dans le pur état de nature et
dans la dispersion originelle la ressource d'une explication pour
la naissance des langues. Et il propose un saut : « Supposons
cette première difficulté vaincue. Franchissons pour un moment
l'espace immense qui dut se trouver entre le pur état de Nature
et le besoin des Langues ; et cherchons, en les supposant néces-
saires, comment elles purent commencer à s'établir. Nouvelle
difficulté encore pire que la précédente... » (p. 147).
« Franchissons pour un moment l'espace immense... » Jus-
qu'à quel point ? Non pas jusqu'à la société constituée mais
jusqu'au moment où les conditions de sa naissance sont réunies.
Entre le pur état de nature et ce moment, « une multitude
de siècles », rythmée par des étapes distinctes
47
. Mais la dis-
tinction de ces étapes est difficile. La différence entre tous les
textes de Rousseau est sur ce point subtile, peut-être instable,
toujours problématique. Aux distinctions déjà repérées, il faut,
au risque de compliquer encore le débat, ajouter la précision
suivante, qui concerne précisément l'Essai dans son rapport au
Discours. Entre le pur état de nature et la société, Rousseau
décrit, et dans le Discours et dans l'Essai, un âge des cabanes.
Et puisque cet âge, dans le chapitre IX de l'Essai, est présenté
comme celui des « premiers temps », on pourrait être tenté
de penser que le pur état de nature n'est radicalement situé
que dans le second Discours (première partie), l'âge des cabanes
de l'Essai correspondant alors à celui qui apparaît, après l'état
de pure nature, dans la deuxième partie du Discours. Bien
47. Cf. R. Derathé, Rousseau et la science politique de son
temps, p. 175.
329
DE LA GRAMMATOLOGIE
que cette hypothèse ne semble pas simplement fausse et soit
en effet confirmée par plusieurs éléments descriptifs, elle doit
être nuancée ou compliquée. Tel qu'il est évoqué dans l'Essai,
l'âge des cabanes est beaucoup plus proche du pur état de
nature. Parlant des « premiers temps », « lorsque les hommes
épars sur la, face de la terre n'avaient de société que celle
de la famille, de lois que celles de la nature, de langue que le
geste et quelques sons inarticulés », Rousseau ajoute en note :
« J'appelle les premiers temps ceux de la dispersion des
hommes, à quelque âge du genre humain qu'on veuille en
fixer l'époque. » Et de fait les sociétés familiales n'ont pas
ici le même statut que dans la seconde partie du Discours
48
.
Elles ne s'en rapprochent, semble-t-il, qu'au moment où, après
une révolution que nous examinerons plus loin, les liens d'une
autre famille se constituent, rendant possibles l'amour, la morale,
Ja parole. C'est seulement la fin du chapitre IX de l'Essai
qu'on pourrait comparer à la seconde partie du Discours.
« Franchissons pour un moment l'espace immense »... et
donnons-nous l'hypothèse suivante : à partir de l'état de pure
nature, l'homme, grâce à un certain bouleversement dont nous
aurons à parler plus loin, rencontre l'homme et le reconnaît.
La pitié s'éveille et devient active, il veut communiquer. Mais
l'homme vient à l'instant de quitter la nature. C'est encore
par des causes naturelles qu'il faut expliquer le moyen de la
communication. L'homme ne peut d'abord faire usage que de
dispositions ou d' « instruments » naturels : les sens.
Troisième proposition. L'homme doit donc agir par les sens
sur les sens d'autrui. « Voilà donc l'institution des signes sen-
sibles pour exprimer la pensée. Les inventeurs du langage ne
firent pas ce raisonnement, mais l'instinct leur en suggéra la
conséquence. » Nous avons deux moyens pour agir sur les
sens de l'autre : le mouvement et la voix. Naturellement, Rous-
seau ne se demande pas ici ce que veut dire « moyen » ou
« instrument », ni, comme il le fait dans l'Emile (p. 160),
si la voix ne serait pas une sorte de mouvement. « L'ac-
tion du mouvement est immédiate par le toucher ou médiate
48. J. Mosconi montre que l'état de pure nature n'est pas absent
de l'Essai et que l'« âge des « cabanes » n'a... dans les deux
textes, rien de comparable ». « Analyse et genèse : regards sur la
théorie du devenir de l'entendement au XVIII
e
siècle », in Cahiers
pour l'analyse, 4, p. 75.
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