Phormion, 1er passage : exposition (= Molière, Fourberies de Scapin, I, 2)
GÉTA
Dave, tu connais Chrémès, le frère aîné de mon vieux maître ?
DAVE
Sans doute.
GÉTA
Et son fils Phédria ?
DAVE
Comme je te connais.
GÉTA
Il est arrivé que les deux vieux sont partis en même temps, l'un pour Lemnos, le nôtre pour la Cilicie, chez un ancien hôte, qui l'a attiré par ses lettres; car c'est tout juste s'il ne lui promettait pas des montagnes d'or.
DAVE
De l'or à lui, qui en avait déjà tant et plus?
GÉTA
Que veux-tu? Il est comme cela.
DAVE
Oh ! j'aurais bien dû être roi, moi !
GÉTA
Or les deux vieux en partant me laissèrent près de leurs fils, en manière de gouverneur.
DAVE
Ô Géta, on t'a chargé là d'un fâcheux gouvernement.
GÉTA
Je le sais par expérience. C'est mon mauvais génie, j'en suis sûr, qui m'a valu cette charge. Au début, j'ai voulu me mettre en travers; mais que te dirai-je ? en restant fidèle au vieux, il en a cuit à mes épaules.
DAVE
C'est ce que j'ai pensé : c'est folie de regimber contre l'aiguillon.
GÉTA
Je me mis entièrement à leur service et me soumis à leurs volontés.
DAVE
Tu as su te plier aux circonstances.
GÉTA
Notre jeune homme ne fit d'abord rien de mal. L'autre, Phédria, rencontra tout de suite une fillette, une joueuse de cithare et se mit à l'aimer éperdument. Elle était esclave d'un marchand de femmes, infâme coquin, et nous n'avions rien à donner : nos pères y avaient mis bon ordre. Il ne lui restait qu'à repaître ses yeux de sa belle, à la suivre, à l'accompagner à ses leçons et à la reconduire. Nous, par désoeuvrement, nous tenions compagnie à Phédria. En face de l'école où elle prenait ses leçons, il y avait une boutique de barbier : c'était là que nous avions l'habitude de l'attendre, jusqu'à ce qu'elle rentrât chez elle. Un jour que nous étions assis à notre poste, survient un jeune homme en larmes ; étonnés, nous lui demandons ce qu'il a : « Jamais, dit-il, je n'ai trouvé le fardeau de la pauvreté aussi pénible et aussi lourd qu'aujourd'hui. Je viens de voir ici dans le voisinage une jeune fille au désespoir. Sa mère est morte, elle se lamentait devant le corps. Pas une bonne âme, pas une connaissance, pas un parent pour l'aider aux funérailles, hormis une petite vieille. C'est à fendre le coeur. La jeune fille est elle-même d'une figure charmante. » Que te dirai-je ? il nous avait tous attendris. Soudain Antiphon prend la parole : « Voulez-vous que nous allions la voir ? — C'est mon avis », dit un autre ; « allons-y, conduis-nous, je te prie. » On part, on arrive, on voit. La charmante enfant ! on pouvait d'autant mieux le dire qu'elle n'avait rien sur elle pour faire valoir sa beauté. Cheveux épars, pieds nus, aspect négligé, des larmes, des vêtements pitoyables; si sa beauté n'eût pas été si éclatante par elle-même, il y avait là de quoi l'obscurcir. L'autre, l'amoureux de la joueuse de lyre, se borne à dire : « Elle est assez jolie »; mais mon jeune maître...
DAVE
Je devine : il devint amoureux.
GÉTA
Mais à quel point, le devines-tu ? Écoute où il en est venu. Le lendemain, il se rend tout droit chez la vieille ; il la supplie de lui donner accès chez la jeune fille. Elle refuse net. Elle déclare que son procédé n'est pas convenable, que la jeune fille est citoyenne d'Athènes, de bonne vie, de bon lieu ; s'il la veut pour femme, il n'a qu'à procéder légalement ; autrement, on ne l'écoutera pas. Notre garçon ne sait à quoi se résoudre : épouser, il ne demandait pas mieux; mais il craignait son père absent.
vers 63-118
Phormion, 2e passage : la colère de Démiphon (Molière, I, 4)
DÉMIPHON
Ainsi donc Antiphon s'est marié sans mon aveu ! Ni mon autorité, mais laissons là mon autorité, ni mon ressentiment tout au moins ne l'a retenu ; il n'a pas eu honte. quelle audace ! Ah ! Géta le conseiller !
GÉTA (à part).
Enfin, il songe à moi.
DÉMIPHON
Que vont-ils me dire? Quelle raison trouveront-ils? Je me le demande.
GÉTA (à part)
On trouvera; ne t'inquiète pas de cela
DÉMIPHON
Me dira-t-il : je l'ai fait malgré moi; la loi m'y a contraint ? J'entends cela, je ne dis pas non.
GÉTA (à part)
Cet aveu me plaît.
DÉMIPHON
Mais sciemment, sans mot dire, donner gain de cause à ses adversaires, est-ce que la loi l'y a forcé aussi ?
PHÉDRIA (bas à Géta.)
Voilà l'enclouure.
GÉTA (bas à Phédria).
Je la guérirai. Laisse-moi faire.
DÉMIPHON
Je ne sais à quoi me résoudre, tant ce qui m'arrive est inattendu, incroyable ! Je suis dans une telle colère que je ne peux fixer mon esprit et réfléchir. Aussi est-ce quand nos affaires vont le mieux que nous devrions le plus songer tous tant que nous sommes aux moyens de supporter l'adversité. Quand on revient de voyage il faut toujours se représenter des dangers, des pertes, l'inconduite d'un fils, la mort d'une femme, la maladie d'une fille. Il faut se dire que ces accidents sont communs, qu'ils peuvent nous arriver, afin que notre esprit ne soit surpris de rien, et tout ce qui arrive contrairement à ces prévisions, il faut le compter pour un gain1.
GÉTA (bas à Phédria).
Ô Phédria, on n'imaginerait pas combien je dépasse le patron en sagesse. J'ai médité, moi, sur toutes les disgrâces qui m'attendent, au retour du maître : il me faudra moudre au moulin, être battu, porter des entraves, travailler aux champs. Rien de tout cela ne surprendra mon esprit. Tout ce qui arrivera contrairement à mes prévisions, tout cela, je le compterai pour un gain. Mais que tardes-tu à l'aborder et à lui parler d'abord gentiment ?
DÉMIPHON
J'aperçois Phédria, le fils de mon frère, qui vient à ma rencontre.
PHÉDRIA
Cher oncle, bonjour.
DÉMIPHON
Bonjour, mais où est Antiphon ?
PHÉDRIA
Ton heureux retour...
DÉMIPHON
C'est bon. Réponds à ma question.
PHÉDRIA
Il se porte bien ; il est ici. Mais tout va-t-il comme tu le souhaites ?
DÉMIPHON
Je le voudrais.
PHÉDRIA
Qu'y a-t-il donc ?
DÉMIPHON
Tu le demandes, Phédria ? Et ce beau mariage que vous avez bâclé en mon absence ?
PHÉDRIA
Ah ! est-ce pour cela que tu es fâché contre lui ?
GÉTA (à part).
Le bon comédien !
DÉMIPHON
N'ai-je pas sujet d'être fâché ? Je suis impatient de le voir en ma présence; je lui ferai voir que, par sa faute, le plus indulgent des pères est devenu le plus intraitable.
PHÉDRIA
Il n'a pourtant rien fait, mon oncle, qui mérite ta colère.
DÉMIPHON
Les voilà bien ! tous pareils ! Ils s'entendent tous. Qui en connaît un, les connaît tous.
PHÉDRIA
Pas du tout.
DÉMIPHON
L'un est-il en faute, l'autre est là pour plaider sa cause. Que celui-ci fasse une sottise, le premier est là pour le défendre : service pour service.
GÉTA (à part).
Il a bien dépeint sans le savoir la conduite de mes deux godelureaux, le vieux.
DÉMIPHON
Si ce n'était pas cela, Phédria, tu ne prendrais pas son parti.
PHÉDRIA
S'il est vrai, mon oncle, qu'Antiphon ait commis une faute qui ait compromis ta fortune ou son honneur, je ne plaide pas pour lui : qu'il subisse la peine qu'il a méritée. Mais si justement un intrigant, fort de sa coquinerie, a tendu un piège à notre jeunesse et nous y a fait tomber, à qui s'en prendre, à nous ou à la justice ? Les juges, par envie, enlèvent souvent au riche ou, par pitié, avantagent le pauvre.
GÉTA (à part).
Si je ne savais ce qui en est, je croirais qu'il dit la vérité.
DÉMIPHON
Mais quel juge pourrait reconnaître que le droit est pour toi, quand toi-même tu ne réponds pas un mot, comme il l'a fait, lui ?
PHÉDRIA
Il s'est conduit en jeune homme bien né. Quand on s'est trouvé devant les juges, il lui a été impossible de prononcer la défense qu'il avait préparée, tellement la honte, ajoutée à sa timidité, lui a ôté tous ses moyens.
GÉTA (à part.)
Bravo, Phédria ! Mais qu'est-ce que j'attends pour aborder le bonhomme ? (A Démiphon) Maître, salut. Je suis bien aise de te revoir bien portant.
DÉMIPHON
Ah ! salut, excellent gouverneur, appui de ma maison, à qui j'ai recommandé mon fils en partant d'ici.
GÉTA
Il y a une heure que je t'entends nous faire le procès à tous, sans que nous le méritions, et moi, moins que tout autre. Car que voulais-tu que je fisse pour toi en cette conjoncture ? Un esclave n'a pas le droit de plaider : la loi le défend; son témoignage même n'est pas reçu.
DÉMIPHON
Passons là dessus. Mon fils est un enfant qui s'est laissé intimider : soit ! Tu n'es qu'un esclave : je l'accorde. […]
vers 230-295.
comédie
Phormion, 3e passage : l’argent de Chrémès (Molière, II, 5).
(Géta et le parasite Phormion cherchent à soutirer à Chrémès l’argent dont a besoin son fils Phédria pour épouser la jeune esclave dont il est amoureux)
GÉTA
En te quittant, le hasard m'a fait rencontrer Phormion.
CHRÉMÈS
Qui est ce Phormion ?
GÉTA
L'homme à la donzelle.
CHRÉMÈS
J'entends.
GÉTA
L'idée m'est venue de le sonder. Je le tire à part. « Phormion, lui dis-je, pourquoi ne pas voir à régler cette affaire entre nous à l'amiable, au lieu de nous faire la guerre ? Mon maître est galant homme et il a horreur des procès. Tous ses amis au contraire lui conseillaient unanimement tantôt de jeter cette femme par la fenêtre. »
ANTIPHON (à part).
Qu'est-ce qu'il entame ici, et où va-t-il en venir à présent ?
GÉTA
« Tu me diras qu'il sera puni par la loi, s'il la chasse. Nous avons examiné le cas. Ah ! tu auras à suer, si tu t'attaques à cet homme-là : c'est l'éloquence en personne. Mais prenons qu'il ait le dessous; au bout du compte il n'y va pas de sa tête, il ne s'agit que d'argent. » Voyant mon homme ébranlé par ces paroles : « Nous sommes seuls ici », ai-je dit ; « voyons, combien veux-tu qu'on te donne de la main à la main pour que mon maître renonce à plaider, que la donzelle déguerpisse de chez nous et que tu cesses de nous importuner ? »
ANTIPHON (à part).
Les dieux lui font-ils perdre l'esprit ?
GÉTA
« Je peux te le garantir : pour peu que ta demande soit juste et raisonnable, mon maître est si bon que vous n'aurez pas trois mots à échanger ensemble. »
DÉMIPHON
Qui t'a chargé de parler ainsi ?
CHRÉMÈS
Mais il ne pouvait mieux faire pour en arriver où nous voulons.
ANTIPHON (à part).
Je suis perdu.
DÉMIPHON
Poursuis.
GÉTA
D'abord mon homme a battu la campagne.
CHRÉMÈS
Voyons, que demande-t-il ?
GÉTA
Ce qu'il demande ? Des choses exorbitantes, fantastiques.
CHRÉMÈS
Précise.
GÉTA
« Si l'on m'offrait, dit-il, un grand talent1... »
CHRÉMÈS
Une grande volée de coups de bâton, par Hercule ! Il n'a pas honte ?
GÉTA
C'est justement ce que je lui ai dit : « Que crois-tu donc, je te prie, qu'il donnerait, s'il mariait sa fille unique ? Il n'a pas gagné beaucoup à n'en point élever : en voilà une toute trouvée qui réclame une dot. » Pour faire court et laisser de côté ses impertinences, sa conclusion : « J'ai eu d'abord, a-t-il dit, l'intention d'épouser moi-même la fille de mon ami ; car je prévoyais ce qu'elle aurait à souffrir : donner une fille pauvre à un riche, c'est en faire une esclave. Mais, à te parler franchement, il me fallait une femme qui m'apportât quelque petite chose pour payer mes dettes. Néanmoins encore à présent, si Démiphon veut me donner l'équivalent de ce que je dois recevoir de ma prétendue, il n'y a pas de femme que je préfère à la fille de mon ami. »
ANTIPHON (à part).
Est-ce bêtise ou trahison ? Parle-t-il sciemment ou sans réflexion ? Je ne sais que dire.
DÉMIPHON
Mais s'il a des dettes par-dessus la tête ?
GÉTA
« J'ai, m'a-t-il dit, un lopin de terre engagé pour dix mines. »
CHRÉMÉS
Allons, allons, qu'il épouse. Je les donne.
GÉTA
« Item une maisonnette grevée d'autant. »
DÉMIPHON
Ouais ! il abuse.
CHRÉMÉS
Ne crie pas : je te les rendrai, ces dix mines-là.
GÉTA
« Il me faut acheter à ma femme une petite servante. J'ai besoin en outre d'un petit surcroît de mobilier et d'argent pour la noce. Pour cela, a-t-il dit, tu peux bien mettre dix mines. »
DÉMIPHON
Cent procès plutôt, s'il veut. Je ne donne rien. Le coquin viendrait encore se moquer de moi.
CHRÉMÈS
Calme-toi, c'est moi qui payerai. Toi, fais seulement que ton fils épouse celle que nous voulons.
ANTIPHON
Malheur à moi ! Tu m'as perdu, Géta, avec tes fourberies.
CHRÉMÈS
C'est pour l'amour de moi qu'on la met à la porte; il est juste que ce soit à mes dépens.
GÉTA
« Avertis-moi au plus tôt, a-t-il ajouté, s'ils me la donnent, pour que je renvoie l'autre et qu'on ne me tienne pas le bec dans l'eau; car les parents ont décidé de me remettre la dot tout de suite. »
CHRÉMÈS
Il aura l'argent tout de suite. Qu'il leur notifie la rupture ; qu'il épouse celle qui est chez nous.
DÉMIPHON
Et que ce mariage lui porte malheur !
CHRÉMÈS
Fort à propos j'ai apporté de l'argent avec moi : c'est le revenu des propriétés de ma femme à Lesbos. Je vais prendre là-dessus ; je dirai à ma femme que tu en as besoin. (Chrémès sort avec Démiphon.)
vers 617-681.
comédie
Phormion, 4e passage : les révélations de la nourrice (Molière, III, 7)
CHRÉMÈS
Par Pollux, si je ne me trompe et si je n'ai pas la berlue, c'est la nourrice de ma fille que je vois.
SOPHRONA
Et nulle trace...
CHRÉMÈS
Que dois-je faire ?
SOPHRONA
De celui qui est son père.
CHRÉMÈS
Faut-il l'aborder ou attendre, pour être mieux renseigné ?
SOPHRONA
Si je pouvais le trouver à présent, je n'aurais plus rien à craindre.
CHRÉMÈS
C'est bien elle. Je vais lui parler.
SOPHRONA
Qui parle ici ?
CHRÉMÈS
Sophrona !
SOPHRONA
Et prononce mon nom ?
CHRÉMÈS
Retourne-toi vers moi.
SOPHRONA
Dieux, je vous prie, n'est-ce pas Stilpon ?
CHRÉMÈS
Non.
SOPHRONA
Non, dis-tu ?
CHRÉMÈS
Écarte-toi de cette porte et pousse un peu plus loin, s'il te plaît, Sophrona, et ne m'appelle plus de ce nom-là.
SOPHRONA
Pourquoi? N'es-tu pas, je te prie, l'homme que tu as toujours dit que tu étais ?
CHRÉMÈS
Chut !
SOPHRONA
Pourquoi cette porte te fait-elle peur ?
CHRÉMÈS
Parce que j'ai, enfermée là-dedans, une peste de femme. J'ai pris autrefois ce faux nom, de peur que vous n'allassiez étourdiment jaser dehors, et que, par une voie ou par une autre, ma femme ne découvrît mon secret.
SOPHRONA
Voilà pourquoi, par Pollux, nous avons eu la malchance de ne point te trouver ici.
CHRÉMÈS
Or çà, dis-moi quelle affaire tu as dans cette maison d'où tu sors. Où sont tes maîtresses ?
SOPHRONA
Malheureuse que je suis !
CHRÉMÈS
Eh bien, quoi ? Elles sont en vie, j'espère!
SOPHRONA
Ta fille, oui ; mais sa pauvre mère est morte du chagrin de ne pas te retrouver.
CHRÉMÈS
Quel malheur !
SOPHRONA
Et moi, me voyant vieille, sans appui, sans argent, inconnue, j'ai fait comme j'ai pu : j'ai donné ma jeune maîtresse en mariage à un jeune homme qui est le maître de cette maison.
CHRÉMÈS
A Antiphon ?
SOPHRONA
Oui, à lui-même.
CHRÉMÈS
Comment ? Il a deux femmes ?
SOPHRONA
Ho ! je te prie; il n'a que celle-là.
CHRÉMÈS
Et l'autre, qu'on dit être sa parente ?
SOPHRONA
Eh bien, c'est elle.
CHRÉMÈS
Que dis-tu là ?
SOPHRONA
On s'est concerté pour que notre amoureux pût l'épouser sans dot.
CHRÉMÈS
Bonté divine ! comme le hasard amène souvent à l'improviste des événements qu'on n'oserait pas souhaiter ! En arrivant ici, je trouve ma fille mariée à qui je voulais et comme je voulais. Ce que nous tâchions tous deux de réaliser à toute force, Antiphon, sans notre aide, à force de peine en est venu à bout seul.
vers 735-761.
Peinture de masque, Solonte (Sicile). Source de l’image : CRDP d’Alsace.
comédie
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François HUBERT, francois.hubert@ac-strasbourg.fr, 2011.
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