recherche.
Pour résumer la situation, nous pourrions dire que Marx avait développé une théorie du
développement social basée sur une certaine philosophie de l'histoire. Il y définit les
causes motrices de l'histoire – le développement des forces de production – ainsi
qu'une approche téléologique qui postule l'imminence d'un passage à un état
nouveau : le communisme. Près de trente ans après le Manifeste du parti
communisme, de l'autre côté de l'Atlantique, L. H. Morgan publie son ouvrage Ancient
Society dans lequel il regroupe les résultats de ses longues recherches sur les systèmes
de parenté et développe un théorie de l'évolution des formes de l'organisation sociale.
Le fait que Morgan corrèle les progrès techniques et les changements sociaux rend la
théorie particulièrement intéressante et précieuses aux yeux des auteurs du Manifeste.
Alors que le matérialisme historique était encore une philosophie de l'histoire, le travail
de Morgan est une opportunité d'en faire une doctrine solide et scientifiquement
fondée, du moins en apparence. Rappelons-nous cette volonté d'Engels d'en finir
avec la philosophie de l'histoire et de baser la théorie marxiste sur des faits
65
. L'ouvrage
de Morgan est l'occasion d'accomplir ce souhait et Marx décide d'en faire un
commentaire. Il meurt sans le terminer et c'est Engels qui reprend le flambeau et publie
ce qu'il veut voir comme une lecture critique de Ancient Society : c'est The Origin of
the Family, private property and the state.
Mais il faut relativiser les ressemblances entre les deux théories. La première, celle de
Marx, spécule et se centre sur l'avenir. Elle montre comment le développement des
moyens de production crée les conditions qui rendent nécessaire l'avénement d'une
société sans classe, construite sur les ruines des sociétés de classes et selon des
principes issus du communisme primitif. La seconde, celle de Morgan, montre
comment dans le passé le développement des moyens de production a créé une
instabilité dans la société sans classes qui a conduit à l'instauration d'une société de
classes. L'aspect concernant le futur de l'état qu'il nomme « civilisation » et qu'il voit
comme une « renaissance dans une forme supérieure » n'est pas au coeur de sa
théorie. Il s'est surtout attaché à établir des liens entre le présent et le passé et à
expliquer la marche de l'évolution des sociétés. En d'autres termes, alors que ceux
qu'on appellera plus tard les marxistes
66
théorisent le futur et les changements
« nécessaires » à venir, Morgan étudie le présent à la lumière du passé, tout en restant
ancré dans le savoir historique de l'époque et dans le matériel qu'il a lui même
accumulé lors de ses études de terrain. Engels rend bien compte de ce cela quand il
affirme : « C'est le grand mérite de Morgan, d'avoir découvert et restitué dans ses traits
essentiels ce fondement préhistorique de notre histoire écrite »
67
.
La lecture de The Origin of the Family ne laisse planer aucun doute sur l'idéologie qui
l'imprègne. Il est difficile d'en trouver des traces dans les travaux de Morgan autrement
qu'en interprétant la terminologie utilisée. Nous avons déjà évoqué la gêne (très
65 « La conception marxiste de l'histoire met fin à la philosophie dans le domaine de l'histoire
(...). Partout il s'agit non plus d'imaginer dans sa tête des enchainements, mais de les
découvrir dans les faits », E
NGELS
, F., Ludwig Feuerbach et la Fin de la Philosophie Classique
Allemande, 1886
66 Marx et Engels refusèrent explicitement l'étiquette de marxistes.
67 E
NGELS
, F., Préface à The Origin of the Family, private property and the state, Éditions
Resistance Books, Sydney, 2004.
Maxime Felder
maxime.felder@unifr.ch
20
actuelle) provoquée par les termes sauvage, barbare ou primitif. Mais il serait faux de
dire que – ces questions de terminologie mis à part – Ancient Society est un modèle de
scientificité. Makarius résume ainsi ce qu'il juge « provocateur » dans l'oeuvre de
Morgan, tant dans le contenu que dans son « dédain des précautions d'usage »
68
: « Les
raccourcis sont abrupts, les hypothèses maniées avec désinvolture, les convictions
tranchées. » L'ouvrage de Morgan n'est donc pas exempt de tout reproche, mais ne
mérite pas ceux qui lui sont généralement adressés. Considérant le dogmatisme des
positions de Marx et d'Engels, nous pouvons conclure avec R. Makarius que « la lecture
textuelle d'Ancient Society ne peut donc être remplacée par celle qu'Engels en a
donné, un effort doit être entrepris pour la soustraire à l'éclairage particulier que lui a
conféré le marxisme »
69
.
Morgan, victime de son succès auprès de Marx et d'Engels
L'évolutionnisme n'a jamais été populaire chez les anthropologues, mais pour des
raisons très différentes. Il serait exagéré de mettre l'impopularité contemporaine
70
de
l'évolutionnisme sur le dos de Morgan. Ce travail traite des premières critiques faites à
ce courant théorique. Testart montre comment ces critiques ont évolué jusqu'aux
accusations de racisme ou d'essentialisme. Ces accusations ne sortent pas de nulle
part, évidemment, bien des écarts ont été faits. L'Essai sur l'inégalité des races
humaines de A. de Gobineau en est un. Les philosophes du progrès y sont également
pour beaucoup. Mais Morgan devrait être disculpé. Prenant en compte le contexte
qui a vu la publication de ses travaux, il faut reconnaitre avec Testart l'aspect
éminemment progressiste de ses idées. Rappelons que – fait rare pour l'époque – la
théorie de l'évolution de Morgan est exempte de jugement de valeur et prête pour la
première fois des caractéristiques positives aux peuples primitifs.
Morgan, pour avoir été repris par Marx et Engels, porte sa part de responsabilité bien
malgré lui. Mais si aujourd'hui encore son nom est évoqué avec snobisme ou
compassion pour la naïveté qu'on prête à ses théories, c'est plus par inertie
71
des
critiques d'alors que par réel désaveu scientifique. Selon R. Makarius, Morgan a été
victime d'une véritable conspiration du silence. Et il n'est pas le seul, nombreux sont
ceux qui considèrent que le fait que les premiers théoriciens du marxisme se soient
accaparé Ancient Society (voir tout l'évolutionnisme du 19ème, pour J. H. Steward) a
grandement contribué à ternir la réputation de Morgan et de « tout ce qui s'appelle
évolutionnisme »
72
. Pour Michel Panoff, la corrélation des arts de subsistances à
68 M
AKARIUS
, R., loc. cit., p. XIII.
69 Ibid.
70 Par exemple, après une lecture critique de l'évolutionnisme, les auteurs du manuel « les
notions clés de l'ethnologie » (2007) concluent le chapitre qui y est consacré de cette
façon : « quand bien même on éliminerait toute connotation idéologique, la notion d'une
évolution des sociétés et des cultures reste donc foncièrement non scientifique ». G
ÉRAUD
, M.-
O. & alii, loc. cit.
71 Terme par lequel R. Makarius (loc. cit., p. XIII) illustre, par analogie avec la propriété physique
des corps de conserver une vitesse constante sans qu'aucune force ne s'y applique, la
vitalité que conservent des idées déjà anciennes, bien que celles-ci ne soient plus
entretenues.
72 S
TEWARD
, J. H., Anthropology Today, Éditions A. Kroeber, Chicago, 1953, p. 315.
Maxime Felder
maxime.felder@unifr.ch
21
l'évolution sociale et culturelle a donné un « sésame infaillible à des générations de
marxistes à courte vue (...) discréditant du même coup l'évolutionnisme »
73
. Comme
l'écrit Eleanor Leacock, « du moment que l'ouvrage de Morgan a été pris pour base de
L'Origine de la Famille, de la Propriété et de l’État, les attaques contre Morgan sont
souvent des attaques voilées contre Marx »
74
. Il semble difficile de trouver une autre
raison au déshonneur qui lui a été réservé. Makarius relève que bien que Morgan soit le
plus grand ethnologue américain, qu'il soit considéré comme le fondateur de la
discipline, son pays ne lui rend aucun honneur. Seulement deux instituts culturels
« honorent sa mémoire d'une inscription »
75
: l'Université de Rochester – ville où il vécut
jusqu'à sa mort – et un collège de jeunes filles de Wells dont il avait été un promoteur.
Morgan fait parti de ces auteurs pour lesquels on a un certain mépris, ou du moins
ceux qu'il n'est pas de bon ton d'apprécier. Certains anthropologues, nous l'avons vu,
tentent de lui rendre justice en faisant une critique des critiques faites à Morgan. On
constate un mouvement vers une réhabilitation de Morgan et de l'évolutionnisme. Bien
sûr, il ne s'agit pas de l'encenser et il faut bien reconnaitre le caractère désuet ou
erroné de certaines théories, mais il faut faire un tri et savoir retirer ce qui est valable
dans chaque théorie. Comme l'a dit Karl Popper, une théorie est considérée comme
vraie jusqu'à sa réfutation. Il est donc indispensable de distinguer ce qui a été réfuté et
ce qui a été banni sans procès. Et pour ce faire, il faut d'abord rappeler qu'il fut un
temps où la religion et la politique jouaient un rôle autrement plus important
qu'aujourd'hui dans les milieux scientifiques. Il semble que ce qui a été oublié, plus que
Morgan dont on parle aujourd'hui dans tous les manuels, est le fait que l'évolutionnisme
n'a pas toujours été critiqué pour des raisons scientifiques. Etudier l'évolutionnisme et
son contexte originel permet de comprendre le mépris qui lui a été réservé et qui avait
des raisons radicalement opposées de la fin du XIXème siècle au début du XXème et
dans la deuxième moitié du XXème. La science a tout à perdre de l'inertie des
objections morales ou politiques. Prendre conscience de la véritable origine des
critiques est la seule manière de jeter un regard neuf – si tant est que cela soit possible
– sur les théories visées.
La condamnation de Galilée à la prison à vie donna un certain élan à ses idées. Peut-
être que si Morgan avait été condamné pour hérésie ou communisme, son oeuvre
aurait connu un sort plus glorieux que l'oubli.
73 P
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74 L
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75 M
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