aujourd'hui civilisées ont autrefois pu vivre dans la promiscuité. La théorie ébranle un
principe fondamentale de la religion chrétienne, celui de l'union monogame. Mais il y
a plus grave encore. Certes, l'idée que l'homme civilisé ait pu, un jour, avoir une
sexualité non réglementée choque. Mais au delà de cette idée répugnante, le
caractère subversif de cette théorie provient du fait qu'elle signifierait que l'homme à
l'état « naturel » - puisque c'est ainsi que l'on se représentait les hommes primitifs – n'est
pas monogame. La famille, en tant qu'institution sacrée, ne voit plus son histoire
remonter aussi loin que celle de l'Homme. Pourtant, L. H. Morgan ne remet pas en
cause la famille monogame. Il la place même au sommet de la hiérarchie, comme le
stade supérieur de l'évolution des formes de mariage. Il commet toutefois deux
« erreurs » aux yeux de l'Eglise et des croyants. La première est d'avoir remis en cause
l'immuabilité de la famille monogame. La deuxième est d'avoir envisagé que celle-ci
ne soit pas le stade final de l'évolution de l'organisation familiale. Pour L. H. Morgan, la
famille est le « produit du système social et reflète sa culture »
35
. Il est donc impossible
de dire quelle forme elle aura à l'avenir, mais une chose est sûre : elle n'est pas la
forme d'organisation par défaut.
Pour avoir choqué en renvoyant à l'homme civilisé son image originelle en le sauvage,
le primitif, puis pour avoir ébranlé une valeur fondamentale de la société occidentale
– la famille monogame –, Morgan fut vivement critiqué. W. H. R. Rivers déclare que la
thèse de L. H. Morgan sur la promiscuité primitive a soulevé « une opposition massive et
enflammée qui a conduit non seulement à rejeter ses vues d'une manière très
générale, mais aussi à négliger les leçons de sa découverte ». Mais le caractère
immoral de ses théories n'est pas le seul chef d'accusation. Peu après, dans une
paranoïa digne de la chasse aux espions, on accusera l'évolution morganienne d'être
marxiste. La publication d'un commentaire d'Ancien Society par F. Engels achèvera de
délégitimer Morgan dans le champ anthropologique.
2.2
La collusion avec le communisme
Comment se fait-il que les théories de L. H. Morgan soient associées à celles
développées par F. Engels dans L'origine de la famille, de la propriété privée et de
l'État, alors que le premier est mort trois ans avant la publication de l'ouvrage du
second? Parce que, nous dit A. Testart, on s'est trop longtemps contenté de lire L. H.
Morgan à travers F. Engels, au point que les théories originales en soient dénaturées.
D. Chattopadhyaya, dans son article « Dialectics of Social Evolution : Morgan, Marx
and Engels », explique comment les théories de Morgan ont permis à Marx et à Engels
de développer la dialectique marxiste de l'évolution. Un point crucial serait la
découverte par Morgan de l'existence de sociétés sans classes avant l'arrivée des
sociétés de classes. Marx ayant déjà développé le concept de communisme primitif
pour décrire le passé des sociétés de classes, l'apport de Morgan est un cadre
théorique qu'il vit comme une confirmation de ses hypothèses. Engels explique en
1888 : « L'organisation interne de ces sociétés communautaires primitives a été dévoilé,
dans leur forme caractéristique, par la découverte majeure de Morgan sur la véritable
nature des gens et leur relation avec la tribu »
36
. Morgan montre dans ses travaux que
35 M
AKARIUS
, R.,
loc. cit.
36 M
ARX
, K. & E
NGELS
, F., Selected Works, Moscow, 1975, p. 32, traduit par nous.
Maxime Felder
maxime.felder@unifr.ch
12
non seulement la société sans classe est un stade dans l'évolution naturelle de la
société, mais qu'il est également un passage nécessaire. De plus, à l'échelle de
l'Histoire humaine, les sociétés sans classes représentent une période immensément
plus longue que celle de la société de classes
37
.
Un deuxième point qui éveilla l'intérêt de Marx et d'Engels est la conception
morganienne des causes du changement social. Tout comme ces derniers le
proposent dans leur Manifeste, Morgan suggère que c'est le développement des
moyens de production qui provoque le changement. Plus exactement, c'est le
développement des forces de production qui créent les conditions propices à une
transformation de l'organisation sociale. Concrètement, dans une société primitive, les
moyens de production sont faibles et suffisent tout juste à nourrir les producteurs. Il n'y a
donc pas de surplus. Avec l'arrivée de nouvelles techniques, la production atteint un
niveau qui dépasse le stricte nécessaire, et l'accumulation de biens devient possible.
C'est là que certaines personnes peuvent commencer à vivre au dépend du travail
des autres. Les conditions sont donc réunie pour une différenciation des individus :
ceux qui produisent, et ceux qui s'accaparent du surplus
38
. A ce propos, Engels déclare
« Morgan a redécouvert en Amérique, à sa manière, la conception matérialiste de
l'histoire que Marx avait découvert quarante ans plus tôt »
39
.
Nous avons vu que Morgan attribue le passage progressif à un système de parenté de
type descriptif au développement de la propriété privée, rendant nécessaire
l'établissement d'une hiérarchie entre les membres de la famille pour la répartition d'un
héritage, par exemple. Pour Marx et Engels, le développement de la propriété privée
est également un facteur de changements sociaux, et c'est celui qui devrait conduire
à la destruction du système capitaliste. Ils affirment que la bourgeoisie a créé de si
puissants moyens de production et d'échange qu'elle « ressemble au sorcier qui ne sait
plus dominer les puissances infernales qu'il a évoquées »
40
. Et puisque le prolétariat ne
peut s'approprier les moyens de production, il faut abolir le mode d'appropriation lui-
même
41
. Le passage à une société sans classes et sans propriété privée est donc
inéluctable.
Enfin, un dernier aspect qui a poussé Marx et Engels à s'intéresser de près aux théories
de Morgan est la conception de l'évolution. Comme mentionné au chapitre
précédent, Morgan voyait les différents stades de l'évolution comme des passages
obligés pour toute société. De plus, l'étape dans laquelle se trouve la société
occidentale n'est pas l'ultime et dernière étape. Il s'agit d'un stade provisoire qui
débouchera sur une « renaissance sous une forme supérieure » qui verra le
rétablissement des principes de liberté, d'égalité et de fraternité qui avaient cours dans
l'antiquité. Il est aisé d'imaginer l'intérêt qu'a pu susciter cette théorie du retour à des
principes antérieurs aux sociétés de classes pour les premiers philosophes du
communisme. Le communisme repose justement sur l'idée de l'accession à un
37 C
HATTOPADHYAYA
, D., « Dialectics of Social Evolution : Morgan, Marx and Engels », Social Scientist,
Vol. 10, No. 9 (Sep., 1982), pp. 14.
38 C
HATTOPADHYAYA
, D., op. cit.
39 E
NGELS
, F., The Origin of the Family, private property and the state, cité par C
HATTOPADHYAYA
, D.,
op. cit.
40 M
ARX
, K. & E
NGELS
, F., Manifeste du Parti communiste, 1848.
41 C
HATTOPADHYAYA
, D.,
op. cit., p. 16.
Maxime Felder
maxime.felder@unifr.ch
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