la Révolution française qui a conduit à l'abolition de la domination monarchique
féodale en France.
On constate que contrairement à de nombreux philosophes de l'histoire, Marx
cherche à ancrer sa théorie dans ces faits et à trouver les conditions matérielles
concrètes à l'évolution de la société. E. Kant voyait l'antagonisme de « l'insociable
sociabilité » comme le moyen de développement de la société
49
. Pour W. Von
Humboldt, il serait vain de chercher à tout expliquer par les intentions des Hommes. La
marche de l'histoire serait guidée par « la nature des choses », « la liberté de l'homme »
ou par « l'intervention du hasard »
50
. K. Marx refuse de concevoir les forces motrices de
l'histoire comme non maitrisables par l'Homme. Le matérialisme historique vise à
démystifier la dialectique de la philosophie classique. Cette doctrine témoigne d'une
volonté de ramener la philosophie dominante hégélienne à ses bases matérielles. Il
s'agit de prouver que l'histoire n'est pas mue par des forces supérieures ni par des lois
qui nous échappent. Les prolétaires doivent comprendre qu'ils ont leur destin en main
et que la révolution peut mettre fin à la domination de la société bourgeoise. Engels
résume cette idée en deux phrases. « La conception marxiste de l'histoire met fin à la
philosophie dans le domaine de l'histoire (...). Partout il s'agit non plus d'imaginer dans
sa tête des enchainements, mais de les découvrir dans les faits »
51
.
On comprend dès lors l'intérêt qu'a suscité le travail de L. H. Morgan pour F. Engels.
Morgan a cherché les manifestations matérielles de l'évolution, à la fois causes et
conséquences de celle-ci. Selon son tableau de l'évolution, c'est par exemple
l'apparition de la hache et de la lance qui a contribué au passage du stade inférieur
au stade moyen de la sauvagerie. Quant au passage de la barbarie à la civilisation,
c'est l'apparition de l'agriculture à grande échelle qui l'accompagne. Les corrélations
établies par L. H. Morgan entre le progrès technique et les transformations des autres
aspects de la vie sociale confortent Marx et Engels dans leur idée que le progrès
technique crée le décalage entre lui-même et les rapports de production, ce qui
engendre des changements dans ceux-ci. Ils considèrent en effet que si la découverte
de la hache, de la charrue ou de l'irrigation sont corrélés à l'évolution des autres
domaines sociaux, c'est parce que ceux-ci génèrent une production qui ne
correspond plus au système en place et engendre un conflit de classe. Rappelons-
nous la métaphore du sorcier qui n'est soudain plus capable de maitriser sa création.
La charrue aurait permis de récolter une quantité inhabituellement grande de
nourriture, ce qui n'aurait pas manqué de provoquer une crise. Dans le Manifeste du
parti communiste, le rôle du « progrès industriel, dont la bourgeoise est l'agent passif et
inconscient »
52
est souligné. Dans « Principes du communisme », Engels est on ne peut
plus clair sur ce point : « Toute transformation de l'ordre social, tout changement dans
les rapports de propriété, sont la conséquence nécessaire de l'apparition de nouvelles
tantôt dissimulée, une guerre qui finissait toujours soit par une transformation révolutionnaire
de la société tout entière, soit par la destruction des deux classes en lutte ».
49 K
ANT
, E., « Idée d'une histoire universelle d'un point de vue cosmopolitique », 1784.
50 V
ON
H
UMBOLDT
, W., « Considérations sur les causes motrices dans l'histoire mondiale » in La
tâche de l'historien, Villeneuve d'Ascq, Presses Universitaire de Lille, 1985.
51 E
NGELS
, F., Ludwig Feuerbach et la Fin de la Philosophie Classique Allemande, 1886 cité par
B
ALIBAR
, E., M
ACHERET
, P.,
op. cit.
52 M
ARX
, K. & E
NGELS
, F., Manifeste du Parti communiste, 1848, fin du point I « Bourgeois et
prolétaires ».
Maxime Felder
maxime.felder@unifr.ch
16
forces productives ne correspondant plus aux anciens rapports de propriété »
53
.
Un dernier aspect du matérialisme historique qu'il nous faut aborder est l'idée du stade
supérieur de l'évolution à venir. Dans la philosophie marxiste, le capitalisme est détruit
par la révolution prolétaire et le nouveau système s'appelle communisme. L'idée n'est
bien sûr pas nouvelle. Elle peut par exemple correspondre à l'idée de paix perpétuelle
de Kant. J. G. Herder apporta une thèse encore plus proche : « Le genre humain est
destiné à parcourir maint degrés de civilisation en mainte transformations ; mais c'est
sur la raison et l'équité qu'est essentiellement et uniquement fondé l'état durable de sa
prospérité »
54
. Théoriquement, le communisme revient à une organisation sociale sans
classes et sans État, et dans laquelle les moyens de production appartiennent à la
collectivité. Il s'agit donc d'une forme de retour à la forme de la société pré-classes,
dans laquelle il n'y avait pas de domination. Appeler cette période « communisme
primitif » est un signe clair de l'analogie faite entre l'état passé et l'état futur souhaité.
En nommant ainsi la société pré-classes, Marx projette dans le futur sa vision idéalisée
du passé. Et lorsque Morgan parle de retour au principes de liberté, d'égalité et de
fraternité de l'antiquité classique, il rejoint les philosophes. Mais contrairement à eux,
Morgan reste prudent quant à son idée d'état final. Le retour aux valeurs primitives
reste une hypothèse. Marx et Engels ne font eux pas de mystère sur ce point. Au sujet
du capitalisme, ils affirment que « sa chute et le triomphe du prolétariat sont
également inévitables »
55
.
3.2
Marx et le colonialisme
Le présent point se base en autres sur l'ouvrage Du colonialisme en Asie. Inde, Perse,
Afghanistan qui compile des articles de K. Marx et de F. Engels et sur le commentaire
qu'en fait A. Hajjat dans son texte « Marx et le colonialisme ». Nous allons le voir, Marx et
Engels adoptent une position plutôt ambigüe face à la colonisation.
On constate d'abord une sorte de fatalisme face à la nécessité de réformer les
sociétés non occidentales et une forme de condamnation des méthodes utilisées et
des conséquences de la colonisation. Cette phrase de Marx illustre bien ce dilemme.
« L'Angleterre a une double mission à remplir en Inde : l'une destructrice, l'autre
régénératrice – l'annihilation de la vieille société asiatique et la pose des fondements
matériels de la société occidentale en Asie »
56
. Dans une correspondance adressée à
un journal anglais en 1848, Engels se félicite de la colonisation de l'Algérie qu'il voit
comme une victoire du « progrès de la civilisation »
57
. La même année, et selon la
même source, il écrit « il est dans l'intérêt de son propre développement que dans le
futur, il (le Mexique) passe sous la tutelle des États-Unis ». Une année après, il ajoute
« serait-ce un malheur que la belle Californie soit arrachée aux Mexicains paresseux qui
53 E
NGELS
, F., « Principes du communisme » in Textes, Paris, Les Éditions sociales, 1968.
54 H
ERDER
, J. G., Histoire et cultures, une autre philosophie de l'histoire. Idées pour la philosophie
de l'histoire de l'humanité, traduit par R
OUCHÉ
, M., Paris, Éditions Flammarion, 2000.
55 M
ARX
, K. & E
NGELS
, F.,
loc. cit.
56 Article du New York Daily Tribune du 22 juillet 1853, cité par M
OLNAR
, M., Marx, Engels et la
politique internationale, Paris, Éditions Gallimard,1975.
57 M
OLNAR
, M., Marx, Engels et la politique internationale, Paris, Éditions Gallimard,1975.
Maxime Felder
maxime.felder@unifr.ch
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