ne savent pas quoi en faire? ». Dans
Du colonialisme..., Marx et Engels disent regretter
la destruction « d'organisations sociales patriarcales, inoffensives et laborieuses » ainsi
que « d'anciennes formes de civilisation ». Mais « malgré leur aspect inoffensif (elles) ont
toujours été une fondation solide du despotisme oriental ». Le fait que ces peuples
(asiatiques dans ce cas) soient soumis au despotisme, à l'esclavage, et que ceci
« enferme la raison humaine » et condamne les individus à la superstition et au « culte
grossier de la nature » justifie qu'on les soumette. « Après tout, le bourgeois moderne,
avec la civilisation, l'industrie, l'ordre et les « lumières » qu'il apporte tout de même avec
lui, est préférable au seigneur féodal ou au pillard de grand chemin, et à l'état barbare
de société à laquelle ils appartiennent. »
58
Reconnaissant que la colonisation de l'Inde par l'Angleterre était guidée par des
intérêts « abjectes », Marx et Engels affirment que « la question n'est pas là ». En effet,
leur caractère orientaliste
59
les pousse à ne pas considérer les individus non civilisés
comme des acteurs. Ce sont des peuples passifs et n'ayant aucune emprise sur
l'Histoire : d'ailleurs il n'en ont pas. « La société indienne n'a pas d'histoire, du moins pas
d'histoire connue. »
60
C'est l'Angleterre qui a permis « la seule révolution sociale qui n'ait
jamais eu lieu en Asie ». Un ethnocentrisme radical semble les aveugler, au point qu'ils
ne voient l'Histoire qu'en occident, lieu du progrès, des avancées technologiques, des
événements importants. Abdellali Hajjat note que si Marx et Engels dénoncent les
massacres, c'est pour dénoncer la domination des classes bourgeoises plus que pour
défendre la cause des opprimés. Le célèbre slogan « prolétaire de tous les pays,
unissez-vous » ne s'adresse, semblerait-il, qu'aux occidentaux. Les autres devant
d'abord devenir des prolétaires et pour cela, passer de leur système « archaïque » au
système capitaliste, passage obligé avant la révolution. En effet, la thèse marxiste
imposant une évolution linéaire stricte, il ne peut y avoir de communisme avant le
passage par l'étape qui le précède. La colonisation est donc un moyen d'accélérer le
cours de l'Histoire des pays non occidentaux. Et pour cela, le sang versé lors des
conquêtes est un mal pour un bien.
Marx et Engels adoptent une vision globale – certains diront universalisante, mais c'est
un autre débat – de l'évolution. Celle-ci doit se faire non seulement sur la même ligne,
mais également de façon plus ou moins synchronique puisqu'il ne semble pas être
question de laisser du temps aux peuples non occidentaux pour passer au capitalisme.
Encore une fois, c'est l'ethnocentrisme de la doctrine marxiste qui voudrait voir le
monde entier emboiter le bas à l'Occident, si ce n'est se calquer sur lui. La révolution
ne doit pas sauver que les prolétaires européens, et la colonisation ne doit pas délivrer
seulement les peuples asiatiques, c'est l'humanité dans sa globalité qui en bénéficiera.
Engels affirme que la révolution communiste « est une révolution universelle; (et qu')elle
aura, par conséquent, un terrain universel »
61
. Selon M. Molnar, « le raisonnement des
auteurs sur la question des peuples coloniaux et des mouvements nationaux d'Europe
58 F. Engels, publié dans The Northern Star en 1848, cité par M
OLNAR
, M., Marx, Engels et la
politique internationale, Paris, Éditions Gallimard,1975.
59 « Orientaliste » dans le sens que lui donne E. W. Saïd dans L'Orientalisme, l'Orient créé par
l'Occident.
60 M
ARX
, K. & E
NGELS
, F., Du colonialisme en Asie, Inde, Perse, Afghanistan, Paris, Éditions Mille et
une Nuit, 2002.
61 E
NGELS
, F., « Principes du communisme » in Textes, Paris, Les Éditions sociales, 1968.
Maxime Felder
maxime.felder@unifr.ch
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est identique, du moins jusqu'à un certain point. Tout comme en Europe, Marx et Engels
voient en Asie, en Afrique et en Amérique, deux grandes catégories de peuples. Les
uns sont des nations pour ainsi dire historiques, ayant la vitalité, les traditions, les vertus
nécessaires à se libérer ou survivre comme pays indépendants. Il en est d'autres qui, ne
disposant pas de ces qualités, doivent être colonisés pour le bien de l'humanité »
62
. Ce
point montre bien le dogmatisme du matérialisme historique. Nous sommes là bien loin
des théories de Morgan.
Pour terminer ce point, notons encore que, comme l'écrit A. Hajjat, « il faut faire une
nette distinction entre Marx et Engels »
63
. Dans ce document, nous avons régulièrement
cité leurs noms côte à côte. Les deux se sont grandement influencés mutuellement,
par leur intense correspondance notamment. Si Marx est souvent reconnu comme
l'auteur du Manifeste, la contribution d'Engels n'est jamais négligée. Il est même parfois
difficile de savoir qui a écrit quoi, l'un reprenant régulièrement mot pour mot les écrits
de l'autre. Mais contrairement à Engels, Marx a considérablement évolué. Engels plus
que Marx tend à l'essentialisme. Il écrit notamment un article sur l'Algérie pour le
compte de la New American Encyclopedia dans lequel il classe les peuples d'une
manière parfaitement ethnocentrique. Selon F. Engels, les Kabyles seraient travailleurs,
bons cultivateurs, et vivraient dans « de vrais villages ». Même s'ils ne sont pas
européens, il s'en approchent par leur teint clair. Les Arabes, quant à eux, sont des
nomades et ne connaissent pas d'évolution, ils rejetteraient la civilisation. Enfin, les
Maures seraient la catégorie inférieure, coutumière de la cruauté et de la vengeance
et quasi sans morale
64
. On reconnait ici un ethnocentrisme poussé. Le fait qu'Engels
reconnaisse dans l'oeuvre de Morgan des positions similaires aux siennes prouve
l'ambiguité dont souffre Ancient Society. Si les colonialistes y trouvent leur compte, il
n'est pas surprenant que certains scientifiques en jugent la lecture superflue et le
rejette sans autre forme de procès.
CONCLUSION
Une première question se pose : The Origin of the Family est-il un commentaire ou une
relecture de Ancient Society? Tout d'abord, il nous semble important de distinguer les
« métiers » des deux auteurs. Morgan est anthropologue, alors qu'Engels est philosophe
et théoricien socialiste. L'un est scientifique et s'inscrit dans un courant de pensée
scientifique, l'autre est penseur et véhicule une idéologie. Voilà peut-être la différence
la plus fondamentale entre Morgan et Engels. Leurs buts ne sont pas les mêmes et leurs
méthodes non plus. Même si la volonté des philosophes du marxisme était de
démystifier la dialectique du développement social et de la relier à des faits, leur
travaux se sont passés de recherche de terrain et à ce titre, ces derniers ne peuvent
bénéficier d'un statut identique à celui dont bénéficie Ancient Society. L'un est
principalement le résultat d'un travail de pensée, l'autre est le résultat d'un travail de
62 M
OLNAR
, M.,
loc. cit.
63 H
AJJAT
, A., « Marx et le colonialisme », Bellaciao.org, 9 novembre 2007.
64 Ibid.
Maxime Felder
maxime.felder@unifr.ch
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