Montaigne les Essais livre III


CHAPITRE XIII De l'experience



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CHAPITRE XIII
De l'experience


IL N'EST desir plus naturel que le desir de cognoissance. Nous essayons tous les moyens qui nous y peuvent mener. Quand la raison nous faut, nous y employons l'experience :

Per varios usus artem experientia fecit :
Exemplo monstrante viam
.

Qui est un moyen de beaucoup plus foible et plus vil. Mais la verité est chose si grande, que nous ne devons desdaigner aucune entremise qui nous y conduise. La raison a tant de formes, que nous ne sçavons à laquelle nous prendre. L'experience n'en a pas moins. La consequence que nous voulons tirer de la conference des evenemens, est mal seure, d'autant qu'ils sont tousjours dissemblables. Il n'est aucune qualité si universelle, en cette image des choses, que la diversité et varieté. Et les Grecs, et les Latins, et nous, pour le plus expres exemple de similitude, nous servons de celuy des oeufs. Toutesfois il s'est trouvé des hommes, et notamment un en Delphes, qui recognoissoit des marques de difference entre les oeufs, si qu'il n'en prenoit jamais l'un pour l'autre. Et y ayant plusieurs poules, sçavoit juger de laquelle estoit l'oeuf. La dissimilitude s'ingere d'elle-mesme en nos ouvrages, nul art peut arriver à la similitude. Ny Perrozet ny autre, ne peut si soigneusement polir et blanchir l'envers de ses cartes, qu'aucuns joueurs ne les distinguent, à les voir seulement couler par les mains d'un autre. La ressemblance ne faict pas tant, un, comme la difference faict, autre. Nature s'est obligée à ne rien faire autre, qui ne fust dissemblable.

Pourtant, l'opinion de celuy-là ne me plaist guere, qui pensoit par la multitude des loix, brider l'authorité des juges, en leur taillant leurs morceaux. Il ne sentoit point, qu'il y a autant de liberté et d'estenduë à l'interpretation des loix, qu'à leur façon. Et ceux-là se moquent, qui pensent appetisser nos debats, et les arrester, en nous r'appellant à l'expresse parolle de la Bible. D'autant que nostre esprit ne trouve pas le champ moins spatieux, à contreroller le sens d'autruy, qu'à representer le sien : Et comme s'il y avoit moins d'animosité et d'aspreté à gloser qu'à inventer. Nous voyons, combien il se trompoit. Car nous avons en France, plus de loix que tout le reste du monde ensemble ; et plus qu'il n'en faudroit à reigler tous les mondes d'Epicurus : Ut olim flagitiis, sic nunc legibus laboramus : et si avons tant laissé à opiner et decider à nos juges, qu'il ne fut jamais liberté si puissante et si licencieuse. Qu'ont gaigné nos legislateurs à choisir cent mille especes et faicts particuliers, et y attacher cent mille loix ? Ce nombre n'a aucune proportion, avec l'infinie diversité des actions humaines. La multiplication de nos inventions, n'arrivera pas à la variation des exemples. Adjoustez y en cent fois autant : il n'adviendra pas pourtant, que des evenemens à venir, il s'en trouve aucun, qui en tout ce grand nombre de milliers d'evenemens choisis et enregistrez, en rencontre un, auquel il se puisse joindre et apparier, si exactement, qu'il n'y reste quelque circonstance et diversité, qui requiere diverse consideration de jugement. Il y a peu de relation de nos actions, qui sont en perpetuelle mutation, avec les loix fixes et immobiles. Les plus desirables, ce sont les plus rares, plus simples, et generales : Et encore crois-je, qu'il vaudroit mieux n'en avoir point du tout, que de les avoir en tel nombre que nous avons.

Nature les donne tousjours plus heureuses, que ne sont celles que nous nous donnons. Tesmoing la peinture de l'aage doré des Poëtes : et l'estat où nous voyons vivre les nations, qui n'en ont point d'autres. En voila, qui pour tous juges, employent en leurs causes, le premier passant, qui voyage le long de leurs montaignes : Et ces autres, eslisent le jour du marché, quelqu'un d'entr'eux, qui sur le champ decide tous leurs proces. Quel danger y auroit-il, que les plus sages vuidassent ainsi les nostres, selon les occurrences, et à l'oeil ; sans obligation d'exemple, et de consequence ? A chaque pied son soulier. Le Roy Ferdinand, envoyant des colonies aux Indes, prouveut sagement qu'on n'y menast aucuns escholiers de la jurisprudence : de crainte, que les proces ne peuplassent en ce nouveau monde. Comme estant science de sa nature, generatrice d'altercation et division, jugeant avec Platon, que c'est une mauvaise provision de païs, que jurisconsultes, et medecins.

Pourquoy est-ce, que nostre langage commun, si aisé à tout autre usage, devient obscur et non intelligible, en contract et testament : Et que celuy qui s'exprime si clairement, quoy qu'il die et escrive, ne trouve en cela, aucune maniere de se declarer, qui ne tombe en doute et contradiction ? Si ce n'est, que les Princes de cet art s'appliquans d'une peculiere attention, à trier des mots solemnes, et former des clauses artistes, ont tant poisé chasque syllabe, espluché si primement chasque espece de cousture, que les voila enfrasquez et embrouillez en l'infinité des figures, et si menuës partitions : qu'elles ne peuvent plus tomber soubs aucun reiglement et prescription, ny aucune certaine intelligence. Confusum est quidquid usque in pulverem sectum est. Qui a veu des enfans, essayans de renger à certain nombre, une masse d'argent vif : plus ils le pressent et pestrissent, et s'estudient à le contraindre à leur loy, plus ils irritent la liberté de ce genereux metal : il fuit à leur art, et se va menuisant et esparpillant, au delà de tout conte. C'est de mesme ; car en subdivisant ces subtilitez, on apprend aux hommes d'accroistre les doubtes : on nous met en train, d'estendre et diversifier les difficultez : on les allonge, on les disperse. En semant les questions et les retaillant, on faict fructifier et foisonner le monde, en incertitude et en querelle. Comme la terre se rend fertile, plus elle est esmiée et profondement remuée. Difficultatem facit doctrina. Nous doutions sur Ulpian, et redoutons encore sur Bartolus et Baldus. Il falloit effacer la trace de cette diversité innumerable d'opinions : non point s'en parer, et en entester la posterité.

Je ne sçay qu'en dire : mais il se sent par experience, que tant d'interpretations dissipent la verité, et la rompent. Aristote a escrit pour estre entendu ; s'il ne l'a peu, moins le fera un moins habille : et un tiers, que celuy qui traicte sa propre imagination. Nous ouvrons la matiere, et l'espandons en la destrempant. D'un subject nous en faisons mille : et retombons en multipliant et subdivisant, à l'infinité des atomes d'Epicurus. Jamais deux hommes ne jugerent pareillement de mesme chose. Et est impossible de voir deux opinions semblables exactement : non seulement en divers hommes, mais en mesme homme, à diverses heures. Ordinairement je trouve à doubter, en ce que le commentaire n'a da gné toucher. Je bronche plus volontiers en païs plat : comme certains chevaux, que je cognois, qui choppent plus souvent en chemin uny.

Qui ne diroit que les gloses augmentent les doubtes et l'ignorance, puis qu'il ne se voit aucun livre, soit humain, soit divin, sur qui le monde s'embesongne, duquel l'interpretation face tarir la difficulté ? Le centiesme commentaire, le renvoye à son suivant, plus espineux, et plus scabreux, que le premier ne l'avoit trouvé. Quand est-il convenu entre nous, ce livre en a assez, il n'y a meshuy plus que dire ? Cecy se voit mieux en la chicane. On donne authorité de loy à infinis docteurs, infinis arrests, et à autant d'interpretations. Trouvons nous pourtant quelque fin au besoin d'interpreter ? s'y voit-il quelque progrez et advancement vers la tranquillité ? nous faut-il moins d'advocats et de juges, que lors que cette masse de droict, estoit encore en sa premiere enfance ? Au contraire, nous obscurcissons et ensevelissons l'intelligence. Nous ne la descouvrons plus, qu'à la mercy de tant de clostures et barrieres. Les hommes mescognoissent la maladie naturelle de leur esprit. Il ne faict que fureter et quester ; et va sans cesse, tournoyant, bastissant, et s'empestrant, en sa besongne : comme nos vers à soye, et s'y estouffe. Mus in pice. Il pense remarquer de loing, je ne sçay quelle apparence de clarté et verité imaginaire : mais pendant qu'il y court, tant de difficultez luy traversent la voye, d'empeschemens et de nouvelles questes, qu'elles l'esgarent et l'enyvrent. Non guere autrement, qu'il advint aux chiens d'Esope, lesquels descouvrans quelque apparence de corps mort flotter en mer, et ne le pouvans approcher, entreprindrent de boire cette eau, d'asseicher le passage, et s'y estoufferent. A quoy se rencontre, ce qu'un Crates disoit des escrits de Heraclitus, qu'ils avoient besoin d'un lecteur bon nageur, afin que la profondeur et pois de sa doctrine, ne l'engloutist et suffoquast.

Ce n'est rien que foiblesse particuliere, qui nous faict contenter de ce que d'autres, ou que nous-mesmes avous trouvé en cette chasse de cognoissance : un plus habile ne s'en contentera pas. Il y a tousjours place pour un suivant, ouy et pour nous mesmes, et route par ailleurs. Il n'y a point de fin en nos inquisitions. Nostre fin est en l'autre monde. C'est signe de racourcissement d'esprit, quand il se contente : ou signe de lasseté. Nul esprit genereux, ne s'arreste en soy. Il pretend tousjours, et va outre ses forces. Il a des eslans au delà de ses effects. S'il ne s'avance, et ne se presse, et ne s'accule, et ne se choque et tournevire, il n'est vif qu'à demy. Ses poursuites sont sans terme, et sans forme. Son aliment, c'est admiration ; chasse, ambiguité : Ce que declaroit assez Apollo, parlant tousjours à nous doublement, obscurement et obliquement : ne nous repaissant pas, mais nous amusant et embesongnant. C'est un mouvement irregulier, perpetuel, sans patron et sans but. Ses inventions s'eschauffent, se suivent, et s'entreproduisent l'une l'autre.



Ainsi voit-on en un ruisseau coulant,
Sans fin l'une eau, apres l'autre roulant,
Et tout de rang, d'un eternel conduict ;
L'une suit l'autre, et l'une l'autre fuit.
Par cette-cy, celle-là est poussée,
Et cette-cy, par l'autre est devancée :
Tousjours l'eau va dans l'eau, et tousjours est-ce
Mesme ruisseau, et tousjours eau diverse
.

Il y a plus affaire à interpreter les interpretations, qu'à interpreter les choses : et plus de livres sur les livres, que sur autre subject : Nous ne faisons que nous entregloser.

Tout fourmille de commentaires : d'autheurs, il en est grand cherté.

Le principal et plus fameux sçavoir de nos siecles, est-ce pas sçavoir entendre les sçavants ? Est-ce pas la fin commune et derniere de touts estudes ?

Nos opinions s'entent les unes sur les autres. La premiere sert de tige à la seconde : la seconde à la tierce. Nous eschellons ainsi de degré en degré. Et advient de là, que le plus haut monté, a souvent plus d'honneur, que de merite. Car il n'est monté que d'un grain, sur les espaules du penultime.

Combien souvent, et sottement à l'avanture, ay-je estendu mon livre à parler de soy ? Sottement, quand ce ne seroit que pour cette raison : Qu'il me devoit souvenir, de ce que je dy des autres, qui en font de mesmes. Que ces oeillades si frequentes à leurs ouvrages, tesmoignent que le coeur leur frissonne de son amour ; et les rudoyements mesmes, desdaigneux, dequoy ils le battent, que ce ne sont que mignardises, et affetteries d'une faveur maternelle. Suivant Aristote, à qui, et se priser et se mespriser, naissent souvent de pareil air d'arrogance. Car mon excuse : Que je doy avoir en cela plus de liberté que les autres, d'autant qu'à poinct nommé, j'escry de moy, et de mes escrits, comme de mes autres actions : que mon theme se renverse en soy : je ne sçay, si chacun la prendra.

J'ay veu en Allemagne, que Luther a laissé autant de divisions et d'altercations, sur le doubte de ses opinions, et plus, qu'il n'en esmeut sur les escritures sainctes. Nostre contestation est verbale. Je demande que c'est que nature, volupté, cercle, et substitution. La question est de parolles, et se paye de mesme. Une pierre c'est un corps : mais qui presseroit, Et corps qu'est-ce ? substance : et substance quoy ? ainsi de suitte : acculeroit en fin le respondant au bout de son Calepin. On eschange un mot pour un autre mot, et souvent plus incogneu. Je sçay mieux que c'est qu'homme, que je ne sçay que c'est animal, ou mortel, ou raisonnable. Pour satisfaire à un doute, ils m'en donnent trois : C'est la teste d'Hydra. Socrates demandoit à Memnon, que c'estoit que vertu : Il y a, dist Memnon, vertu d'homme et de femme, de magistrat et d'homme privé, d'enfant et de vieillart. Voicy qui va bien s'escria Socrates : nous estions en cherche d'une vertu, tu nous en apporste un exaim. Nous communiquons une question, on nous en redonne une ruchée. Comme nul evenement et nulle forme, ressemble entierement à une autre, aussi ne differe l'une de l'autre entierement. Ingenieux meslange de nature. Si nos faces n'estoient semblables, on ne sçauroit discerner l'homme de la beste : si elles n'estoient dissemblables, on ne sçauroit discerner l'homme de l'homme. Toutes choses se tiennent par quelque similitude : Tout exemple cloche. Et la relation qui se tire de l'experience, est tousjours defaillante et imparfaicte : On joinct toutesfois les comparaisons par quelque bout. Ainsi servent les loix ; et s'assortissent ainsin, à chacun de nos affaires, par quelque interpretation destournée, contrainte et biaise.

Puisque les loix ethiques, qui regardent le devoir particulier de chacun en soy, sont si difficiles à dresser ; comme nous voyons qu'elles sont : ce n'est pas merveille, si celles qui gouvernent tant de particuliers, le sont d'avantage. Considerez la forme de cette justice qui nous regit ; c'est un vray tesmoignage de l'humaine imbecillité : tant il y a de contradiction et d'erreur. Ce que nous trouvons faveur et rigueur en la justice : et y en trouvons tant, que je ne sçay si l'entre-deux s'y trouve si souvent : ce sont parties maladives, et membres injustes, du corps mesmes et essence de la justice. Des païsans, viennent de m'advertir en haste, qu'ils ont laissé presentement en une forest qui est à moy, un homme meurtry de cent coups, qui respire encores, et qui leur a demandé de l'eau par pitié, et du secours pour le souslever. Disent qu'ils n'ont osé l'approcher, et s'en sont fuis, de peur que les gens de la justice ne les y attrapassent : et comme il se faict de ceux qu'on rencontre pres d'un homme tué, ils n'eussent à rendre conte de cet accident, à leur totale ruyne : n'ayans ny suffisance, ny argent, pour deffendre leur innocence. Que leur eussé-je dict ? Il est certain, que cet office d'humanité, les eust mis en peine.

Combien avons nous descouvert d'innocens avoir esté punis : je dis sans la coulpe des juges ; et combien en y a-il eu, que nous n'avons pas descouvert ? Cecy est advenu de mon temps. Certains sont condamnez à la mort pour un homicide ; l'arrest sinon prononcé, au moins conclud et arresté. Sur ce poinct, les juges sont advertis par les officiers d'une cour subalterne, voisine, qu'ils tiennent quelques prisonniers, lesquels advoüent disertement cet homicide, et apportent à tout ce faict, une lumiere indubitable. On delibere, si pourtant on doit interrompre et differer l'execution de l'arrest donné contre les premiers. On considere la nouvelleté de l'exemple, et sa consequence, pour accrocher les jugemens : Que la condemnation est juridiquement passée ; les juges privez de repentance. Somme, ces pauvres diables sont consacrez aux formules de la justice. Philippus, ou quelque autre, prouveut à un pareil inconvenient, en cette maniere. Il avoit condamné en grosses amendes, un homme envers un autre, par un jugement resolu. La verité se descouvrant quelque temps apres, il se trouva qu'il avoit iniquement jugé : D'un costé estoit la raison de la cause : de l'autre costé la raison des formes judiciaires. Il satisfit aucunement à toutes les deux, laissant en son estat la sentence, et recompensant de sa bourse, l'interest du condamné. Mais il avoit affaire à un accident reparable ; les miens furent pendus irreparablement. Combien ay-je veu de condemnations, plus crimineuses que le crime ?

Tout cecy me faict souvenir de ces anciennes opinions : Qu'il est force de faire tort en detail, qui veut faire droict en gros ; et injustice en petites choses, qui veut venir à chef de faire justice és grandes : Que l'humaine justice est formée au modelle de la medecine, selon laquelle, tout ce qui est utile est aussi juste et honneste : Et de ce que tiennent les Stoïciens, que nature mesme procede contre justice, en la plus-part de ses ouvrages. Et de ce que tiennent les Cyrenaïques, qu'il n'y a rien juste de soy : que les coustumes et loix forment la justice. Et les Theodoriens, qui trouvent juste au sage le larrecin, le sacrilege, toute sorte de paillardise, s'il cognoist qu'elle luy soit profitable.

Il n'y a remede : J'en suis là, comme Alcibiades, que je ne me representeray jamais, que je puisse, à homme qui decide de ma teste : où mon honneur, et ma vie, depende de l'industrie et soing de mon procureur, plus que de mon innocence. Je me hazarderois à une telle justice, qui me recogneust du bien faict, comme du mal faict : où j'eusse autant à esperer, qu'à craindre. L'indemnité n'est pas monnoye suffisante, à un homme qui faict mieux. que de ne faillir point. Nostre justice ne nous presente que l'une de ses mains ; et encore la gauche : Quiconque il soit, il en sort avecques perte.

En la Chine, duquel Royaume la police et les arts, sans commerce et cognoissance des nostres, surpassent nos exemples, en plusieurs parties d'excellence : et duquel l'histoire m'apprend, combien le monde est plus ample et plus divers, que ny les anciens, ny nous, ne penetrons : les officiers deputez par le Prince, pour visiter l'estat de ses provinces, comme ils punissent ceux, qui malversent en leur charge, il remunerent aussi de pure liberalité, ceux qui s'y sont bien portez outre la commune sorte, et outre la necessité de leur devoir : on s'y presente, non pour se garantir seulement, mais pour y acquerir : ny simplement pour estre payé, mais pour y estre estrené.

Nul juge n'a encore, Dieu mercy, parlé à moy comme juge, pour quelque cause que ce soit, ou mienne, ou tierce, ou criminelle, ou civile. Nulle prison m'a receu, non pas seulement pour m'y promener. L'imagination m'en rend la veuë mesme du dehors, desplaisante. Je suis si affady apres la liberté, que qui me deffendroit l'accez de quelque coin des Indes, j'en vivrois aucunement plus mal à mon aise. Et tant que je trouveray terre, ou air ouvert ailleurs, je ne croupiray en lieu, oú il me faille cacher. Mon Dieu, que mal pourroy-je souffrir la condition, où je vois tant de gens, clouez à un quartier de ce Royaume, privez de l'entrée des villes principalles, et des courts, et de l'usage des chemins publics, pour avoir querellé nos loix. Si celles que je sers, me menassoient seulement le bout du doigt, je m'en irois incontinent en trouver d'autres, où que ce fust. Toute ma petite prudence, en ces guerres civiles où nous sommes, s'employe à ce, qu'elles n'interrompent ma liberté d'aller et venir.

Or les loix se maintiennent en credit, non par ce qu'elles sont justes, mais par ce qu'elles sont loix. C'est le fondement mystique de leur authorité : elles n'en ont point d'autre. Qui bien leur sert. Elles sont souvent faictes par des sots. Plus souvent par des gens, qui en haine d'equalité ont faute d'equité : Mais tousjours par des hommes, autheurs vains et irresolus.

Il n'est rien si lourdement, et largement fautier, que les loix : ny si ordinairement. Quiconque leur obeit par ce qu'elles sont justes, ne leur obeyt pas justement par où il doit. Les nostres Françoises, prestent aucunement la main, par leur desreiglement et deformité, au desordre et corruption, qui se voit en leur dispensation, et execution. Le commandement est si trouble, et inconstant, qu'il excuse aucunement, et la desobeissance, et le vice de l'interpretation, de l'administration, et de l'observation. Quel que soit donq le fruict que nous pouvons avoir de l'experience, à peine servira beaucoup à nostre institution, celle que nous tirons des exemples estrangers, si nous faisons si mal nostre profit, de celle, que nous avons de nous mesme, qui nous est plus familiere : et certes suffisante à nous instruire de ce qu'il nous faut.

Je m'estudie plus qu'autre subject. C'est ma metaphysique, c'est ma physique.



Qua Deus hanc mundi temperet arte domum,
Qua venit exoriens, qua defecit, unde coactis
Cornibus in plenum menstrua luna redit :
Unde salo superant venti, quid flamine captet
Eurus, et in nubes unde perennis aqua.
Sit ventura dies mundi quæ subruat arces
.

Quærite quos agitat mundi labor.

En ceste université, je me laisse ignoramment et negligemment manier à la loy generale du monde. Je la sçauray assez, quand je la sentiray. Ma science ne luy peut faire changer de routte. Elle ne se diversifiera pas pour moy : c'est folie de l'esperer. Et plus grande folie, de s'en mettre en peine : puis qu'elle est necessairement semblable, publique, et commune.

La bonté et capacité du gouverneur nous doit à pur et à plein descharger du soing de gouvernement.

Les inquisitions et contemplations Philosophiques, ne servent que d'aliment à nostre curiosité. Les Philosophes, avec grande raison, nous renvoyent aux regles de nature : Mais elles n'ont que faire de si sublime cognoissance. Ils les falsifient, et nous presentent son visage peint, trop haut en couleur, et trop sophistiqué : d'où naissent tant de divers pourtraits d'un subject si uniforme. Comme elle nous a fourny de pieds à marcher, aussi a elle de prudence à nous guider en la vie. Prudence non tant ingenieuse, robuste et pompeuse, comme celle de leur invention : mais à l'advenant, facile, quiete et salutaire. Et qui faict tresbien ce que l'autre dit : en celuy, qui a l'heur, de sçavoir l'employer naïvement et ordonnément : c'est à dire naturellement. Le plus simplement se commettre à nature, c'est s'y commettre le plus sagement. O que c'est un doux et mol chevet, et sain, que l'ignorance et l'incuriosité, à reposer une teste bien faicte.

J'aymerois mieux m'entendre bien en moy, qu'en Ciceron. De l'experience que j'ay de moy, je trouve assez dequoy me faire sage, si j'estoy bon escholier. Qui remet en sa memoire l'excez de sa cholere passee, et jusques où ceste fievre l'emporta, voit la laideur de ceste passion, mieux que dans Aristote, et en conçoit une haine plus juste. Qui se souvient des maux qu'il a couru, de ceux qui l'ont menassé, des legeres occasions qui l'ont remué d'un estat à autre, se prepare par là, aux mutations futures, et à la recognoissance de sa condition. La vie de Cæsar n'a point plus d'exemple, que la nostre pour nous : Et emperiere, et populaire : c'est tousjours une vie, que tous accidents humains regardent. Escoutons y seulement : nous nous disons, tout ce, dequoy nous avons principalement besoing. Qui se souvient de s'estre tant et tant de fois mesconté de son propre jugement : est-il pas un sot, de n'en entrer pour jamais en deffiance ? Quand je me trouve convaincu par la raison d'autruy, d'une opinion fauce ; je n'apprens pas tant, ce qu'il m'a dit de nouveau, et ceste ignorance particuliere : ce seroit peu d'acquest : comme en general j'apprens ma debilité, et la trahison de mon entendement : d'où je tire la reformation de toute la masse. En toutes mes autres erreurs, je fais de mesme : et sens de ceste reigle grande utilité à la vie. Je ne regarde pas l'espece et l'individu, comme une pierre où j'aye bronché : J'apprens à craindre mon alleure par tout, et m'attens à la reigler. D'apprendre qu'on a dit ou fait une sottise, ce n'est rien que cela. Il faut apprendre, qu'on n'est qu'un sot. Instruction bien plus ample, et importante. Les faux pas, que ma memoire m'a fait si souvent, lors mesme qu'elle s'asseure le plus de soy, ne se sont pas inutilement perduz : Elle a beau me jurer à ceste heure et m'asseurer : je secoüe les oreilles : la premiere opposition qu'on faict a son tesmoignage, me met en suspens. Et n'oserois me fier d'elle, en chose de poix : ny la garentir sur le faict d'autruy. Et n'estoit, que ce que je fay par faute de memoire, les autres le font encore plus souvent, par faute de foy, je prendrois tousjours en chose de faict, la verité de la bouche d'un autre, plustost que de la mienne. Si chacun espioit de pres les effects et circonstances des passions qui le regentent, comme j'ay faict de celle à qui j'estois tombé en partage : il les verroit venir : et rallentiroit un peu leur impetuosité et leur course : Elles ne nous sautent pas tousjours au collet d'un prinsault, il y a de la menasse et des degrez.


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