LA FIN DU LIVRE ET LE COMMENCEMENT DE L'ÉCRITURE
degger) n'est pas une « incohérence » : tremblement propre
à toutes les tentatives post-hegeliennes et à ce passage entre
deux époques. Les mouvements de déconstruction ne sollicitent
pas les structures du dehors. Ils ne sont possibles et efficaces,
ils n'ajustent leurs
COUDS
qu'en habitant ces structures. En les
habitant d
'une certaine manière, car on habite toujours et plus
encore quand on ne s'en doute pas. Opérant nécessairement de
l'intérieur, empruntant à la structure ancienne toutes les res-
sources stratégiques et économiques de la subversion, les lui
empruntant structurellement, c'est-à-dire sans pouvoir en isoler
des éléments et des atomes, l'entreprise de déconstruction est
toujours d'une certaine manière emportée par son propre tra-
vail. C'est ce que ne manque pas de signaler avec empressement
celui qui a commencé le même travail en un autre lieu de la
même habitation. Aucun exercice n'est plus répandu aujour-
d'hui et l'on devrait pouvoir en formaliser les règles.
Hegel, déjà, était pris à ce jeu. D'une part, il a sans doute
résumé la totalité de la philosophie du logos. Il a déterminé
l'ontologie comme logique absolue ; il a rassemblé toutes les
délimitations de l'être comme présence ; il a assigné à la pré-
sence l'eschatologie de la parousie, de la proximité à soi de la
subjectivité infinie. Et c'est pour les mêmes raisons qu'il a dû
abaisser ou subordonner l'écriture. Lorsqu'il critique la carac-
téristique leibnizienne, le formalisme de l'entendement et le sym-
bolisme mathématique, il fait le même geste : dénoncer l'être-
hors-de-soi du logos dans l'abstraction sensible ou intellectuelle.
L'écriture est cet oubli de soi, cette extériorisation, le contraire
de la mémoire intériorisante, de VErinnerung qui ouvre l'histoire
de l'esprit. C'est ce que disait le Phèdre : l'écriture est à la fois
mnémotechnique et puissance d'oubli. Naturellement, la critique
hegelienne de l'écriture s'arrête devant l'alphabet. En tant
qu'écriture phonétique, l'alphabet est à la fois plus servile, plus
méprisable, plus secondaire (« L'écriture alphabétique exprime
des sons qui sont eux-mêmes déjà des signes. Elle consiste donc
en signes de signes (« aus Zeichen der Zeichen », Encyclopédie
§ 459), mais c'est aussi la meilleure écriture, l'écriture de l'esprit :
son effacement devant la voix, ce qui en elle respecte l'inté-
riorité idéale des signifiants phoniques, tout ce par quoi elle
sublime l'espace et la vue, tout cela en fait l'écriture de l'his-
toire, c'est-à-dire celle de l'esprit infini se rapportant à lui-même
dans son discours et dans sa culture :
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DE LA GRAMMATOLOGIE
« Il s'ensuit qu'apprendre à lire et à écrire une écriture
alphabétique doit être regardé comme un moyen de culture
infini (unendliches Bildungsmittel) que l'on n'apprécie pas as-
sez ; parce qu'ainsi l'esprit s'éloignant du concret sensible, di-
rige son attention sur le moment plus formel, le mot sonore et
ses éléments abstraits, et contribue de manière essentielle à
fonder et à purifier dans le sujet le sol de l'intériorité. »
En ce sens elle est l'Aufhebung des autres écritures, en par-
ticulier de l'écriture hiéroglyphique et de la caractéristique leib-
nizienne qu'on avait critiquées auparavant d'un seul et même
geste. (L'Aufhebung est, plus ou moins implicitement, le concept
dominant de presque toutes les histoires de l'écriture, aujour-
d'hui encore. Elle est le concept de l'histoire et de lu téléologie).
Hegel poursuit en effet :
« L'habitude acquise supprime aussi plus tard la spécificité
de l'écriture alphabétique, à savoir de paraître, dans l'intérêt
de la vue, un détour (Umweg) par l'ouïe pour parvenir aux
représentations, et en fait pour nous une écriture hiérogly-
phique, en sorte qu'en en usant, nous n'avons pas besoin
d'avoir présente à la conscience la médiation des sons. »
C'est à cette condition que Hegel reprend alors à son compte
l'éloge leibnizien de l'écriture non-phonétique. Elle peut être
pratiquée par les sourds et les muets, disait Leibniz. Hegel :
« Outre que par la pratique qui transforme en hiéroglyphes
cette écriture alphabétique, se conserve [nous soulignons]
l'aptitude à l'abstraction acquise au cours d'un tel exercice,
la lecture des hiéroglyphes est pour soi-même une lecture
sourde et une écriture muette (ein taubes Lesen und ein
stummes Schreiben). Ce qui est audible ou temporel, ce qui
est visible ou spatial ont chacun leur propre fondement et
ils sont en premier lieu d'égale valeur ; mais dans l'écriture
alphabétique il n'y a qu'un fondement et cela suivant une
relation réglée, à savoir que la langue visible se rapporte seule-
ment comme un signe à la langue sonore ; l'intelligence
s'exprime de manière immédiate et inconditionnée par la
parole »(ibid.).
Ce que trahit l'écriture elle-même, dans son moment non
phonétique, c'est la vie. Elle menace du même coup le souffle,
l'esprit, l'histoire comme rapport à soi de l'esprit. Elle en est
la fin, la finitude, la paralysie. Coupant le souffle, stérilisant
ou immobilisant la création spirituelle dans la répétition de la
lettre, dans le commentaire ou l'exégèse, confinée dans un
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