DE LA GRAMMATOLOGIE
les oppositions ainsi accréditées font système : on circule des
unes aux autres à l'intérieur d'une seule et même structure.
La théorie de l'écriture n'a donc pas seulement besoin d'une
libération intra-scientifique et épistémologique, analogue à celle
qu'opérèrent Fréret et Warburton sans toucher aux assises dont
nous parlons ici. Il faut sans doute entreprendre aujourd'hui
une réflexion dans laquelle la découverte « positive » et la
« déconstruction » de l'histoire de la métaphysique, en tous
ses concepts, se contrôlent réciproquement, minutieusement,
laborieusement. Sans cela, toute libération épistémologique
risque d'être illusoire ou limitée, proposant seulement des com-
modités pratiques ou des simplifications notionnelles sur des
fondements auxquels la critique ne touche pas. Telle est sans
doute la limite de la remarquable entreprise de I. J. Gelb
(op. cit.) : malgré d'immenses progrès, malgré le projet d'ins-
taurer une scientificité grammatologique et de créer un sys-
tème unifié de notions simples, souples et maniables, malgré
l'exclusion de concepts inadéquats — tel celui d'idéogramme
— la plupart des oppositions conceptuelles que nous venons
d'évoquer continuent d'y fonctionner en toute sécurité.
On devine cependant à travers des travaux récents ce que
devra être un jour l'extension d'une grammatologie appelée
à ne plus recevoir ses concepts directeurs d'autres sciences
humaines ou, ce qui revient presque toujours au même, de la
métaphysique traditionnelle. On le devine à travers la richesse
et la nouveauté de l'information, de son traitement aussi, même
si la conceptualisation reste souvent, dans ces ouvrages de per-
cée, en-deçà d'une pointe audacieuse et sûre.
Ce qui nous paraît s'annoncer ici, c'est d'une part que la
grammatologie ne doit pas être une des sciences humaines et,
d'autre part, qu'elle ne doit pas être une science régionale parmi
d'autres.
Elle ne doit pas être une des sciences de l'homme, parce
qu'elle pose d'abord, comme sa question propre, la question
du nom de l'homme. Délivrer l'unité du concept d'homme,
c'est sans doute renoncer à la vieille idée des peuples dits
« sans écriture » et « sans histoire ». A. Leroi-Gourhan le
montre bien : refuser le nom d'homme et le pouvoir d'écri-
ture au-delà de sa propre communauté, c'est un seul et même
geste. En vérité, les peuples dits « sans écriture » ne manquent
jamais que d'un certain type d'écriture. Refuser à telle ou telle
124
DE LA GRAMMATOLOGIE COMME SCIENCE POSITIVE
technique de consignation le nom d'écriture, tel est 1' « ethno-
centrisme, qui définit le mieux la vision préscientifique de
l'homme » et fait en même temps que « dans de nombreux
groupes humains, le seul mot par lequel les membres désignent
leur groupe ethnique est le mot « homme » » (GP. 11, p. 32 et
passim).
Mais il ne suffit pas de dénoncer l'ethnocentrisme et de défi-
nir l'unité anthropologique par la disposition de l'écriture.
A. Leroi-Gourhan ne décrit plus ainsi l'unité de l'homme et
de l'aventure humaine par la simple possibilité de la graphie en
général : plutôt comme une étape ou une articulation dans l'his-
toire de la vie — de ce que nous appelons ici la différance —
comme histoire du gramme. Au lieu de recourir aux concepts qui
servent habituellement à distinguer l'homme des autres vivants
(instinct et intelligence, absence ou présence de la parole, de
la société, de l'économie, etc., etc.), on fait ici appel à la
notion de programme. Il faut l'entendre, certes, au sens de la
cybernétique, mais celle-ci n'est elle-même intelligible qu'à
partir d'une histoire des possibilités de la trace comme unité
d'un double mouvement de protention et de rétention. Ce mou-
vement déborde largement les possibilités de la « conscience
intentionnelle ». Celle-ci est une émergence qui fait apparaître
le gramme comme tel (c'est-à-dire selon une nouvelle structure
de non-présence) et rend sans doute possible le surgissement
des systèmes d'écriture au sens étroit. Depuis 1' « inscription
génétique » et les « courtes chaînes » programmatiques réglant
le comportement de l'amibe ou de l'annélide jusqu'au passage
au-delà de l'écriture alphabétique aux ordres du logos et d'un
certain homo sapiens, la possibilité du gramme structure le mou-
vement de son histoire selon des niveaux, des types, des rythmes
rigoureusement originaux
28
. Mais on ne peut les penser sans
le concept le plus général de gramme. Celui-ci est irréductible
et imprenable. Si l'on acceptait l'expression risquée par
A. Leroi-Gourhan, on pourrait parler d'une « libération de la
mémoire », d'une extériorisation toujours déjà commencée
mais toujours plus grande de la trace qui, depuis les pro-
grammes élémentaires des comportements dits « instinctifs »
jusqu'à la constitution des fichiers électroniques et des machines
à lire, élargit la différance et la possibilité de la mise en
Cf. GP. II, pp. 12 sq., 23 sq., 262 sq.
28.
125
DE LA GRAMMATOLOGIE
réserve : celle-ci constitue et efface en même temps, dans le
même mouvement, la subjectivité dite consciente, son logos et
ses attributs théologiques.
L'histoire de l'écriture s'enlève sur le fond de l'histoire du
gramme comme aventure des rapports entre la face et la main.
Ici, par une précaution dont il nous faut sans cesse répéter
le schéma, précisons que l'histoire de l'écriture n'est pas
expliquée à partir de ce que nous croyons savoir de la face
et de la main, du regard, de la parole et du geste. Il s'agit
au contraire de déranger ce savoir familier, et de réveiller
depuis cette histoire le sens de la main et de la face. A. Leroi-
Gourhan décrit la lente transformation de la motricité manuelle
qui délivre le système audio-phonique pour la parole, le
regard et la main pour l'écriture
29
, Il est difficile, dans
toutes ces descriptions, d'éviter le langage mécaniste, techni-
ciste, téléologique, au moment même où il s'agit précisément de
retrouver l'origine et la possibilité du mouvement, de la
machine, de la technè, de l'orientation en général. A vrai dire,
cela n'est pas difficile, c'est par essence impossible. Et cela
pour tout discours. D'un discours à l'autre, la différence ne
peut être ici que de mode d'habitation à l'intérieur d'une
conceptualité promise ou déjà soumise à délabrement.
En elle et déjà sans elle, il faut: ici tenter de ressaisir
l'unité du geste et de la parole, du corps et du langage, de
l'outil et de la pensée, avant que ne s'articule l'originalité de
l'un et de l'autre et sans que cette unité profonde donne lieu
au confusionisme. Il ne faut pas confondre ces significations
originales dans l'orbite du système où elles s'opposent. Mais
il faut, à penser l'histoire du système, en excéder quelque part,
de manière exorbitante, le sens et la valeur.
On accède alors à cette représentation de l'anthropos : équi-
libre précaire lié à l'écriture manuelle-visuelle
30
. Cet équilibre
est lentement menacé. On sait du moins qu' « aucun change-
ment majeur » donnant naissance à un « homme futur » qui
ne serait plus un « homme », « ne peut plus guère se pro-
duire sans la perte de la main, celle de la denture et par
conséquent celle de la station debout. Une humanité anodonte
et qui vivrait couchée en utilisant ce qui lui resterait de membres
29. I. p. 119 sq.
30. P. 161 sq.
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