Le mode de production féodal



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Le mode de production féodal

476 : chute de l’Empire romain d’Occident – début du Haut Moyen-âge


511 : baptême de Clovis
800 : Charlemagne empereur
An Mil (XIe siècle)
1337-1453 : Guerre de Cent ans
1348 : Peste noire
1492 : Découverte de l’Amérique

Quels sont les enjeux de l’étude du mode de production féodal ? Outre l’intérêt inhérent de la recherche scientifique, Marx et Engels identifient un enjeu politique dans le Manifeste du parti communiste, avec la dénonciation du socialisme féodal, socialisme de façade affiché par les propriétaires fonciers détrônés par la bourgeoise. Je cite :

« Quand les féodaux démontrent que le mode d'exploitation féodal était autre chose que celui de la bourgeoisie, ils n'oublient qu'une chose: c'est qu'ils exploitaient dans des circonstances et des conditions tout à fait différentes et aujourd'hui périmées. Quand ils démontrent que, sous le régime féodal, le prolétariat moderne n'existait pas, ils n'oublient qu'une chose: c'est que la bourgeoisie moderne précisément devait nécessairement jaillir de leur organisation sociale. »

La nostalgie du féodalisme comme forme d’anticapitalisme serait donc une illusion à dissiper. Il faut bien dire d’ailleurs que le féodalisme revient en permanence dans le Manifeste comme élément de comparaison avec la société bourgeoise. Mais qu’est-ce que ça recouvre ? L’idée de Marx et Engels est qu’on ne fait pas tourner à l’envers la roue de l’histoire, et que cela serait vain, car le capitalisme est une sorte de produit naturel du féodalisme. Comment cela se fait-il ? Qu’est-ce qui pousse invariablement à la transition entre ces deux modes de production ? Le féodalisme est-il un modèle productif instable ?

Evidemment, si je mentionne cet extrait du Manifeste, c’est que la question politique n’a pas été tout à fait évacuée. Au contraire, il semble que la prégnance des actuels enjeux écologiques et les critiques du productivisme et de la technique s’accompagnent d’un regain d’intérêt pour le féodalisme, non pour le rapport qu’il induit entre seigneurs et paysans, mais en tant qu’il serait un mode de production non-marchand, centré sur la petite production agricole, avec une forte coopération dans la production, des communs, une certaine démocratie locale informelle, etc.

En plus du problème politique, se pose un problème historique évident, que l’on n’a pas manqué de reprocher aux marxistes entre autres : le seul Moyen-âge couvre une période de plus de mille ans, à laquelle il faut ajouter trois siècles si l’on place la fin du féodalisme en 1789, comme le font nombres d’auteurs républicains un peu formalistes, et comme semblent parfois le faire Marx et Engels, sans parler du féodalisme russe qui se prolonge jusqu’en 1905. Ce découpage historique a-t-il une consistance du point de vue des structures économiques ? Et si oui laquelle ? Est-ce que le féodalisme se retrouve ailleurs dans le monde (Japon pré-moderne), est-ce un stade obligé de l’histoire des sociétés comme le veut l’historiographie stalinienne ? Je me propose donc de faire un modeste examen de ce qui ferait le propre du féodalisme dans une perspective matérialiste.

1) Marx, Engels et le féodalisme

Je ne vais pas m’intéresser à ce que Marx ou Engels ont pu dire du féodalisme. Pour plusieurs raisons : ils n’avaient pas vocation à faire œuvre d’historien ; ils n’ont pas théorisé le mode de production féodal, sinon sous forme d’esquisse dans les Grundrisse, le livre III du Capital offrant surtout une réflexion sur le rôle de l’usure dans le passage au capitalisme ; l’étude du féodalisme a pour fonction de préciser l’analyse du capitalisme ; les conceptions de Marx sont tributaires de l’historiographie bourgeoise libérale de son temps.

L’idée par exemple, que l’on trouve dans les Grundrisse, selon laquelle le féodalisme est issu du monde germanique est une idée présente dans les études historiques depuis la Renaissance, et non propre à Marx.

Le chapitre que Marx consacre, dans le Capital, à l’accumulation primitive et au phénomène des enclosures en Angleterre est une description, documentée et éclairante aux yeux des historiens, d’un épisode du féodalisme qui a été décisif pour l’avènement du capitalisme : l’expropriation des paysans petits propriétaires libres par leurs seigneurs, créant à la fois de grosses fortunes financières pour les seigneurs et une armée d’ouvriers libres exploitables dans les manufactures. Cependant, il s’agit là pour Marx d’étudier la condition d’existence du capital (une masse d’ouvriers libres) et non la nature du féodalisme. Marx passe très rapidement sur l’explication de cet événement : « La longue guerre des Deux-Roses, ayant dévoré l’ancienne noblesse, la nouvelle, fille de son époque, regardait l’argent comme la puissance des puissances. » Sans dire davantage pourquoi et comment les seigneurs passent de leur rôle de protecteur des faibles à celui de pillards, on pourra justement revenir dessus.

L’idée qui ressort du Manifeste du parti communiste, c’est bien sûr celle de la lutte de classe au Moyen-âge entre seigneurs et serfs, même si Marx et Engels estiment que les oppositions de classe sont plus complexes alors : « Dans les premières époques historiques, nous constatons presque partout une structuration achevée de la société en corps sociaux distincts, une hiérarchie extrêmement diversifiée des conditions sociales. Dans la Rome antique, nous trouvons des patriciens, des chevaliers, des plébéiens, des esclaves ; au moyen âge, des seigneurs, des vassaux, des maîtres, des compagnons, des serfs et, de plus, dans presque chacune de ces classes une nouvelle hiérarchie particulière. »

Quant au passage au capitalisme, il est mentionné brièvement : « L'ancien mode d'exploitation féodal ou corporatif de l'industrie ne suffisait plus aux besoins qui croissaient sans cesse à mesure que s'ouvraient de nouveaux marchés. La manufacture prit sa place. La classe moyenne industrielle supplanta les maîtres de jurande: la division du travail entre les différentes corporations céda la place à la division du travail au sein de l'atelier même. » C’est un peu bizarre de postuler comme moteur historique ce besoin productif, il faudrait également revenir sur ce que cela peut signifier.

En somme, je ne fais pas d’étude détaillée des sources de Marx et Engels sur le féodalisme, de l’évolution de leur pensée sur la question, et sur les problèmes de la nécessité de la transition entre deux modes de production, nécessité exprimée dans le Manifeste par l’image de la « roue de l’histoire » qu’on ne fait pas tourner à l’envers.

2) D’où vient le mode de production féodal ?

Perry Anderson analyse cette question dans son ouvrage Les passages de l’antiquité au féodalisme. La « chute de l’Empire romain » est un concept assez flou pour ne pas nous satisfaire, d’autant qu’il concentre l’attention sur quelques événements particuliers (les grandes vagues de déplacement des Goths ou Völkerwanderungen, et la destitution de l’Empereur romain d’Occident) sans examiner les mécanismes sous-jacents qui les expliquent de manière plus approfondie. Les fameuses invasions barbares ne sortent pas de nulle part, mais ont lieu dans une période de crise de l’Empire d’Occident, ce qui explique qu’elles aient donné lieu à une rupture. Elles sont en fait largement motivées par les transformations des sociétés barbares au contact de Rome et de la diplomatie romaine, qui les enrichit et attise les divisions : les groupes sociaux germains se polarisent, les inégalités se creusent, le mode de production esclavagiste tend à remplacer par endroit la production communautaire (surtout pour les puissants). « Les poussées successives des barbares contre l’Empire, à partir de l’époque de Marc-Aurèle, n’étaient donc pas l’effet d’une aveugle malchance pour Rome, elles étaient dans une large mesure les conséquences structurelles de son existence et de sa grandeur »1. Il faut prendre en compte, non seulement les rapports internes à Rome, mais aussi les rapports avec son environnement extérieur. La conception matérialiste de l’histoire exige ici un autre niveau d’interprétation que celui de l’histoire événementielle, et demande de discerner des niveaux plus profonds de causalité historique, notamment dans le fonctionnement interne, la reproduction des sociétés étudiées.

Il faut ensuite distinguer deux vagues d’invasion : une première qu’on pourrait dire superficielle, qui consiste en de grands déplacements de peuples germaniques (Wisigoths, Ostrogoths, Vandales) très loin de leurs régions d’origine (jusqu’en Tunisie pour les Vandales). Cette première vague a cependant une implantation très peu profonde dans la société antique, en Gaule comme à Rome et ailleurs. Dans l’ensemble, les barbares ne se mélangent pas aux indigènes, ils se contentent de les remplacer dans les fonctions militaires notamment (ce qui étaient déjà en partie le cas à Rome), mais l’administration et les codes juridiques germains et romains coexistaient, s’appliquant séparément aux deux populations. Idem pour la religion, les Germains se convertissant à l’arianisme mais pas au catholicisme. C’est aussi pourquoi plusieurs des royaumes barbares ainsi établis ne tinrent pas, et furent balayés par les envahisseurs suivants. Economiquement se met en place le système de l’hospitalitas : c’est l’appropriation d’une partie des domaines par les Germains, mais sans doute en modifiant assez peu les structures romaines locales. En revanche ces appropriations eurent pour conséquence probable l’apparition de fortes inégalités parmi les Germains, changeant ainsi leurs rapports sociaux : un lot était attribué à un Germain (un chef) qui ensuite en confiait l’exploitation à des métayers et des dépendants, d’où une stratification sociale accrue. Le mode de production esclavagiste continue.

La seconde vague d’invasion fut celle des Francs en Gaule, des Angles et des Saxons en Angleterre et des Lombards en Italie. Ce sont des tribus dont les régions d’origine sont assez proches de celles qu’elles envahissent, elles sont plus nombreuses, et se mélangent et s’intègrent davantage aux populations indigènes. La population germanique garde une partie de sa structure agraire, les communaux, les alleux (petite propriété indépendante), à côté des grands domaines seigneuriaux romains, les latifundia, qui sont progressivement assimilés ou expropriés. Se met en place une synthèse entre mode de production antique et mode de production germanique. La généalogie des différentes institutions du monde féodal (la vassalité, le fief, la seigneurie, etc. est souvent incertaine et traversée de débats idéologiques et nationalistes. La monarchie féodale est par exemple perçue comme un mélange de chef militaire germain, élu par les siens, et d’autocrate romain. Passons pour le moment.

Il y a en revanche une institution qui marque une grande continuité à travers ce changement de mode de production, c’est l’Eglise. Pour Anderson, c’est un facteur de la chute de l’Empire romain, en raison du poids administratif qu’elle imposait à l’économie antique. J’en profite pour préciser que l’économie antique, romaine, est extrêmement archaïque et peu novatrice par rapport à ce que peut laisser croire la florissante superstructure, la culture antique. La séparation totale entre vie culturelle et production, permise par l’esclavage, explique cette contradiction systémique, et l’immobilisme de l’économie antique. Au contraire, l’Eglise amorce un changement idéologique dans le rapport au travail. Les producteurs sont intégrés dans l’ordre divin, divisé en trois, les laboratores (travailleurs) à côté des bellatores (guerriers) et des oratores (prêtres). Le système monastique est un des liens qui s’esquisse entre production et superstructure religieuse et intellectuelle.

Le mode de production féodal à proprement parler se met en place après Charlemagne, après ce qu’on appelle généralement le Haut Moyen-âge. Jusque là, les historiens semblent voir une période de transition, où les dons de terre aux seigneurs ne constituent pas un système productif stable, où les terres sont isolées, et où domine encore le latifundium romain et esclavagiste. C’est avec l’effondrement de l’Empire carolingien (en raison de son faible ancrage territorial, et des disputes de succession) que se mettent en place selon Anderson les grandes caractéristiques du mode de production féodal, ses institutions-clefs.

3) Mode de production et rapports sociaux

Qu’est-ce que le mode de production féodal ? Il y a, il me semble, un certain consensus sur ce qui pourrait être la forme classique du féodalisme. La plupart des historiens, y compris non-marxistes, que j’ai lus placent son vrai début autour de l’an Mil (XIe siècle), et considèrent que le féodalisme est un système qui englobe l’ensemble de l’Europe chrétienne. Mais ils ne s’accordent pas sur les rapports sociaux de production centraux du féodalisme.

Autre point d’accord : la nature de la production. Il y a entre 80 et 90% de paysans, qui exercent aussi pour une partie d’entre eux des activités artisanales (10 à 15%).

Pour Perry Anderson, qui écrit en 1974, ce qui est central, c’est le rapport entre le serf (producteur) et le seigneur, au sein du fief, grand domaine du seigneur accordé par le souverain en échange d’une allégeance qui implique de défendre le roi en cas de guerre par exemple. Le rapport entre serf et seigneur est un rapport politico-juridique fondé sur une coercition extra-économique : le serf, attaché à une terre, travaille certains jours de la semaine sur le grand domaine du seigneur (c’est la corvée), lui donne une partie de sa récolte, parce que le seigneur est puissant et exerce une contrainte sur lui. Cette contrainte implique aussi comme contre partie une protection en cas d’attaque de l’extérieur. C’est pourquoi, pour Anderson, les invasions Vikings au IXe, Xe siècles ont renforcé le féodalisme, car elles ont poussé davantage de paysans à se soumettre à un seigneur pour avoir sa protection. Par ailleurs, le féodalisme est poussé par une opposition dynamique entre villes et campagnes (j’y reviendrai, c’est au départ une idée de Marx), mais marqué aussi par une économie naturelle, non-marchande, à la campagne. Le type classique du féodalisme, c’est la France post-carolingienne, où la souveraineté est morcellée, et où le système du fief est d’autant plus puissant. L’idée importante ici est que le système féodal n’est pas centralisé. C’est un système où politique et économie sont très liés, mais où la souveraineté, stable, s’exerce localement, à travers la personne du seigneur (ce qui changera à partir de Philippe le Bel, qui amorce la centralisation du pouvoir en France). Problèmes de Perry Anderson : il a tendance à faire de l’histoire politique, et il donne (ce n’est pas le seul, il tire cette idée des autres médiévistes) une importance exagérée au fief et au servage. Le fief est en fait un épiphénomène au Moyen-âge, au milieu de phénomènes hiérarchiques divers, même si la relation de vassalité est une des conditions de cet ancrage spatial et local du pouvoir, et de la dispersion de la souveraineté. Précisons aussi que, selon une intuition de Marx reprise par des historiens récents, le féodalisme implique un rapport de dépendance personnelle (par opposition au salariat, rapport d’échange impersonnel). Quant au servage, il n’est ni marginal, ni dominant d’après les études les plus récentes : il concernerait entre 10 et 20% de la population rurale, et tend à disparaître (en fait il y a une incertitude, dans les textes notamment, sur les statuts des paysans : l’esclavage est résiduel, mais les situations variées entre la liberté et la non-liberté sont difficilement identifiables). Quant au grand domaine rural, dit aussi dominium, sur lequel reposerait ce mode de production, il doit être aussi relativisé par rapport au grand nombre d’alleutiers et de vilains (paysans libres), sur des terres en tenures libres (contre impôts, cens en nature ou en argent, taille).

La corvée, qui a été beaucoup perçue comme le mode féodal d’appropriation et d’extraction de la plus-value, est surtout propre au Haut-Moyen-âge, et a tendance à disparaître après, à s’atténuer (de 3-4 jours par semaine à 3-4 jours par an) ou à être remplacée par une taxe en argent. En général, les prérogatives seigneuriales sont limitées par la coutume et par les résistances villageoises.

Alain Guerreau considère que le rapport social de dominium (en tant que pouvoir conjugué sur les hommes et sur la terre) comme le rapport social central du féodalisme, rapport entre les cultivateurs et les quelques artisans d’un côté, et les seigneurs et l’Eglise de l’autre. Mais il considère que les seigneurs et l’Eglise jouent un véritable rôle commercial, administratif, politique, juridique et culturel. Il adjoint à l’étude des rapports économiques (contrôle de la production et de la distribution du produit) la question de la parenté et de la religion. Son idée est en gros que le féodalisme accorde une place très importante à la pseudo-parenté (les parrainages par exemple) et que l’Eglise fonde sa domination idéologique là-dessus. En somme : l’Eglise a un rôle central dans l’organisation du système féodal et de sa production (elle détermine la géographie, les temps de l’année et de la journée (de travail), les déplacements, l’enseignement, la reproduction (par le mariage) etc. L’Eglise concentre des pouvoirs économiques et idéologiques (la relation économique de dominium entre seigneur et serviteur est renforcée par la liturgie chrétienne où le fidèle est le serviteur de son seigneur-Dieu).

Prédominance de l’Eglise et ancrage local de la souveraineté politique donc, pour une économie essentiellement rurale. Mais comment se font l’appropriation du produit et l’extraction de surproduit ? Au IXe siècle, ce qui semble dominant est le paiement en nature d’une redevance, qui constitue le revenu seigneurial (plus que la corvée) : pour telle terre, ou village, on doit verser tant de poulets, tant de blé, etc. au seigneur. Après, ces redevances en nature sont acquittées en argent. C’est cette transformation qu’il faut examiner de plus près : on passe d’une économie naturelle à une économie monétarisée.

4) La croissance féodale

Cette transformation dépend de l’essor de la société féodal, qui est une grande caractéristique du féodalisme : c’est un mode de production en expansion (notamment à partir du XIe siècle), qui se termine sur une crise (aux XIVe et XVe siècles). Je me fonderai essentiellement pour décrire tout cela sur le livre de Guy Bois, La grande dépression médiévale, XIVe et XVe siècles, Le précédent d’une crise systémique, où sont analysées les deux dynamiques et leur convergence, et qui permettra de préciser ce qui caractérise en propre le mode de production féodal.

Comment se manifeste cette expansion ? L’augmentation de l’espérance de vie (20-25 ans sous l’Empire romain, 35 ans vers 1300), l’extension des terres cultivées et du défrichage, la croissance agricole, inégalée jusqu’au XIXe, l’augmentation de la population, l’innovation technique par rapport à l’immobilisme de l’Antiquité (passage de la charrue en bois à la charrue en fer, de la traction bovine à la traction par les chevaux, grâce au collier d’attelage, assolement triennal, utilisation des moulins à eaux, et non plus des moulins actionnés à la force des chevaux ou des esclaves). Cette question technique est très importante, et précisons immédiatement que c’est un résultat bien plus qu’une cause, elle n’explique pas l’évolution historique. Le moulin à eau était connu sous l’Antiquité sans que son usage soit plus répandu que ça. C’est un fait historique récurrent que la technique ne se diffuse que sous certaines conditions sociales (en l’occurrence ici, le choix des seigneurs d’imposer l’utilisation de leurs moulins à eau à leurs paysans). Ce n’est pas le progrès des forces productives qui amène la transformation des rapports de production, ni qui joue le rôle d’élément moteur dans l’Histoire. Il faudra y revenir, car l’innovation technique finit elle-même par se bloquer au Moyen-âge. Enfin, la croissance a pour effet visible l’urbanisation, c’est-à-dire la croissance des grands centres urbains (Londres, Paris, Florence), mais aussi l’apparition de bourgs de taille très modeste, mais qui ont un statut privilégié dans le monde médiéval, et qui sont le lieu d’une première division du travail entre ville et campagne, et de l’essor des échanges marchands sous forme monétaire. La croissance médiévale prend une multiplicité de formes.

D’où vient alors la croissance médiévale ? La démographie ne suffit pas à répondre à la question : si l’économie ne suit pas l’augmentation de la population, on assiste à une régulation malthusienne par famine ou épidémie. Les historiens évoquent parfois le climat plus favorable, autre manière de ne pas se pencher sur les causes profondes et humaines d’un processus historique, sur les structures sociales au sein desquelles il prend place.

Des paysans où des maîtres ? Les deux sans doute : la disparition de l’esclavage, qui représente un poids économique (l’entretien permanent de l’esclave et de sa famille) est à la fois une condition de l’essor économique et son produit (l’esclavage recule parce qu’il n’est plus rentable, mais aussi à cause des révoltes d’esclave nombreuses au Ve siècle, et à cause du déclin de l’Etat et de l’appareil répressif). Les seigneurs, selon Georges Duby, exercent une pression sur les forces productives. Mais d’autre part, le paysan est incité à valoriser sa parcelle de terre lorsqu’il la possède en propre. On est donc amené à observer de près la mutation des rapports de production qui transforme le rapport au travail.

Pou Guy Bois, ces rapports connaissent un tournant après l’époque carolingienne. Celle-ci est encore esclavagiste, mais connaît un long processus de transformation. Les rapports esclavagistes disparaissent tandis que se multiplient les liens de dépendance seigneuriaux (et pas exclusivement le servage comme je l’ai dit). C’est ce que Georges Duby a appelé la « révolution féodale ». Tous les paysans (anciens propriétaires, anciens esclaves, et autres) se trouvent fondus dans une classe dépendante de la seigneurie, et installée sur des tenures héréditaires. La seigneurie, est à la fois un ensemble géographique, administratif et économique, qui comprend les terres allouées aux paysans, et les terres du seigneur, ou « réserve », mise en valeur directement ou confiée le plus souvent à un fermier ou un métayer. La dépendance à la seigneurie passe par la médiation de la terre, elle ne pèse plus directement sur la personne comme pour l’esclavage. Guy Bois critique donc l’idée selon laquelle le féodalisme serait fondé sur des rapports personnels, en raison de l’importance de la médiation de la terre. L’élément important est le lien fort que la seigneurie institue entre le producteur et son moyen de production (la terre) : lien de possession qui est vécu comme garanti, malgré les contreparties matérielles qu’il implique (versement de taxes, de redevances). Ce lien explique sans doute en grande partie la mobilisation du travail qui a lieu au Moyen-âge et qui est à l’origine de l’expansion médiévale.

Intervient ensuite la question de la monnaie. On a dit que le Moyen-âge connaissait une expansion des bourgs, et avec eux des marchés et de la production artisanale (qui grandit après l’an Mil). Le bourg est une création seigneuriale, il jouit d’un statut juridique différent, est exempté de certaines charges. Mais le bourg vit de la richesse des campagnes. C’est par lui que se font les échanges entre produits agricoles et produits artisanaux, ce qui permet une acculturation à la monnaie. Jusque là la monnaie était peu répandue. Or, à partir de l’an Mil, la masse monétaire en circulation augmente (on découvre des mines d’argent qui permettent cela), les habitudes monétaires (compter, évaluer les prix, etc.) se répandent, marque d’une élévation du niveau culturel, et il y a de l’inflation, ce qui incite à la vente et à la production. La généralisation de la monnaie n’est pas sans conséquence idéologique : le rejet, qui prend la forme de l’érémitisme ou de l’hérésie (retour au christianisme primitif) ; et l’adaptation. J. Le Goff pensait que les usuriers se retenaient d’être des capitalistes par peur de l’enfer, et que c’est un relâchement idéologique (la possibilité de rémission des péchés, du purgatoire) qui permet de déverrouiller l’économie. Remettons le raisonnement sur ses pieds, et voyons avec Guy Bois que le crédit s’étend et trouve des aménagements juridiques puis idéologiques pour dissimuler sa nature usuraire. La monnaie pénètre donc dans le monde médiéval, soit par incitation marchande, soit par obligation fiscale (le seigneur lève un impôt en argent, et les paysans sont obligés de vendre leur production pour obtenir de l’argent et payer l’impôt).

La monnaie va de pair avec le marché. Or le marché ne serait-il pas la frontière entre le féodalisme et le capitalisme ? Certes, le système féodal (surtout côté paysan) est globalement hostile au marché, et privilégie les systèmes de don et contre-don, d’échange en nature, d’assistance mutuelle. Par ailleurs, la division du travail y est faible. Pour autant l’autarcie des communautés villageoises qui végètent dans leur coin, comme dirait Marx, est un mythe (partagé cependant par Braudel et d’autres). Il y a notamment une inversion de tendance à partir de l’an Mil : on va vers plus de division du travail, entre ville ou bourg artisanaux et campagne agricole notamment, avec une spécialisation constante. En conséquence, le travail agricole s’intensifie et se spécialise, une partie de la production agricole est tournée vers la vente (notamment les matières premières industrielles, lin, chanvre) et remplace alors la polyculture de subsistance. La fin des dépendances personnelles a sans doute conduit certains esclaves (parfois doté d’une spécialité artisanale) à s’installer en ville comme artisans libres. A partir du XIIIe siècle, la terre elle-même peut s’acheter, ce qui a pour conséquence l’apparition d’une classe de koulaks, de fermiers riches à la campagne, et le développement contigu du travail salarié (généralement, ce sont les paysans dont la parcelle est trop petite pour être autosuffisante qui travaillent comme saisonniers sur les plus grands domaines). Néanmoins le marché du travail naissant reste limité, le salariat à la campagne est temporaire, et en ville, il est surtout associé au travail dépendant (domestiques, portefaix, etc.) et pas au travail productif. C’est pourquoi l’essentiel de cet essor se joue dans la petite exploitation paysanne.

Dernier point sur la question du marché : avec lui se constitue un axe d’échange majeur qui va de Londres à la plaine du Pô en passant par Paris et le pays rhénan. Le reste de l’Europe joue un rôle de périphérie, au sein de ce que Guy Bois considère comme une « économie-monde », reprenant une expression de Braudel. C’est important parce que des facteurs économiques vont jouer dans la crise que connaît le féodalisme par la suite.

Si j’insiste avec Guy Bois sur les questions de monnaie et de marché, c’est que contrairement à l’image qu’on se fait du Moyen-âge, qui est celle d’un monde de paysans isolés, avec une économie de subsistance, non-marchande, cette image est partielle et donc erronée. Elle est vraie pour le Haut Moyen-âge jusqu’à la fin de l’ère carolingienne. Elle ne l’est plus au moment où le féodalisme se généralise, sous la forme de ce rapport social médiatisé par la terre entre un seigneur et ses dépendants. Le féodalisme est une économie monétaire de production, où la monnaie ne joue pas le seul rôle de moyen d’échange universel entre marchandise, mais où le marché (qui certes ne recouvre pas toute l’activité) est soumis à des phénomènes économiques globaux, d’inflation, de déflation, etc.

Le féodalisme jusqu’au XIIIe siècle est un système économique florissant, et l’Europe ne connaîtra pas de phase de croissance aussi forte jusqu’au XVIIIe siècle avec l’apparition du capitalisme. Et pourtant, il connaît une crise sans précédent au XIVe siècle, crise qui amorce en grande partie la transition vers le capitalisme. Comment se manifeste cette crise, et quelle est sa nature ? Est-elle conjoncturelle ou structurelle, due au hasard ou aux contradictions internes du féodalisme ?

5) La crise du féodalisme

Pour Guy Bois, tout d’abord, la crise est systémique. Elle touche l’ensemble de l’Europe, et en premier lieu le cœur du féodalisme, l’axe Londres-plaine du Pô. Le début de la crise peut être situé à la fin du XIIIe siècle, pour ce qui est de ses causes, et elle se manifeste dans toute sa violence aux XIVe et XVe siècles : dépopulation, crise de production, conflits sociaux de toutes sortes, nous y reviendrons. La cause est selon lui interne au développement de la société féodale. La première raison, c’est le blocage agraire. Dans cette société féodale où la petite production familiale est la norme, la croissance agricole prend un caractère extensif et non intensif. On défriche davantage de terres au lieu d’intensifier la production, lorsque la population augmente, et au bout d’un moment, il y a un trop plein. Mettons nous bien d’accord : ici ce n’est pas la croissance démographique qui explique la crise, ni l’insuffisance technique, mais le choix d’un mode de production particulier qui empêche d’encaisser la pression démographique et d’intensifier la production. Bien sûr des facteurs idéologiques rentrent en jeu pour aggraver la situation, par exemple l’hostilité à la croissance matérielle, issue du christianisme. Enfin, l’intensification des cultures n’était possible que grâce à une hégémonie industrielle et à une très forte urbanisation : c’est ce qui a eu lieu en Flandres, mais parce que la Flandres était un des pôles les plus dynamiques de ce monde féodal, c’était une exception non généralisable.

La nature monétaire de l’économie féodale change également les conséquences de la crise. L’issue naturelle, dans une économie non-marchande, aurait été une famine réduisant la population. Régulation malthusienne. Ici la crise va au contraire ébranler toute l’édifice. Les paysans, ayant du mal à maintenir leur niveau de production (sans même parler de l’augmenter) s’endettent pour payer leurs redevances ou leurs semences. La demande agricole se contracte, ce qui se ressent bien sûr dans les villes et les bourgs, qui vivent de la campagne avant tout. Les seigneurs sont également touchés : la rente foncière était fixe (en raison de la prédominance du droit coutumier, mais aussi des résistances de la classe paysanne, bien intégrée au marché), et fixe dans une période d’inflation : les revenus seigneuriaux sont amputés de 50 à 75% entre 1300 et 1450. Jusque là cette donnée était compensée par l’augmentation du nombre de terres accensées, c’est-à-dire les nouvelles terres confiées en tenures à des paysans contre redevance. Mais l’arrêt de l’extension des terres cultivées occasionne une crise pour la noblesse, qui s’endette, met en vente ces terres, ou cherche à sortir de sa situation par des moyens extra-économiques. La guerre est ainsi une des principales sources de revenus pour les seigneurs, et la crise prend une dimension politique capitale. La guerre intervient comme résultat de la crise, mais ne fait bien sûr que l’aggraver. Précisons que Marc Bloch a eu le premier l’idée que la crise du féodalisme était essentiellement une crise des revenus seigneuriaux.

Quelle réponse est apportée à cette crise ? L’Europe connaît d’abord (1280-1316) une période de stagflation, c’est-à-dire d’inflation sans précédent, en même temps que de stagnation de la production. L’inflation est utilisée pour maintenir artificiellement le niveau de la production, et elle est entretenue par les dévaluations à répétition et par les confiscations de bien (le trésor des Templiers confisqué par Philippe le Bel, qui dévalue également la monnaie en rognant les pièces), mais aussi par les dépenses publiques improductives (charges administratives, et surtout la guerre, qui entraînent des hausses de la fiscalité). Le crédit augmente, ainsi que la spéculation, les loyers : bref, une bulle spéculative, qui n’attend pour éclater qu’un détonateur quelconque. Ce sera la mauvaise récolte de 1314-1315, qui entraîne une famine, et une décrue démographique, ainsi qu’une chute brutale des prix, qui met fin à trente ans de stagflation, mais aussi à une croissance pluriséculaire. Cette « société monétarisée ne supporte pas un arrêt durable de sa croissance2 », nous dit Guy Bois, ce qui signifie aussi que l’analyse en termes de déterminisme économique est ici d’autant plus pertinente que la société est presque entièrement monétarisée. Je cite : «  [La crise] est systémique parce que les origines de la stagnation sont nichées dans les structures du féodalisme (petite production, permanence technique, croissance extensive)3. » Elle a de plus des conséquences qui sortent du champ économique, pour atteindre la sphère sociale et politique.

Que se passe-t-il, et quels sont les enjeux historiographiques ? En même temps qu’a lieu cette crise du mode de production féodal, surviennent un grand nombre d’événements qui sont bien connus des historiens et historiennes, et même du grand public. Parmi ceux-là : la Guerre de Cent ans (qui n’est pas la seule, loin de là) et la Grande Peste de 1348, et on peut y ajouter les famines de 1314-1316. Pourquoi mentionner ces événements ? C’est que la crise du féodalisme a souvent été expliquée par des facteurs extérieurs aux dynamiques économiques internes : la guerre, la maladie, les mauvaises récoltes, seraient autant de causes malheureuses et conjoncturelles du déclin de l’Europe médiévale. Tout l’intérêt d’une méthode matérialiste et marxiste, c’est de cerner les conditions de possibilité d’une situation historique, son mouvement global, de mettre au premier plan les rapports sociaux qui constituent la société (les plus importants étant bien sûr les rapports de production), et ensuite de voir quelles interactions avec des éléments extérieurs (le climat, une épidémie) ils rendent possibles, et surtout quelles conséquences sociales ils ont (sur les conflits, les guerres, etc.), plutôt que de voir dans la guerre une fatalité motivée par l’avidité des nobles par exemple, conception idéaliste de l’histoire par excellence. Ce qui ne signifie pas nier l’impact de tel ou tel événement, comme la grande Peste.

Pour la guerre, nous avons dit que la crise des revenus seigneuriaux conduisait les seigneurs à l’endettement, et les poussaient à trouver des sources de revenus ailleurs, dans le pillage notamment. C’est ce qui explique l’apparition des nombreuses guerres, et aussi pendant la Guerre de Cent ans, des grandes compagnies, groupes de nobles déclassés, mercenaires qui vivent du pillage et du parasitisme des villages. La guerre joue comme facteur aggravant, en augmentant la fiscalité, mais aussi en dissolvant les relations seigneurs-paysans, les seigneurs n’assurant plus leur fonction de protection, et les paysans se trouvant contraints de vendre leur terre pour échapper à l’impôt. On se rappelle, pour les seigneurs, les défaillances que Marx mentionne à propos de l’accumulation primitive, sans expliquer davantage leur origine.

L’épidémie de Peste, maladie venue d’Orient, fait disparaître entre 30 et 40% de la population en Europe occidentale, mais elle survient parmi un cortège d’autres épidémies (variole, typhoïde, typhus) sur un terreau favorable, celui d’une population affaiblie, réduite par la crise à un niveau de vie inférieur au seuil de subsistance. L’effet économique est complexe, il y a bien une relance par la hausse des salaires (qui peut conduire par endroit au retour du travail forcé. La lutte des classes et son issue restent des facteurs déterminant le cours des événements dans une structure donnée) et le baby boom, mais cela ne suffit pas à dépasser les difficultés structurelles de l’économie. Celle-ci est en déflation entre 1317 et 1460 : déflation, c’est-à-dire contraction monétaire et baisse de la demande, suivie d’une baisse de l’offre et de la production. Guy Bois voit ici une trahison de la bourgeoisie, qui abandonne la production offrant peu de débouchés et de profits pour se tourner vers la thésaurisation, la spéculation, et surtout la recherche des charges d’Etat (l’intendance, le fisc, etc.) ou vers les offices (la justice). L’alourdissement du secteur non-productif aggrave bien sûr la déflation, et le fait que les bourgeois les plus puissants (aussi appelés le patriciat) s’éloignent de la production attise la lutte de classes. Soit dit en passant, il faut fortement relativiser le rôle de la bourgeoisie urbaine de cette époque. Elle n’a rien à voir avec la bourgeoisie triomphante et révolutionnaire qui instaure le capitalisme. Certes, elle est très puissante grâce au commerce, à l’usure, à l’industrie de luxe, mais son but ultime est encore de quitter le secteur de la production pour obtenir une charge royale et, à la clef, l’anoblissement. La recherche du profit qui caractérise la classe capitaliste n’est encore qu’un élément secondaire au Moyen-âge, un tremplin vers le pouvoir politique.

L’Eglise elle-même est transformée par ce contexte, mais la crise qu’elle traverse remonte à la croissance des siècles précédents : tandis que les exigences spirituelles des fidèles s’affinent avec la prospérité économique, l’Eglise connaît un vrai déclin interne, à cause de son opulence. Les critiques fusent contre la nouvelle Babylone et les fastes des prélats. L’Eglise préserve temporairement son influence en rejetant dans l’hérésie les spiritualistes (Vaudois et autres), et en créant les ordres mendiants, prédicateurs qui sillonnent l’Europe avec efficacité. Mais l’Eglise perd de son autonomie vis-à-vis de l’Etat, et au XIVe siècle, son implantation matérielle (l’entretien des églises, des cures, etc.) souffre de la chute des revenus seigneuriaux. Enfin, l’augmentation massive du nombre de pauvres et de miséreux, qu’on pourrait aussi qualifier de fracture sociale, transforme l’idéologie chrétienne. Alors que la pauvreté était une vertu, l’Eglise se met à distinguer des bons et des mauvais pauvres, conseille d’avoir ses pauvres pour ne pas entretenir des oisifs, et autres choses qui n’ont pas changé depuis.

Le peuple enfin fait son entrée sur la scène politique à ce moment-là selon Guy Bois. De différentes manières : tout d’abord, par les révoltes nombreuses qui ont lieu durant la crise, aussi bien en ville qu’à la campagne, parfois les deux avec un soutien mutuel. C’est capital de voir le rôle de cette lutte de classe : en Europe de l’Est, la réaction seigneuriale est très violente et donne lieu à un retour du servage et du travail forcé sous une forme endurcie. Les tentatives allant en ce sens en Europe occidentale ont échoué, en raison du plus grand développement économique, mais surtout des fortes résistances paysannes, qui montrent que cette classe n’est pas du tout la classe éternelle et passive que l’on imagine souvent. Guy Bois souligne par ailleurs la tendance démocratique de la société féodale, au sein des villages notamment. Cette tendance se fonde sur la coopération agricole, sur une autonomie dans la gestion des villages (pour la justice, mais aussi pour le partage des impôts, l’impôt global sur le village étant ensuite divisé entre ses membres). Régine Pernoux mentionne même la participation de femmes à certaines assemblées de village. Ces pratiques démocratiques existaient également en ville, où il pouvait y avoir des élections de représentants auprès des élites urbaines. Guy Bois place dans cette tendance démocratique le lieu de naissance du sentiment national, dont la plus notable manifestation est bien entendu la guerre de Cent ans. L’invasion durable des Anglais met le feu aux poudres, et le soulèvement contre les pillards prend un tour national, avec la figure de Jeanne d’Arc notamment (qui distingue les Anglais et « ceux de notre langue »). Pour Guy Bois, il n’y a pas de mystère dans l’aplomb que témoigne Jeanne d’Arc lors de son procès, ou dans sa capacité à galvaniser les foules : portée par un élan collectif, elle est absolument convaincue de la justesse de sa cause, la défense des paysans après des années de pillage, assurée par les paysans eux-mêmes (les paysans normands sont parmi les premiers à prendre les armes, vu que ce sont les premières victimes des Anglais, et ils le font sans le soutien des seigneurs français). Quant à sa condamnation, Guy Bois y voit le point culminant de la trahison des élites, divisées en factions pour l’appropriation de l’appareil financier et des revenus des impôts, et peu soucieuses de l’issue de la guerre entre Valois et Plantagenêt. J’en profite pour signaler une explication intéressante : selon Guy Bois, c’est le déclin démocratique du XVe siècle et la réaction seigneuriale qui expliquerait le déplacement des luttes sociales dans le champ idéologique et politique, avec les guerres de religion (d’où leur origine sociale difficilement déterminable).

A côté du sentiment national, apparaît aussi l’Etat moderne, centralisé. La langue d’oïl se généralise, du moins dans la moitié Nord de la France, grâce aux échanges commerciaux entre autres. Les princes par ailleurs ont tendance à répondre à la crise des revenus, qui les frappe aussi, en concentrant les fonctions de pouvoir, en sollicitant davantage de contributions fiscales, en multipliant les charges administratives, et en faisant la guerre. Il y a consensus, pour la France, à placer avec Philippe le Bel les débuts de la centralisation, qui ont diverses conséquences, juridiques notamment (abandon du droit coutumier, et retour au droit romain, ce qui n’est pas sans conséquence sur le statut de la propriété notamment, et sur la fin de la double propriété féodale).

6) Questions de méthode

Quelle conclusion apporter à tout cela, et comment évaluer l’apport de l’appareil conceptuel marxiste ? Avant de conclure, je précise que je n’ai pas mentionné les questions d’ordres (opposition laïcs/clercs par exemple), qui se superposent aux questions de classes, et j’ai fait relativement peu de cas du rôle de l’Eglise, que tous s’accordent à dire primordial à l’époque.

Une de nos questions de départ aura été le passage du féodalisme au capitalisme. Il est clair que la crise du féodalisme a produit une partie des conditions de l’émergence du capitalisme, notamment la plus importante, la séparation des travailleurs et des moyens de production. La croissance féodale a creusé les inégalités entre producteurs à l’intérieur des villages paysans, poussant les uns à travailler au service des autres de manière saisonnière. S’il n’y a pas à proprement parler de prolétariat urbain, si ce n’est sous une forme très marginale, on voit apparaître de très grandes fortunes, condition d’apparition du capital. Les impôts en argent, qui se répandent, constituent une expropriation de fait de nombre de producteurs, qui ne peuvent pas les payer, avant les enclosures anglaises, qui sont elles-mêmes le produit de la crise et de la dégradation des rapports féodaux.

Ce qui suit la crise du féodalisme est donc difficile à analyser. Les historiens libéraux plaçaient la fin du féodalisme avec la Révolution française, qui sert surtout de marqueur commode de l’apparition du capitalisme. La période qui s’étend du XVe au XVIIIe siècle peut à la fois être considérée comme mode de production particulier (absolutiste ?) et comme période longue de transition vers le capitalisme. La place du capital, ou de son ancêtre, mérite d’y être étudiée. Le « capital », au Moyen-âge et ensuite, prend la forme d’un bailleur de fonds qui ne contrôle pas cependant la production.

Le caractère monétaire du féodalisme nous incite à y voir le mode de production précédant la capitalisme. Ce caractère est en partie lié à l’apparition du bourg, lieu du commerce par excellence pour tous les villages alentours. Le bourg est une création seigneuriale. En somme, entre la politique fiscale des nobles, leur gestion désastreuse et leurs exactions en temps de crise, et la création du bourg, il semble clair que le féodalisme doit conduire au capitalisme, et que Marx et Engels ont raison de fustiger les socialistes féodaux nostalgiques de la domination des seigneurs, alors que ce sont eux qui ont créé la bourgeoisie.

Pour autant, il convient de ne pas céder au fatalisme historique, en croyant que les modes de production s’enchaînent nécessairement. Certes le féodalisme a connu une crise structurelle, en raison des contradictions propres à ce mode de production, qui sont je le rappelle, la seigneurie (rapport de domination médiatisé par la terre, et qui détermine l’appropriation du produit en contrepartie d’une protection et d’une administration), la petite production familiale, et l’économie monétaire. Contradiction entre les forces productives et les rapports de production dit Perry Anderson. Pour autant l’issue de cette crise n’était pas inscrite dans le marbre, elle fut le fruit d’une lutte de classes entre des élites (seigneurs, clercs et patriciens-bourgeois) et les classes laborieuses auxquelles les élites étaient résolues à faire payer la crise, par égoïsme de classe. Bien que les rapports sociaux de production et les forces productives déterminent les possibilités historiques, il n’en reste pas moins que la direction prise par l’histoire est décidée par la pratique humaine, et en l’occurrence, par le résultat des luttes de classe. Le marxisme offre un cadre conceptuel à mon sens particulièrement satisfaisant en ce qu’il s’attache aux conditions matérielles de possibilité d’une situation historique, à ce qui la détermine, mais qu’il laisse un espace de liberté parmi ces déterminations historiques et économiques générales. Déterminisme scientifique d’un côté, liberté dans la pratique de l’autre.

Jérôme Baschet lui-même, sans être marxiste, reconnaît que les causalités sociales semblent parmi toutes les plus pertinentes, même si les causes démographiques, techniques ou idéologiques exercent un feed-back qui accentue le processus. Les causalités sociales énoncent les conditions de possibilité d’un système productif, avant les moyens pour le mettre en œuvre. Ce que ça signifie : un outil technique, un nombre d’habitant, un schéma idéologique ne signifient rien en eux-mêmes, et ne prennent un sens, ne peuvent avoir un rôle historique qu’en raison d’une certaine configuration sociale, qui en dernière instance est le fruit d’une pratique humaine.

Ce que nous dit le matérialisme historique, c’est que les causes ne sortent pas de nulle part. La peste, la guerre, la démographie, l’idéologie jouent des rôles historiques indéniables, mais pour autant ce ne sont pas des facteurs premiers. Le matérialisme historique, c’est d’abord hiérarchiser les causes, cerner celles qui sont les plus déterminantes, et grâce à elle percevoir les dynamiques d’ensemble d’une période (appelez-ça dialectique si vous voulez). En ce sens il n’y a rien d’étonnant à ce qu’une démarche marxiste d’inspire de notion comme celle, non-marxiste, de « temps long » chez Braudel, qui permet de penser un étagement des causalités. Ce qu’il y a de plus intéressant dans le livre de Guy Bois, ce sont les passages où les causes profondes sont reliées aux événements historiques les plus connus : la destruction de l’ordre des Templiers, Jeanne d’Arc, le déclin de l’université au moyen-âge. On peut faire de la bonne histoire événementielle ou des idées du moment qu’on ne la fait pas en suivant la marche intrinsèque des idées ou des événements surgis on ne sait d’où (une pensée, une représentation vient en contredire ou dépasser une autre, ce qui est le propre de l’histoire idéaliste) mais qu’on cherche à situer les causes matérielles historiques des changements.

Bref, le matérialisme historique, c’est surtout du bon sens.



1 Perry Anderson, Les passages de l’antiquité au féodalisme, [1974], Maspero, coll. « textes à l’appui », 1977

2 Guy Bois, La grande dépression médiévale, PUF, 2000, p. 64.

3 Ibid. p. 65.

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