© Philopsis – Agnès Pigler
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Plotin
Plotin exégète de Platon ? La question du temps
Agnès Pigler
Philopsis : Revue numérique
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Qu'est-ce que le temps ? À cette question, Platon répond, en Timée,
37 d 5, que « le temps est l'image mobile de l'éternité ». Cette définition
platonicienne est commentée, comme on le sait, par Plotin en Ennéade, III,
7, 11. Son commentaire ne va cependant pas sans une modification
préalable de la définition du temps donnée par Platon. En effet, si le temps
reste bien chez Plotin l'image de l'éternité, il n'en est plus l'image mobile. Ainsi
enseigne-t-il que le temps est « image de l'éternité » et qu’il « doit être à
l'éternité comme l'univers sensible est au monde intelligible » (§ 11, 1. 46-47).
Cette « omission » eu égard à la lettre du texte platonicien prend toute
son importance si l’on considère la manière très particulière dont Plotin
comprend le récit de la genèse du monde dans le Timée, et notamment le
problème du rapport entre l'intelligible et le sensible, ou entre ce qui est de
l'ordre de l'éternité idéale et ce qui rend compte de la temporalité vivante —
bref, ce qu'il est convenu d'appeler la dualité du monde des Idées et du monde
sensible, telle qu’elle se trouve redoublée dans le Timée par la dualité du
modèle et de son image
1
. Pour Plotin, la mobilité est le propre de la vie. En
1
Dans son étude « L'unicité du monde dans le Timée de Platon », Revue
philosophique (1982-2), p. 249-254, J.-Cl. Fraisse entend montrer, à partir de l’analyse du
rapport de l'image à son modèle, qu'il n'y a chez Platon qu'un seul et même monde. Il
supprime ainsi le dualisme entre monde des Idées et monde sensible. Son argumentation
prend appui sur Timée, 30 cd - 31 ab, où sont développées, à son estime, les idées de totalité
et d'unicité. Il relève en outre que dans le Philèbe et la République, le statut d'image, ou de
copie, implique une idée de répétition, ou de multiplication, qui lui semble être exclue du
Timée puisque dans ce dialogue l'image qu'est le monde sensible inclut l'idée de totalité et nie
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2
définissant l'éternité comme « vie de l'intelligible » et le temps comme « vie
de l'âme », il pose, à l'encontre de Platon, que l'éternité n'est pas liée au repos, ni
le temps au mouvement. Ainsi s'amorce, chez lui, une compréhension
ontologique du temps qui est liée à la nécessaire procession des hypostases,
en rupture avec le temps cosmologique du Timée. C'est donc sur le statut très
spécifique du temps comme « image de l'éternité » chez Platon et chez Plotin
que portera notre analyse, afin de déterminer ce qu'il reste d'influence
platonicienne dans la recherche plotinienne de l'origine et de la nature du
temps en Ennéade III, 7, 11.
C'est par un « mythe vraisemblable »
2
que Timée aborde la description
de la genèse du monde. Seul un mythe peut, en effet, rendre raison de la
structure du monde, qui est tout à la fois image de l'être (29 c) — car, bien
que né, le monde renvoie à ce qui ne naît jamais — et engagé dans un devenir
dont la temporalité, « image mobile de l'éternité » (37 d 5), renvoie au modèle
de ce qui est toujours identique à soi-même et objet d'intellection. Ce double
rapport à l'image pose le monde comme étant lié au devenir tout en étant
indestructible. Le mythe vient alors proposer une genèse idéale du monde sous la
triple exigence d'intemporalité, d'unité et de hiérarchisation. C'est donc parce
que le monde est doublement image qu’on ne peut tenir sur lui qu'un dis-
cours « vraisemblable » dont la forme la plus appropriée est celle du mythe
(29 d).
Selon la fable du mythe, la fabrication du temps par le démiurge est
nécessaire pour que le monde sensible soit le plus semblable possible à son
modèle intelligible (Timée, 37 cd). Ainsi, le temps sera dit « image mobile de
l'éternité » car il est « une éternité progressant suivant le nombre » (37 d
6-7). Le temps s'inscrit donc, pour Platon, dans le schéma explicatif de la
genèse de l'univers ; il a une dimension cosmologique et est engendré par
les révolutions célestes : le ciel visible, avec ses astres, est co-générique au
temps. C'est pourquoi le temps du Timée est lié au devenir et en est le
mouvement mesurable. Mais il y a plus, car, selon Platon, les astres mesurent
le temps et l'engendrent. Tous sont nécessaires pour constituer ensemble le
temps, et ils sont chacun dotés d'un mouvement qui leur est propre, suivant
la révolution de l'Autre, tout en étant également dominés par la révolution
du Même. Le soleil suit la révolution du Même et du Semblable et donne par
là aux astres et à leurs propres temporalités une mesure claire. C'est pourquoi,
d'une part, le Nombre parfait du temps marque l'accomplissement d'une
année parfaite et, d'autre part, le temps est, du fait de la révolution circulaire,
l'imitation la plus parfaite possible de l'éternité : « Le temps est l'image
mobile de l'éternité qui reste dans l'unité <menontos aiônos en heni> » (37
d 7). Si donc « le temps est né avec le ciel » (38 b), c'est qu'il est
l'expression d'une vie animée distincte du repos des intelligibles. Et,
puisque cette vie du monde est une composition parfaite, elle requiert de
celle de répétition. Ces arguments en faveur d'un monde platonicien unique, qui mettent
l'image sensible au même niveau ontologique que le monde intelligible, ne nous paraissent
pas probants. En effet, l'image du monde sensible ne tient, pensons-nous, son degré d'être que
de l'âme qui, par son statut d'intermédiaire, maintient en relation le sensible et l'intelligible.
Ici comme ailleurs chez Platon il s'agit donc de la participation d'un monde à un autre, et le
statut d'image spécifie la position particulière du sensible qui diffère de l'intelligible mais
participe aussi de lui grâce à l'âme agissant comme metaxu.
2
Voir à ce propos l'Introduction et les notes très éclairantes de L. Brisson à sa
traduction du Timée, Paris, GF-Flammarion, 1992.
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3
plus l'activité du démiurge qui assure ainsi son existence perpétuée. Le
temps du monde est donc aussi indestructible que le monde lui-même.
Mais l'homme ne se préoccupe que d'un seul temps, celui de son devenir.
Le temps est dès lors pour nous, hommes, « image mobile de l'éternité
< eikô kinèton tina aiônos> », parce que cette image nous est rendue
visible par la soumission de notre univers au nombre, au cycle perpétuel des
jours, des saisons et des années : le temps cosmique ne fait qu'un avec la
possibilité de sa mesure (37 de).
Ainsi, c'est au moment de décrire la genèse idéale du monde que, comme
nous venons de le vérifier, Platon a recours au mythe. Mais, pour Plotin, la
recherche de l'origine et de la nature du temps s'inscrit d’emblée dans un
schéma processionnel. Il ne peut donc que se séparer de Platon, du fait même
de la méthode qui est la sienne pour exposer ce qu'est le temps. Refusant le
discours de type narratif issu d'une imagination mythologique, Plotin
propose à la place une prosopopée du temps
3
: le temps en personne se
présente à l'attention du philosophe pour être soumis à un examen direct, sans
fantaisie théogonique. C'est alors un discours véridique, et non un mythe
vraisemblable, qui nous est proposé. Le temps y explique que son
engendrement prend place à l'intérieur d'une procession aussi nécessaire que
logique, et qu’ainsi il procède de l'éternité. Ceci signifie que si le temps est
engendré à la suite des intelligibles, ce n’est pas à comprendre dans l’ordre du
temps, mais logiquement et par nature. Mais, si l'on suivait la quasi-totalité
des commentateurs, et si l'on traduisait avec eux prôton exepese khronos par
« de quelle chute est donc né le temps ? » (III, 7, 11, 1. 7), on ne comprendrait
pas que le temps puisse être une réalité dans le schéma processionnel des
hypostases
4
.
En fait, ni pour Platon ni pour Plotin le temps ne naît d'une « chute ».
En effet, dans le Timée, le temps est fabriqué par le démiurge afin « qu'il reste
dans l'unité une certaine image éternelle progressant suivant le nombre, celle-
là même que précisément nous appelons le temps » ; il s’agit donc, plus que
d'une hypothétique chute du temps, d’un ancrage du temps dans l'unité de
l'éternité (Timée, 37 d 7-8). De même, il est clair que pour Plotin, si le temps
résultait d'une chute, il n'aurait plus de place en tant que réalité dans le schéma
processionnel. Il faut donc comprendre ce passage du § 11, 1. 5-7, comme
suit : « puisque ces êtres (intelligibles) restent en eux-mêmes dans une
tranquillité absolue, d'où vient que le temps le premier en soit sorti ? ». La
réponse à cette question est donnée par le temps lui-même, quelques lignes
plus bas : c’est parce que la nature remuante se met en marche que le temps
se met à exister (§ 11, l 15-20). La dunamis, la puissance agitée de l'âme,
constitue la puissance de production du temps et du monde sensible ; elle
résulte du mouvement même de la procession qui fait qu'à chacun de ses
niveaux ce mouvement détache plus ou moins de l'Un les hypostases. C'est
3
Enn. III, 7, 11, 1. 10-11.
4
Le temps plotinien naît d'une initiative de l'âme par laquelle cette dernière se
détache de l'intelligence et de l'éternité. Le temps appartient ainsi à l'ordre des choses, à la
procession nécessaire, et, comme tel, ne peut être ni une chute ni un mal. Le
mouvement d'éloignement <apostasis> est celui-là même de l'ordre processionnel, tout en
étant l'essence de la temporalité ; aussi n'exaspère-t-il pas la distance ontologique. Il
représente également la possibilité d'une initiative compensatrice : ce qui a procédé peut
vouloir se convertir, et ce qui a acquis de l'indépendance peut l'employer à rechercher la
source dont il provient.
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4
ainsi qu'à la totalité indivisible de l'intelligible correspond l'éternité et, à la
multiplicité du monde sensible, la temporalité.
Le temps est donc saisi par Plotin à partir de l'activité même de
l'âme qui l'engendre. Il s’ensuit que pour « les êtres intelligibles qui restent
en eux-mêmes dans une tranquillité absolue », le temps n'existe pas (ibid., 1.
12-13). Mais c'est pourtant bien d'eux que le temps, le premier, sort ou
s'avance : hopous dè prôton exepese khronos. La sortie du temps hors des
êtres intelligibles acquiert par là un caractère permanent, non historique ; elle
est conçue comme nécessaire et non accidentelle, et signifie, dans la
logique processionnelle, une déperdition d'être, une unité affaiblie. Mais cette
sortie « hors de » implique en outre une discontinuité, un changement de plan
qui n'est pas simplement exprimable en termes de degrés d'amoindrissement
d'être ou en perte d'unité. C'est pourquoi le temps, dans sa prosopopée,
nous révèle sa nature et son origine. Avant l'âme, il n'existait pas non plus,
or l'âme se caractérise par sa nature agitée, par une puissance intranquille
éprise de changements dont l'activité consiste à produire hors d'elle-même
des images de ce qu'elle contemple dans l'intelligible. Elle prodigue ainsi
dans l'extériorité ce qu'elle voit au plus intime d'elle-même et façonne de
cette manière, tout en l'animant, le monde. Parce qu'elle produit selon la
puissance et l'acte, c'est-à-dire en actualisant des formes, l'âme engendre la
succession, le mouvement et le changement. Ainsi, si le temps est dans l'être,
en repos, avant d'être le temps, c'est qu'il n'apporte rien de nouveau par
rapport à l'infinie richesse de l'intelligible. Le contenu du temps est en effet,
à l'état dissocié et déconcentré, le même que celui que l'intelligible éternel
tient concentré en un tout indivisible. La nature remuante, qui n'est rien
d'autre que l'âme elle- même
5
, s'engendre avec le temps. Il n'y a donc plus,
comme chez Platon, un temps engendré avec le ciel et dont les révolutions
le rendent manifeste comme nombre, mais une co-naturalité de l'âme et du
temps. Plotin l'exprime en ces termes : « La révolution solaire nous fait
connaître le temps parce qu'elle a lieu en lui. Mais le temps lui-même ne
doit plus rien avoir en quoi exister. Il est dès l'abord par lui-même ce qu'il
est « (III, 7, 13, l. 1-13).
Précisément, qu'est donc le temps ?
De même que Platon commence par exposer ce qu'est l'éternité pour
savoir ce qu'est le temps, fondant ainsi la réalité de l'image dans et par son
rapport avec ce dont elle est image (Timée, 37 bd), de même Plotin propose
de partir de l'éternité pour comprendre ce qu'est en vérité le temps (Enn.
III, 7, 11). Mais pour Platon le temps, « image mobile de l'éternité », est
une simple reproduction du modèle intelligible de l'éternité. C’est une image
plus vraisemblable que les simples copies du monde sensible, en ceci que
l'image temporelle se soutient d'une certaine réalité, une réalité
« vraisemblable », du fait qu’elle demeure dans l'unité en imitant par sa
révolution circulaire et perpétuelle « l'éternité immobile et une » qui reste
5
Le temps apparaît, dans le récit qu’il fait de son origine, comme une puissance
inquiète de l'âme. Il est le résultat d'une « audace » de l'âme, d'un mouvement d'indépendance
qui est nécessairement un mouvement de séparation. N. Baladi, dans son petit
ouvrage sur Plotin, La pensée de Plotin, Paris, 1970, écrit très explicitement que « le temps
est manifestation première de l'altérité visée par l'âme dans son indépendance. C'est là
essentiellement de l'audace, puisqu'en "faisant naître" le temps "comme image de
l'éternité" non seulement elle s'écarte de son principe, mais elle fait subir à ce qui vient dans
l'être les conséquences de son écart et de son abandon » (p. 69).
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5
l’attribut de ces êtres intemporels que sont les Idées. Il s’ensuit que le temps
du Timée est l'attribut des êtres perpétuels que sont les astres ; c'est pourquoi
l'éternité et le temps n'ont, pour Platon, aucune épaisseur ontologique
6
. Le
temps qui « progresse suivant la loi des nombres » est ce qui demeure, au sein
du devenir, de l'ordre de l'intelligible ; il est par là même ce par quoi il y a un
intelligible du devenir, à savoir la périodicité perpétuelle, puisqu’il suit la
progression de l'Idée-Nombre
7
. Du point de vue ontologique on peut en
conclure que l'image platonicienne est opposée à l'être dans l’exacte mesure
où ni l'éternité ni le temps qui en est « l'image mobile » ne dérivent de l'être.
Le temps cosmologique du Timée permet donc, par son statut d'image
mobile imitant la perfection de l'éternité, de rendre compte de l'harmonie, de
la beauté et de la mesure du monde sensible. Parce qu'il renvoie à un modèle
éternel, immuable et beau, au modèle d'un idéal éternel structurant les choses
temporelles qui se déroulent sous sa loi, le temps platonicien est, en tant qu'image,
plus qu'une simple reproduction : il est la métaphore de l'éternité des
intelligibles.
Si Plotin reprend de Platon la définition du temps en tant
qu’« image mobile de l'éternité », celle-ci est cependant, au § 11 de notre
Ennéade, bien plus qu'une métaphore, car elle détermine cette fois le temps
comme une véritable mimèsis : non une simple copie du modèle, aussi parfaite
soit-elle, mais, orientée vers le dehors et l'extérieur, une image de
l'intérieur, un « être de l'image » qui est toujours dans son rapport avec le
modèle dont elle provient et dont elle dit quelque chose tout en ne l’étant
pas (§ 11, 1. 58)
8
.
Restant fidèle à Platon en ce sens qu'il reprend la leçon du Timée qui
faisait du temps l'image mobile de l'éternité qui reste dans l'unité < menontos
aiônos en heni, 37 d 7>, Plotin ajoute que l'éternité demeure toujours dans un
seul et même état <menein en tôi autôi> (§ 11, 1. 52). Mais dire que l'éternité
est « en heni », ou reprendre quasiment mot à mot la définition de Timée, 37 d
7 — à savoir la formule to menontos aiônos en heni (III, 7, 6, 1. 6) —, ce n'est
pas s'accorder avec Platon sur l'immobilité et la transcendance du modèle
éternel. C'est, tout à l’opposé, conférer à l'éternité une prééminence d'unité et
de perfection sur le temps : parce qu'elle reste « en heni » l'éternité ne sort
pas d'elle-même, elle n'occupe pas d'espace, comme le temps, mais est tout
entière et absolument ramassée en elle-même. En ce sens elle demeure dans
l'un, c'est-à-dire dans son unité multiple « donnée tout entière à la fois,
infinie, tranquille dans son unité et tournée vers l'Un » (§ 11, 1. 3-4).
6
Pour Platon, l'éternité et le temps ne sont que des métaphores permettant de
comprendre ce que sont l'intelligible et le sensible dans leur différence propre.
7
Timée explique clairement (cf. 37 a – 68 e) que l'ordre du ciel marque l'ordre du
temps, et l'ordre du temps celui de l'univers tout entier. Plus encore, puisque les astres sont
des vivants, des dieux, ils sont les providences de l'univers sensible dont le temps est la
marque et l'ordonnance selon le bon et le parfait. Si le temps est image mobile de l'éternité
intelligible, et si cette image est soumise à la raison des Nombres, alors l'univers sensible
lui-même est également soumis au Nombre et à la Raison. Le temps est soumis au
mouvement comme l'éternité est l'expression du repos et de l'immobilité. Ce n'est pas là
leur accorder l'être, mais les faire dépendre d'un ordre, et c’est leur accorder une mesure par
rapport à la juste mesure sans mesure qu'est l'Idée de Bien.
8
Voir à ce propos l'article de M. Lassègue, « Le temps image de l'éternité chez
Plotin », Revue philosophique (1982-2), p. 405-418.
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6
Le point essentiel est ici qu’on n’est absolument pas en droit de
soutenir que l'éternité est l'image de l'Un, car l'Un ne peut être un modèle à
imiter, puisqu’il est infiniment au-delà de la permanence que, pourtant, il
fonde. L'Un ne contient ni l'intelligible, ni l'éternité qui procèdent de lui ; sa
différence est absolue, et elle fait que l'unité de l'intelligible n'est en rien
semblable à la simplicité de l'Un. Cependant, l'éternité n'est pas, comme chez
Platon, dépourvue d'être, car elle est engendrée par l'acte qui unit l'intelligence à
l'intelligible ; elle reçoit donc un être en tant que « vie de l'intelligible ».
Mais, si l'éternité de l'intelligible n'est pas, chez Plotin, une imitation de
l'Un, puisqu'il n'y a pas de modèle à imiter dans l'Un, le temps de l'âme,
quant à lui, s'inscrit bien dans l'imitation du modèle que lui est l'éternité de
l'intelligible.
L'image n'a donc pas le même statut pour Plotin et pour Platon. Pour
le premier, elle ne peut être purement et simplement opposée à l'être, l'âme
fabricatrice d'images ne s'éloignant pas des vraies réalités. L'image
plotinienne n'est donc pas, comme dans Timée, un reflet mécanique, mais le
fruit d'une recherche de l'âme qui connaît son modèle éternel mais qui n'est
plus en lui. En tant qu'acte de l'âme le temps est vie de l'âme, et cette vie
est dite « vie par homonymie » (§ 11, 1. 49). Au temps « image de
l'éternité », Plotin associe donc la vie comme analogie d'attribution :
« Le temps est image de l'éternité et doit être à l'éternité comme l'uni-
vers sensible est à l'univers intelligible ; donc, au lieu de la vie intelligible, une
autre vie qui appartient à cette puissance de l'âme qu'on appelle vie par
homonymie » (§ 11, 1. 46-50).
Si la vie de l'âme qu'est le temps peut être dite « par homonymie »,
c'est que, précisément, l'âme, en se déployant vers la multiplicité, en se tem-
poralisant devient elle-même multiple. Le temps est ainsi l'élément de
dispersion de l'unité, alors que la vie de l'intelligible réside dans l'unité
toujours identique à elle-même.
L'image plotinienne est donc, en un certain sens, participation
reproductrice ; elle s'inscrit au sein de la procession qui, de l'Un au sensible,
explique les divers degrés de la vie par dépendance, dérivation et
participation à partir du modèle éternel de la vie parfaite de l'intelligible. En
s'éloignant de son modèle, la vie ne cesse pas pour autant d'être vie, car
l'activité spontanée de l'âme est orientée vers une organisation temporelle,
vers une forme inférieure d'organisation. C'est pourquoi la « vie par
homonymie » qui fait la vie de l'âme, et qui est définie par le temps,
commence par oublier son origine, l’origine sans laquelle il n'y aurait ni être,
ni unité, ni pouvoir d'organiser le sensible. C'est donc bien le caractère
nécessaire de la procession qui est ici exposé par Plotin, car, si l'intelligible
ne se déconcentrait pas pour épuiser tous les degrés d'être ou de réalité
possible, l'Un ne pourrait faire rayonner la création plus loin et plus bas que
le Noûs. Il faut donc que la procession, à chaque étape, tourne en quelque
sorte le dos à la source qui l'alimente et affirme son indépendance par une
activité de déconcentration, d'extériorisation et de multiplication. C'est
pourquoi Plotin, en insistant sur le temps comme vie de l'âme, ne cesse
d'affirmer que celui-ci est l'energeia de l'âme. L'âme a engendré le temps, et
elle le contient en elle-même avec sa propre energeia (§ 11, 1. 35-38).
L'entrée de l'âme dans le temps n'est dès lors que le mouvement
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7
processionnel s'écartant de l'Intelligence et descendant vers ce qui vient après
elle pour lui transmettre la vie, une vie qui est mimèsis energeias de ce
qu'elle-même possède (§ 11, 1. 30-34).
En insistant sur l'analogie de l'intelligible et du sensible, Plotin prend
ses distances vis-à-vis de Platon. Cette analogie, donc cette vie par
homonymie, indique, comme l'a très justement remarqué Werner
Beierwaltes, une « analogie ontologique » (ontologische Analogie)
9
. La
thèse de l'équivocité des deux mondes, sensible et intelligible, est, chez
Plotin, intenable car toute vie, même inférieure et déficiente, est acte. Le
temps est le dernier niveau de l'échelon intelligible, mais il permet, du même
coup, le passage entre l'intelligible et le sensible sans qu'il y ait de rupture
ontologique. Aussi, puisque le temps est image de l'éternité, comprend-on
mieux ce que Plotin veut dire lorsqu'il professe que le sensible imite
l'intelligible. Mais ce temps « vie de l'âme » est une vie qui accomplit une
activité incessante et qui procède à travers des changements uniformes et
semblables les uns aux autres (III, 7, 12, 1. 1-4). Mais il y a plus encore, car, si
nous mettions un terme à la vie de l'âme en la faisant retourner au sein des
intelligibles, si nous supposions qu'il n'y ait plus de dunamis pour l'âme qui
serait retournée dans l'intelligible, alors nous détruirions aussi le temps. Il n'y
aurait plus ni avant ni après, il n'y aurait plus de succession, mais uniquement
la pure unité de l'éternité intelligible. Avec le temps, c'est l'univers sensible
qui périrait aussi, car le temps disparaîtrait si la vie de l'âme disparaissait
(III, 7, 12, 1. 4-20).
Les sensibles ne peuvent donc qu'être subordonnés à leur principe
immédiat, du fait que l'acte par lequel l'âme fait se succéder ses vies
différentes dans la dissociation temporelle oriente vers l'extérieur l’image
de l'intérieur qu'est le temps. Le temps ne retourne pas sur lui-même, il
est succession ad infinitum (§ 11, 1. 54-55) parce que l'âme va de pair
avec la temporalité, comme le Noûs avec l'éternité, et les contenus
intelligibles avec les contenus sensibles. Ainsi Plotin précise-t-il : « au lieu
du mouvement de l'intelligence, le mouvement d'une partie de l'âme, au
lieu de l'identité, de l'uniformité, de la permanence, le changement et
l'activité toujours différente, au lieu de l'indivisibilité et de l'unité, une
image de l'unité, l'un qui est dans le continu < dè henos eidôlon tou henos to
en sunekheiai hen> » (ibid., 1. 52-54).
C'est de cette façon que l'univers sensible imite le tout compact et
infini du monde intelligible, en aspirant à des acquisitions toujours nouvelles
dans l'existence ; son être est alors imitation de l'être intelligible <to einai
houtô to ekeinou mimèsetai> (ibid., 1. 58-59).
Chez Plotin l'image est donc ancrée dans une réalité métaphysique.
L'imitation revêt par là un sens ontologique, dans la mesure où elle ne
s'oppose pas à l'éternité mais est elle-même un être à part entière. L'âme
imitant l'intelligible engendre, par cette imitation même, l'image de l'unité
éternelle qu'est la continuité temporelle, d’où il suit que le temps
« possède la continuité de l'energeia » (III, 7, 12, 1. 3). En se temporalisant,
l'âme se rend semblable à l'intelligence, qui n'est pas temporelle. Or, imiter,
dans le vocabulaire plotinien, consiste à produire quelque chose de différent,
non un substitut du modèle mais un moyen de penser à lui. Le temps est donc
9
W. Beierwaltes, Plotin, Über Ewigkeit und Zeit, Frankfurt, 1967, p. 269.
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8
image de l'éternité parce qu'il lui est semblable par la continuité qu'il
engendre à la place de la mobilité propre à l'intelligible, une éternité
perdurant dans l'unité : « Tout est à la fois dans l'unité » (§ 11, 1. 51).
Le temps plotinien introduit dans l'être l'inquiétude et le désir,
l'activité distante de son objet. Il est comme l'étoffe de l'âme, et la nécessité
de son déroulement est celle-là même de notre existence : « Le temps
(n'est pas) en dehors de l'âme, pas plus que l'éternité (n'est) en dehors de
l'être » (§ 11, 1. 59-60). Ce qui signifie que le temps n'accompagne pas l'âme,
qu'il ne lui est pas postérieur, mais qu'il se manifeste en elle, qu'il est en elle et
qu’il lui est uni comme l'éternité à l'être intelligible. L'âme se temporalise
d'abord, puis enferme le sensible dans le temps. Plotin s'oppose ici au
Timée, selon lequel « le temps est né avec le ciel » (38 b). Contre le temps
cosmologique du Timée, Plotin affirme que l'âme, en se temporalisant,
actualise la ressemblance à l'éternité dans l'altérité. Cette ressemblance dans
l'altérité maintient l'engendrement du temps dans le schéma processionnel et
lui donne un statut ontologique qui était inexistant chez Platon. C'est bien le
schéma processionnel qui permet à Plotin de rejeter la séparation dualiste des
deux mondes tout en gardant l'idée d'un rapport d'altérité entre le monde
sensible et temporel, qui est celui de l'âme, et le monde intelligible et éternel,
qui est celui de l'intelligence. L'âme, écrit Plotin, « en produisant le monde
sensible à l'image de l'intelligible [...], se rendit elle-même temporelle » (§
11, 1. 2730). Produire le sensible équivaut pour l'âme, comme nous l'avons vu,
à se rendre temporelle, car en s'avançant vers la multiplicité elle devient
elle-même multiple, et le temps est véritablement l'élément de dispersion de
l'unité. Avec et dans le temps s'installe l'altérité, tandis que l'unité réside
dans l'éternité.
On comprend mieux à présent pourquoi Plotin ne reprend pas
exactement la définition platonicienne du temps : c’est parce que la mobilité
est le propre de la vie, aussi bien de celle des intelligibles que de celle des
êtres sensibles. Mais la mobilité engendrée par le temps est différente de celle
de l'éternité, la vie de l'âme étant « vie par homonymie » eu égard à la vie
parfaite de l'intelligible. Cependant, l'éternité n'est pas exempte de mouvement,
elle est « la vie de l'être gravitant identiquement autour de l'Un <hè peri to hen
ontos zôè hôsautôs> ». Le temps est la vie de l'âme dans le déploiement,
comme le montre suffisamment l'image biologique, ou vitale, qui met
l'accent sur la déperdition d'être due à la procession par rapport au
resserrement et à la concentration de la vie dans l'intelligible (cf. § 11, 1. 23-
27).
Le fondement métaphysique du temps dans l'éternité a permis à
Plotin de maintenir une structure ontologique pour le temps, alors que, pour
Platon, celui-ci s'inscrit dans le schéma explicatif plus vaste de la genèse de
l'univers sensible, ce qui rend nécessaire la « métaphore artificialiste »
(Joseph Moreau) du démiurge. De plus, la mimèsis dont parle Plotin est
essentielle et elle demeure dans l'ordre de la dérivation processionnelle à partir
d'une vie première et parfaite. Le temps plotinien, comme vie de l'âme, est
l'energeia même de l'âme produisant le sensible ; en ce sens il est bien
« image de l'éternité », mimèsis de cette vie intelligible simultanée et
éternelle. Le temps se présente alors pour l'âme comme le seul moyen de se
distinguer de l'intelligible où « tout est à la fois dans l'unité », et de
© Philopsis – Agnès Pigler
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produire une vie de succession, temporelle et sensible, dont la continuité
imite, tout en l'altérant, l'éternité.
Il ressort finalement de ces analyses que la temporalisation de
l'âme exprime la nécessité de la procession afin que l'âme puisse se connaître
elle-même et produire le sensible. Cette double exigence, gnoséologique et
ontologique, signifie du même coup la nécessité du rapport à l'intelligible
éternel, puisque, pour Plotin, être et intelligence ne font qu'un, et ne font
qu'un avec la vie.
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