Buridan, le héros de la Tour de Nesle



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Le Pré-aux-Clercs


Ces rumeurs que Mabel avait entendues, ces mouvements de foules qu’elle avait entrevus éclataient et se dessinaient dans l’Université, alors véritable truanderie enveloppant un faible noyau savant, nuée de papillons parasites tourbillonnant autour d’une lumière bien pâle encore. Là donc, dans ce quartier ou plutôt dans cette ville à part, l’orage grondait comme aux jours de sédition où les écoliers1 se barricadaient contre le roi ou allaient assiéger l’abbé de Saint-Germain-des-Prés.

Vers les neuf heures du matin, de tous les cabarets, de l’Écritoire d’or, du Piot de cervoise, de la Taverne d’enfer, de la Patte d’oie, du Docteur bâté, du Puits sans vin, de l’Âne bachelier, du Cochon qui groïne, de ces tavernes dont les enseignes aux allusions frondeuses, aux jeux de mots bizarres1, grinçaient sur leurs tringles et barraient le ciel comme des bannières, de tous ces centres de ripaille, bombance et bagarre, des bandes sortaient, le bonnet sur l’oreille, la rapière en travers des mollets, chantant à tue-tête, se réunissaient les unes aux autres, comme autant de ruisseaux débordés qui vont gonfler le même torrent et, fanions déployés, se dirigeaient d’un pas impétueux soit vers la porte de Fert, soit vers celle des Cordeliers.

Dans la Cité, des mouvements pareils s’indiquaient.

La corporation des clercs des procureurs à la chambre des comptes partait de la rue de Galilée, précédée de la musique et de son fanion. C’était le « haut et souverain empire de Galilée », dont la colonne se déroulait pareille à un long serpent à robe bariolée, tandis que les juifs de cette rue, persuadés qu’il y avait pillerie, se barricadaient chez eux.

Hors les murs, l’empire de Galilée se réunit au royaume de la Basoche, c’est-à-dire à la corporation des clercs des procureurs au Parlement, dont la bannière laissait étinceler au soleil les armoiries très authentiques et concédées par ordonnance royale, à la Basoche régnante et triomphante, savoir : l’écu royal d’azur à trois écritoires d’or ; au-dessus, timbre, casque et morion, avec deux anges pour support.

L’empereur de Galilée et le roi de la Basoche marchaient à la tête de leurs troupes, entourés de leurs chanceliers, massiers, suppôts, et escortés de leurs gardes.

Ces deux colonnes s’avançaient vers le Pré-aux-Clercs, formant deux masses entre lesquelles et sur les flancs desquelles couraient les écoliers par groupes tumultueux.

La vaste plaine où se déployaient ces bandes comprenait les terrains qui seraient situés aujourd’hui entre l’École de médecine et le Palais-Bourbon.

Hors les murs, c’étaient d’abord des chaumières, misérables habitations de maraîchers qui, tant bien que mal, cultivaient une zone de terre assez étroite, car ils voulaient rester sous la protection immédiate des tours de l’enceinte.

En cas d’attaque, ces gens réunissaient à la hâte leurs bestiaux, leurs instruments de labour, et rentraient dans la ville, quand ils en avaient le temps.

Souvent, il leur arriva de voir, du haut des murs, leurs pauvres demeures incendiées par les partis de guerre étrangère et surtout de guerre civile. Mais après l’orage, avec la ténacité du paysan, ils rebâtissaient leurs cahutes en torchis, les couvraient de chaume et recommençaient à travailler la terre.

Au-delà de ces chaumières, on voyait quelques bouquets de bois, puis c’était l’immense abbaye de Saint-Germain-des-Prés, puis une belle et large plaine qui, longtemps, servit aux Parisiens de but de promenade : le Pré-aux-Clercs.

Là, trois compagnies d’archers, dès le matin, avaient pris position.

L’une était commandée par le comte de Valois lui-même, représentant l’autorité royale, car son fanion portait les armes de Louis X.

La deuxième était commandée par messire de Châtillon, le même qui, avant que le fils aîné de Philippe le Bel ne s’appelât Louis X, l’avait fait sacrer à Pampelune roi de Navarre.

La troisième était commandée par Geoffroi de Malestroit, brave capitaine, uni d’étroite amitié à Enguerrand de Marigny, qui lui destinait peut-être sa fille.

Le premier ministre était là, monté sur un superbe destrier de bataille, mais il avait dédaigné de revêtir son armure de guerre. Seulement, un lourd estramaçon pendait aux flancs de son cheval.

Les trois compagnies d’archers s’étaient disposées : la première suivant une ligne parallèle à la Seine, la deuxième face au fossé de l’abbaye, la troisième perpendiculairement à ce fossé, en sorte que cela formait un carré dont le quatrième côté eût été le fossé de l’abbaye.

Mais les angles de ce carré ne se touchaient pas.

Un vaste espace vide séparait les lignes de soldats.

Sombre et pensif, Marigny demeurait immobile au milieu de cet immense carré.

Il avait ainsi derrière lui la compagnie de Châtillon, devant lui l’abbaye, à sa droite la compagnie de Malestroit, à sa gauche celle de Valois.

Tantôt il portait ses regards vers le comte et songeait à cette trêve qu’il avait acceptée, qu’il était décidé à respecter, mais qui le faisait frissonner de colère.

Tantôt il regardait au loin vers Paris, et alors il songeait à sa fille, il songeait à ce Buridan qui l’avait publiquement provoqué... et il grondait :

« Oui, qu’elle meure plutôt ! Dussé-je mourir moi-même de douleur, j’aime mieux la voir morte plutôt qu’aux bras de cet homme ! Et d’ailleurs, s’il vient... »

Un sourire de haine satisfaite acheva sa pensée.

« Mais, viendra-t-il ? » reprit Marigny, en jetant d’avides regards vers les portes de Paris.

À ce moment, des rumeurs lointaines parvinrent jusqu’à lui.

« Le voilà ! » fit Marigny en tressaillant.

Ce n’était pas Buridan.

Par-delà l’abbaye, c’était la foule des écoliers chantant, jurant, sacrant, s’interpellant, soufflant comme des enragés dans leurs longues trompettes et agitant leurs fanions.

La rumeur se fit clameur.

Des cris d’animaux, miaulements, aboiements, sifflements, braiements, des éclats de rire, des jurons énormes emplirent le Pré-aux-Clercs.

Le royaume de la Basoche et l’empire de Galilée, plus disciplinés, s’étaient rangés en deux lignes.

Marigny fit un signe et le prévôt de Paris, placé près de lui, s’avança vers les clercs. Un silence relatif s’établit.

« Qu’êtes-vous venus faire ici ? demanda le prévôt d’une voix menaçante.

– Une monstre1, répondit Guillaume Bourrasque.

– Et vous allez avoir du plaisir pour rien ! ajouta Riquet Haudryot.

– Ce n’est pas jour de monstre ! cria le prévôt. Messires clercs, retirez-vous à l’instant, ou j’ai ordre de vous charger ! »

À ces mots, il se fit une immense huée.

« Il attente à nos privilèges ! hurlait la Basoche.

– À l’eau, le prévôt ! » vociférait l’empire de Galilée.

Parmi les écoliers, les cris devenaient assourdissants.

« De par le roi ! répétait le prévôt.

– Va-t’en au diable, sorcier de juiverie !

– À la hart, le bélître !

– Menons-le au Marché-Neuf !

– Ohé ! Jean de Précy, je veux y faire bouillir ta vilaine carcasse au grand échaudoir !

– Par le Christ, les fourches de Montfaucon languissent sans toi !

– Hourra ! Hourra ! Hourra ! »

Le concert des imprécations devenait tonnerre, la colère des écoliers devenait tempête, et déjà les compagnies d’archers s’ébranlaient, lorsqu’un silence énorme s’abattit sur cette foule qui tourbillonnait.

Un signal venait d’être fait : Guillaume Bourrasque avait tout à coup jeté trois coups de sifflet stridents qui avaient dominé le tumulte.

À ce signal, le silence pesa soudain sur le Pré-aux-Clercs. Tout s’immobilisa. Et les archers, eux-mêmes, sur l’ordre de leurs chefs, s’arrêtèrent.

Alors, chacun put voir ce que Guillaume Bourrasque venait de distinguer dans le remous des bandes vociférantes :

Trois cavaliers qui, contournant l’enceinte de l’abbaye, s’approchaient du groupe central où se trouvait Marigny.

À dix pas du premier ministre, ils s’arrêtèrent, et l’un d’eux, par trois fois, sonna du cor.

*

Deux de ces cavaliers étaient si soigneusement masqués qu’il eût été impossible de les reconnaître. Le troisième, celui qui venait de sonner du cor, s’avança un peu en avant d’eux, à visage découvert. C’était Buridan.



Le prévôt fit un signe.

Sergents et archers de la prévôté allaient s’élancer pour saisir le jeune homme.

Mais Marigny leva la main : le prévôt recula en grondant, comme le chien à qui on enlève son os ; archers et sergents s’arrêtèrent.

« Voyons, d’abord, dit Marigny avec une hautaine dignité, quelles excuses il m’apporte. Si elles sont convenables, peut-être se contentera-t-on de le faire pendre. »

Buridan, à ces mots, fronça les sourcils et se mordit les lèvres. Mais, se contenant :

« Sire de Marigny, dit-il, je vous apporte, en effet, des excuses. »

Un murmure de mécontentement éclata parmi les basochiens, écoliers et galiléens, tandis que Marigny haussait les épaules d’un air de pitié.

« Ah ! ah ! voilà donc ce brave ! s’écria Valois qui s’approchait.

– Voyons ! dit Marigny, demandez pardon en termes convenables, et je vous engage ma parole que vous serez seulement pendu, sans autre supplice.

– Monseigneur, dit Buridan, qui s’inclina jusque sur le cou de son cheval, lorsque je suis sorti de Paris, tout à l’heure, j’ai appris que vous étiez sur le Pré-aux-Clercs, et un instant je me suis figuré que vous acceptiez mon défi : je vous en fais mes excuses.

– Faut-il tant de façons pour arrêter ce rufian ? s’écria le prévôt.

– Monseigneur, continua Buridan, lorsque, débouchant sur le Pré, je vous ai vraiment aperçu, je me suis dit : « Marigny est moins lâche que je ne croyais... » Je vous en demande pardon. »

Des applaudissements furieux éclatèrent parmi les écoliers.

« Hardi, Buridan !...

– Soutiens la thèse pro et contra !... »

Marigny demeura impassible... Ses yeux seulement jetèrent un éclair, et, d’un signe, il recommanda au prévôt de se tenir prêt.

Buridan, d’une voix plus haute, reprit :

« Je viens, au nom de mes amis Philippe d’Aulnay, Gautier d’Aulnay, lâchement assassinés...

– Assassinés ! gronda Marigny, tandis qu’une tempête d’imprécations s’élevait dans les bandes des écoliers.

– On les a retrouvés en Seine...

– J’atteste ! » dit une voix forte.

Et Lancelot Bigorne, sortant des rangs des basochiens, s’avança en disant :

« C’est moi-même qui ai repêché ces dignes seigneurs. Comment et par qui ont-ils été assassinés ? C’est ce que le diable peut savoir. Le fait est qu’ils étaient cousus dans un sac...

– Lancelot Bigorne ! » murmura Valois en pâlissant et en reculant derrière les archers.

Mais Bigorne, feignant de l’apercevoir alors seulement, se tourna vers lui, le salua, et lui cria, familier :

« Bonjour, monseigneur ! N’est-ce pas qu’il est intéressant de parler de noyés ?...

– Attends une minute, drôle ! grommela Valois entre les dents, et jamais plus tu ne pourras parler de noyés ou de noyeurs.

– Je viens au nom de ces deux braves, continua Buridan, et je viens aussi pour le peuple de Paris, opprimé par vous, et je viens enfin pour moi-même. Je vous demande, sire de Marigny, si vous êtes ici pour relever mon défi, et vous propose le combat à outrance par la dague, la lance ou l’estramaçon. Si vous avez foi en votre cause, faites ranger vos gens et prenez du champ.

– Et toi, misérable truand, tu vas prendre de la corde ! rugit Marigny. Holà ! gardes ! Holà ! archers ! Qu’on saisisse ce franc-bourgeois !

– En avant ! hurla Jean de Précy.

– En avant ! répétèrent Châtillon et Malestroit.

– En avant ! » vociférèrent Guillaume Bourrasque et Riquet Haudryot.

Un choc terrible se produisit. La Basoche se trouva portée sur la compagnie de Gautier de Châtillon ; les Galiléens, par un rapide mouvement tournant, se trouvèrent en face de la compagnie de Malestroit. Les bandes d’écoliers, se réunissant en peloton serré, eurent affaire à la compagnie du comte de Valois. Trois batailles. Trois mêlées d’où montaient d’effroyables hurlements, des insultes, des jurons, des gémissements de blessés, des râles de mourants. En deux minutes, le Pré-aux-Clercs devint un champ de bataille. On se battait par groupes, on s’empoignait corps à corps, on se déchargeait des coups de masse d’armes, les traits volaient, les rapières flamboyaient et cliquetaient.

« De par le roi ! répétaient les archers.

– De par le diable ! hurlaient les écoliers.

– Montjoye-Saint-Denis ! À la rescousse ! Sus aux truands ! vociféraient les gens de l’autorité.

– Galilée ! Galilée !

– Basoche régnante et triomphante ! »

Au centre de cette formidable bagarre, qui devait être la dernière mutinerie sérieuse de l’Université, au centre de cette vaste mêlée, Marigny et Buridan venaient de se trouver face à face.

Au cri qu’avait poussé Marigny, au signe qu’il avait fait, le prévôt et ses sergents s’étaient élancés sur Buridan. Mais ses deux compagnons masqués, tirant alors leurs lourdes épées, avaient commencé à jouer d’estoc et de taille. En même temps, Lancelot Bigorne s’était rué sur les gens du guet, à la tête d’une bande qui n’était composée ni de Galiléens, ni de Basochiens, ni d’écoliers, mais de suppôts de la Grande-Truanderie.

En quelques secondes, les sergents furent débordés, lâchèrent pied et se mêlèrent aux archers de Valois.

C’est alors que Marigny se trouva seul devant Buridan.

Marigny jeta un rapide regard autour de lui. Et ce qu’il vit le fit frissonner de rage. De toutes parts, les archers du roi étaient refoulés, la compagnie de Valois était acculée à la Seine, celle de Châtillon fuyait, celle de Malestroit reculait lentement.

Les hurlements de l’émeute triomphante s’entendaient de Paris, où le tocsin se mettait à sonner.

Marigny sauta à terre.

Buridan l’imita, et près de lui vinrent se placer ses deux compagnons masqués.

Derrière arrivait Lancelot Bigorne.

Puis une foule d’écoliers.

Tout ce monde vociférait :

« À la hart, Marigny ! À Montfaucon !

– À l’eau, l’affameur du pauvre peuple !

– Monseigneur, dit Buridan à Marigny, livide, acceptez-vous le combat ? »

Marigny tira son épée.

Au même instant Buridan fondit sur lui, tandis que les écoliers qui l’entouraient poussaient un formidable hurrah, que de tous les points du Pré-aux-Clercs s’élevaient des rumeurs féroces, et qu’au loin le tocsin jetait ses appels éperdus.

Les deux compagnons de Buridan avaient rengainé leurs épées. Lancelot Bigorne et ses truands contenaient les plus furieux des écoliers qui voulaient s’élancer sur Marigny.

À ce moment arrivaient Guillaume Bourrasque et Riquet Haudryot vainqueurs, tandis que les archers essayaient de se reformer plus loin ou regagnaient Paris en désordre. Malestroit était gravement blessé. Châtillon luttait presque seul. Valois avait disparu. Le prévôt s’était réfugié dans l’abbaye.

Marigny se vit perdu.

Il commença à reculer tout en parant, avec l’énergie du désespoir, les coups que lui portait Buridan... Il avait remarqué, contre la muraille d’enceinte de l’abbaye, une petite maison qui semblait encastrée dans le mur.

C’est vers cette maison qu’il dirigeait sa retraite...

Et cette maison, Buridan la regardait parfois avec inquiétude.

Marigny s’était enfin appuyé à la porte de ce logis qui devait appartenir à un riche paysan, à moins qu’il ne fît partie des dépendances de l’abbaye.

Buridan, sans dire un mot, attaquait coup sur coup.

Ses deux mystérieux compagnons masqués avaient suivi pas à pas toute l’évolution des combattants. Guillaume Bourrasque, Riquet Haudryot, Lancelot Bigorne, une foule d’écoliers suivaient aussi les péripéties du combat, tandis qu’un peu partout, sur le Pré-aux-Clercs, des bandes attaquaient les derniers groupes d’archers.

Lorsque Marigny se trouva acculé contre la porte de la maison, chacun comprit qu’il était perdu, et de grands cris saluèrent d’avance la mort du ministre détesté.

« Pour Philippe, pour Gautier et pour moi ! » dit tout à coup Buridan, en fournissant trois coups foudroyants à son adversaire.

Mais alors un cri de fureur échappa aux assistants et Buridan, une seconde, demeura stupéfait ; aucun de ses coups n’avait touché...

En effet, au moment précis où il poussait sa dernière attaque, la porte du logis s’était ouverte, et Marigny avait bondi à l’intérieur de ce refuge inespéré.

Les écoliers se ruèrent sur la maison en hurlant :

« À sac ! à sac !

– Des fascines et mettons le feu !

– Hourra ! Hourra !

– Il est à moi ! cria Buridan d’une voix qui domina le tumulte. Compagnons, retirez-vous et me laissez terminer l’affaire.

– Et qui sera témoin du duel judiciaire ?

– Dieu ! » répondit Buridan, qui s’élança dans le logis.

Avec la mobilité de leur caractère, surexcités par cette matinée de bataille, furieux, sanglants, presque tous plus ou moins éclopés, les écoliers se dispersèrent pour courir sus à des bandes d’archers du roi ou du guet qui passaient en déroute.

Les deux hommes masqués, l’empereur de Galilée, le roi de la Basoche et Lancelot Bigorne étaient entrés dans la maison soit pour aider Buridan, soit pour protéger le logis contre un retour des écoliers.

Tous se retrouvèrent ainsi dans une salle assez vaste et proprement tenue.

Un homme, le bonnet à la main, s’avança vers Buridan.

« Ce logis, dit-il, tient à l’abbaye. Vous commettriez donc un crime contre monseigneur l’abbé en attaquant ici ce digne seigneur. »

Du doigt, il montrait Marigny qui, très pâle, l’estramaçon à la main, s’était appuyé à un bahut.

« Retire-toi, bonhomme, dit Buridan d’une voix rauque. Tuer ici ce sacripant, ce sera sans doute offenser l’abbé, mais l’épargner ce serait offenser Dieu, qui est un seigneur autrement redoutable que Clément Mahaut.

– Prépare-nous un bon pot de cervoise ou de vin blanc, Martin ! cria Lancelot Bigorne. Car, de par le mardi gras, il commence à faire soif ! »

Martin, le jardinier de l’abbaye, fit un signe de croix et se retira lentement vers un escalier de bois qui occupait le fond de la pièce et montait à l’étage supérieur.

Buridan marcha sur Marigny.

« Messire, dit-il, une dernière chance de salut vous reste. Car je vais vous tuer si vous n’acceptez pas mes conditions. Êtes-vous décidé à restituer à la famille d’Aulnay les biens que vous lui avez volés ?

– Les morts n’ont besoin de rien, dit froidement Marigny.

« Vous avez dit que Philippe et Gautier d’Aulnay ont été trouvés noyés dans le fleuve.

– Soit ! Êtes-vous décidé à rendre au peuple de Paris l’immense fortune que vous lui avez arrachée, denier par denier, maille par maille ? »

Marigny haussa les épaules, et dit :

« Ma fortune est à moi. Mais ne t’occupe pas du peuple, truand. Si tu veux me laisser aller, je paierai rançon.

– Défendez-vous donc ! fit Buridan. Car maintenant, rien ne peut m’empêcher de vous tuer. Et, sachez-le, si je ne réussis pas, vous aurez encore affaire à ces deux-là !

– Ces deux-là ? murmura Marigny, en jetant un regard de terreur sur les deux hommes masqués dont il voyait flamboyer les yeux et qui, les bras croisés, assistaient à cette scène. Ces deux-là ! Qui sont-ils ?

– Les derniers représentants de la famille d’Aulnay ! » dit Buridan.

Au même instant, il se mit en garde, et les deux épées se touchèrent...

À ce moment, un cri déchirant retentit.

Une forme blanche, rapidement, descendit l’escalier et se jeta entre les combattants...

« Myrtille ! murmura Buridan. Voilà ce que je redoutais !... Chère Myrtille, reprit-il à haute voix, il faut que vous vous retiriez en votre chambre et que... »

Il n’eut pas le temps d’achever.

La parole se figea sur ses lèvres. Son cœur se glaça. Une immense stupeur paralysa sa pensée. Et il sentit que l’horreur le saisissait à la nuque avec ses frissons pareils à des griffes : Myrtille, celle qu’il aimait, sa fiancée... Myrtille se jetait dans les bras d’Enguerrand de Marigny en criant :

« Mon père ! Mon bon père !... »

Marigny demeurait immobile, glacial, une flamme dans les yeux.

« Mon père ! balbutia Myrtille, éperdue. Qu’avez-vous ? Pourquoi, quand je vous retrouve, ce front de colère et ce regard qui m’épouvantent !... Buridan... que se passe-t-il ?... Quoi ! Tu lèves ton épée contre mon père !... Oh ! vous me tuez tous deux !...

– Ton père ! gronda Buridan. Tu dis que cet homme est ton père !...

– Le bon Claude Lescot, oui, mon bien-aimé !... Mais tu ne savais pas, n’est-ce pas ? Oh ! ce serait trop terrible !... Mon père, voici Buridan ! Vous l’aimerez pour l’amour de moi... vos injustes préventions tomberont... Buridan, cher Buridan, voici Claude Lescot que tu dois honorer... car je suis ta fiancée, et il est écrit : Tes père et mère honoreras !...

– Claude Lescot ! râla Buridan dans un sanglot. Mais regarde-le donc, Myrtille ! Vois son manteau d’hermine royale... vois son épée enrichie de diamants... vois ce costume de grand seigneur...

– Un grand seigneur ! bégaya la jeune fille affolée.

– Vois cet air de grandeur sauvage et reconnais en lui non pas Claude Lescot le marchand, mais le puissant et terrible ministre dont le nom est maudit par tout un peuple... le premier ministre du roi... l’inventeur des fourches de Montfaucon... Enguerrand de Marigny !... »

Buridan fit trois pas en arrière, brisa sur son genou, d’un coup sec, l’épée qu’il tenait à la main et en jeta les tronçons.

« Vous pouvez me tuer, dit-il au ministre ; Buridan ne peut pas se battre contre le père de Myrtille.

– Enguerrand de Marigny ! » répéta la jeune fille en jetant sur son père un regard de stupeur et de terreur.

Enguerrand de Marigny, d’un geste calme, remit son estramaçon au fourreau. Puis il prit la main de Myrtille qui frissonna.

Un silence de mort pesa sur cette scène.

Mais dehors, on entendait encore les clameurs des écoliers, des Basochiens et des Galiléens, toute la sourde rumeur de la sédition victorieuse. Ou, du moins, Guillaume et Riquet, qui écoutaient seuls cette rumeur, se figuraient que c’était la clameur de la victoire.

Mais s’ils avaient jeté un coup d’œil au dehors, peut-être eussent-ils été épouvantés du changement qui s’était fait sur le Pré-aux-Clercs.

« Myrtille, dit alors Marigny d’une voix rude, un hasard funeste t’apprend ce que tu aurais dû ignorer longtemps encore et peut-être toujours. Je ne m’appelle pas Claude Lescot. »

Et avec un accent d’orgueil farouche, il ajouta :

« C’est vrai, je m’appelle Enguerrand de Marigny !... Ce nom, ma fille, ce nom détesté des manants, ce nom qui sera respecté à l’égal du nom des plus grands monarques, lorsqu’on aura compris sa signification, je le porte avec la fierté de ma conscience. Écoutez, vous autres ! Si je pouvais descendre à vous expliquer ma pensée, je vous dirais que toutes ces haines accumulées sur ma tête, je les ai encourues de pleine volonté. Je savais à quoi je m’exposais lorsque j’ai entrepris de faire de la monarchie une force, et du roi un symbole ! Ce n’est pas sur les seuls manants et bourgeois que j’ai posé mon pied, c’est sur la seigneurie. J’ai voulu niveler le royaume. J’ai tenté cette surhumaine entreprise de faire de la France une vaste plaine égale où il n’y eût au centre des regards qu’un rocher immuable : le trône ! C’est vrai. J’ai frémi souvent devant les actes que le vulgaire appelle des crimes, mais je n’ai pas reculé. Je n’admets pas de juges : ma conscience m’absout. Et si, parfois, j’ai pu être épouvanté, lorsque, prêtant l’oreille au sein des nuits profondes, j’entendais comme un grondement d’imprécations, alors j’avais une pensée pour me consoler : ma fille !... La monarchie, c’était la pensée de mon cerveau. Myrtille, c’était la pensée de mon cœur...

– Ô mon père ! murmura Myrtille en se couvrant le visage de ses deux mains.

– Myrtille, voici l’homme qui a recueilli ces imprécations d’un peuple dont je te parlais et qui m’en a frappé au visage. Voici l’homme qui a recueilli toutes les insultes que je devinais sur mon passage et qui m’en a souffleté. Voici Buridan. Moi, je suis Enguerrand de Marigny. Voici celui que tu appelles ton fiancé. Toi, tu es celle que j’appelais ma consolation... »

D’une voix plus sourde, Marigny acheva :

« Choisis entre lui et moi !

– Choisir ! râla Myrtille, mourante. Choisir entre mon père et mon fiancé !... »

À ce moment, une voix impérieuse, venue de haut, tomba dans le silence de la salle :

« Ce n’est ni Marigny, ni Buridan que cette jeune fille doit choisir en cette heure ! dit cette voix. Un instant ! Je pense qu’ici je ne suis pas de trop, et vous savez, Marigny, si j’ai des droits sur Myrtille ! »

Tous avaient levé la tête.

Et tous virent descendre par cet escalier qu’avait descendu Myrtille, une femme...

Cette femme, c’était Marguerite de Bourgogne.

Elle s’avança vers Myrtille, tandis que Marigny s’inclinait, un éclair de joie dans les yeux, tandis que Buridan portait la main à sa dague et sentait la folie du meurtre envahir sa tête brûlante.

À l’aspect de la reine, les deux hommes masqués tressaillirent violemment, et l’un d’eux fit un mouvement comme pour s’élancer au-devant d’elle.

Dans le même instant, Marguerite de Bourgogne, tirant de son sein un sifflet d’argent, jeta un appel strident, la porte s’ouvrit violemment et une multitude d’archers se rua dans la salle.

« Alerte ! » hurla Lancelot Bigorne.

Buridan, ivre de rage et de désespoir, s’élança vers Myrtille que la reine entraînait vers l’escalier. Un violent remous d’armes et d’hommes, un tourbillon de poitrines et de bras le saisit, l’entraîna, le repoussa et, dans cette seconde où il voyait Marigny entre eux deux, il se trouva acculé au fond de la pièce.

« À moi, Buridan ! » cria la jeune fille.

Buridan répondit par un rugissement et s’élança, tête baissée, jugeant qu’il devait mourir à cette place.

Vingt bras s’abattirent sur lui.

En quelques instants, il se trouva désarmé, lié, et dans le dernier regard qu’il jeta autour de lui, il vit que les deux hommes masqués étaient, comme lui, prisonniers.

Guillaume Bourrasque et Riquet Haudryot avaient disparu.

Disparu aussi, Lancelot Bigorne.


XXII




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