DE LA GRAMMATOLOGIE
mencé à corrompre la mélodie, à la rendre possible en même
temps que ses règles, Rousseau préfère croire que la grammaire
aura (it) dû être comprise, au sens de la confusion, dans la
mélodie. Il aura (it) dû y avoir plénitude et non manque, pré-
sence sans différence. Dès lors le supplément dangereux, la
gamme ou l'harmonie, vient de l'extérieur s'ajouter comme le
mal et le manque à l'heureuse et innocente plénitude. Il vien-
drait du dehors qui serait simplement dehors. Ce qui est
conforme à la logique de l'identité et au principe de l'ontologie
classique (le dehors est dehors, l'être est, etc.) mais non à la
logique de la supplémentarité, qui veut que le dehors soit
dedans, que l'autre et le manque viennent s'ajouter comme un
plus qui remplace un moins, que ce qui s'ajoute à quelque
chose tienne lieu du défaut de cette choke, que le défaut, comme
dehors du dedans soit déjà au-dedans du dedans, etc. Ce que
décrit Rousseau, c'est que le manque, en s'ajoutant comme un
plus à un plus, entame une énergie qui aura (it) dû être et
rester intacte. Et il l'entame bien comme un supplément dange-
reux, comme un substitut qui affaiblit, asservit, efface, sépare
et fausse : « Quand on calculerait mille ans les rapports des
sons et les lois de l'harmonie, comment fera-t-on jamais de cet
art un art d'imitation? Où est le principe de cette imitation
prétendue ? De quoi l'harmonie est-elle signe ? Et qu'y a-t-il
de commun entre des accords et nos passions ?... en donnant des
entraves à la mélodie, elle lui ôte l'énergie et l'expression ; elle
efface l'accent passioné pour y substituer l'intervalle harmo-
nique ; elle assujettit à deux seuls modes des chants qui devraient
en avoir autant qu'il y a de tons oratoires ; elle efface et
détruit des multitudes de sons ou d'intervalles qui n'entrent pas
dans son système ; en un mot, elle sépare tellement le chant
de la parole, que ces deux langages se combattent, se contra-
rient, s'ôtent mutuellement tout caractère de vérité, et ne se
peuvent réunir sans absurdité dans un sujet pathétique. » (Nous
soulignons : en particulier, encore une fois, l'association étrange
des valeurs d'effacement et de substitution.)
Qu'est-ce que Rousseau dit sans le dire, voit sans le voir ?
Que la suppléance a toujours déjà commencé ; que l'imitation,
principe de l'art, a toujours déjà interrompu la plénitude natu-
relle ; que, devant être un discours, elle a toujours déjà entamé
la présence dans la différance ; qu'elle est toujours, dans la
nature, ce qui supplée un manque dans la nature, une voix qui
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L « ESSAI SUR L ORIGINE DES LANGUES »
supplée la voix de la nature. Il le dit pourtant sans en tirer
les conséquences :
« La seule harmonie est même insuffisante pour les expres-
sions qui semblent dépendre uniquement d'elle. Le tonnerre,
le murmure des eaux, les vents, les orages, sont mal rendus
par de simples accords. Quoi qu'on fasse, le seul bruit ne dit
rien à l'esprit ; il faut que les objets parlent pour se faire
entendre ; il faut toujours, dans toute imitation, qu'une espèce
de discours supplée à la voix de la nature. Le musicien qui
veut rendre du bruit par du bruit se trompe ; il ne connaît
ni le faible ni le fort de son art ; il en juge sans goût, sans
lumière. Apprenez-lui qu'il doit rendre du bruit par du chant ;
que, s'il faisait coasser des grenouilles, il faudrait qu'il les
fît chanter : car il ne suffit pas qu'il imite, il faut qu'il
touche et qu'il plaise ; sans quoi sa maussade imitation n'est
rien ; et ne donnant d'intérêt à personne, elle ne fait nulle
impression. » [Nous soulignons.]
Le tour d'écriture.
Nous sommes ainsi reconduits au discours comme supplément.
Et à la structure de l'Essai (origine du langage, origine et dégéné-
rescence de la musique, dégénérescence du langage) qui réfléchit
la structure du langage non seulement dans son devenir mais
aussi dans son espace, dans sa disposition, dans ce qu'on peut
appeler à la lettre sa géographie.
Le langage est une structure — un système d'oppositions de
lieux et de valeurs — et une structure orientée. Disons plutôt,
en jouant à peine, que son orientation est une désorientation.
On pourra dire une polarisation. L'orientation donne la direc-
tion du mouvement en le rapportant à son origine comme à son
orient. Et c'est depuis la lumière de l'origine qu'on pense l'occi-
dent, la fin et la chute, la cadence ou l'échéance, la mort ou
la nuit. Or, selon Rousseau, qui s'approprie ici une opposition
fort banale au XVII
e
siècle
41
, le langage tourne, si l'on peut
dire, comme la terre. On ne privilégie pas ici l'orient et l'occi-
dent. Les références sont les deux extrémités de l'axe autour
41. La référence la plus proche conduit ici à Condillac. Cf. ie
chapitre De l'origine de la poésie dans l'Essai sur l'origine des
connaissances humaines.
309
DE LA GRAMMATOLOGIE
duquel tourne (
) la terre et qu'on appelle axe
rationnel : le pôle nord et le pôle sud.
Il n'y aura ni une ligne historique ni un tableau immobile des
langues. Il y aura un tour de langage. Et ce mouvement de la
culture sera à la fois ordonné et rythmé selon le plus naturel de
la nature : la terre et la saison. Les langues sont semées. Et
elles passent elles-mêmes d'une saison à l'autre. La division des
langues, le partage, dans la formation des langues, entre les
systèmes tournés vers le nord et les systèmes tournés vers le
sud, cette limite intérieure sillonne déjà la langue en général
et chaque langue en particulier. Telle est du moins notre inter-
prétation. Rousseau voudrait que l'opposition du méridional
et du septentrional mît une frontière naturelle entre plusieurs
types de langues. Ce qu'il décrit pourtant interdit de le penser.
Cette description laisse reconnaître que l'opposition nord/sud
étant rationnelle et non naturelle, structurelle et non factuelle,
relationnelle et non substantielle, trace un axe de référence à
l'intérieur de chaque langue. Aucune langue n'est du sud ou du
nord, aucun élément réel de la langue n'a de situation absolue
mais seulement différentielle. C'est pourquoi l'opposition polaire
ne partage pas un ensemble de langues déjà existantes, elle
est par Rousseau décrite quoique non déclarée comme l'origine
des langues. Nous devons mesurer cet écart entre la description
et la déclaration.
Ce que nous appellerons librement la polarisation des langues
répète à l'intérieur de chaque système linguistique l'opposition
qui a permis de penser l'émergence de la langue à partir de la
non-langue : opposition de la passion et du besoin et de toute
la série des significations connotatives. Qu'elle soit du nord ou
du sud, toute langue en général jaillit lorsque le désir passionné
excède le besoin physique, lorsque s'éveille l'imagination qui
éveille la pitié et donne du mouvement à la chaîne supplémen-
taire. Mais une fois que les langues sont constituées, la polarité
besoin/passion et toute la structure supplémentaire restent à
l'œuvre à l'intérieur même de chaque système linguistique :
les langues sont plus ou moins proches de la passion pure,
c'est-à-dire plus ou moins éloignées du besoin pur, plus ou moins
proches de la langue pure ou de la non-langue pure. Et la
mesure de cette proximité fournit le principe structurel d'une
classification des langues. Ainsi les langues du nord sont plutôt
des langues du besoin, les langues du sud, auxquelles Rousseau
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