DE LA GRAMMATOLOGIE
beaucoup aux passions... Les passions à leur tour tirent leur
origine de nos besoins » ; 3) que Rousseau fait place alors
à l'explication géographique : explication structurelle qu'il dit
pouvoir soutenir par les faits ; et que cette explication revient
à une différence entre les peuples du nord et ceux du midi,
ceux-là recevant un supplément pour répondre à un manque
dont ceux-ci ne souffrent pas. Et lorsque le chapitre VIII de
l'Essai annonce ainsi les considérations sur les différences :
« Tâchons de suivre dans nos recherches l'ordre même de la
nature. J'entre dans une longue digression sur un sujet si
rebattu qu'il en est trivial, mais auquel il faut toujours revenir,
malgré qu'on en ait, pour trouver l'origine des institutions
humaines », on peut imaginer ici la situation d'une longue
note appelée par ce passage du Discours (Rousseau vient
d'expliquer que « les passions à leur tour tirent leur origine
de nos besoins ») :
« Il me serait aisé, si cela m'était nécessaire, d'appuyer ce
sentiment par les faits, et de faire voir, que chez toutes les
Nations du monde les progrès de l'Esprit se sont précisément
proportionnés aux besoins que les Peuples avaient reçus de
la Nature, ou auxquels les circonstances les avaient assujettis,
et par conséquent aux passions qui les portaient à pourvoir à
ces besoins. Je montrerais en Egypte les arts naissants, et
s'étendant avec le débordement du Nil ; je suivrais leurs pro-
grès chez les Grecs, où l'on les vit germer, croître et s'élever
jusqu'aux Cieux parmi les Sables et Rochers de l'Attique, sans
pouvoir prendre racine sur les Bords fertiles de l'Eurotas ;
je remarquerais qu'en général les Peuples du Nord sont plus
industrieux que ceux du Midi, parce qu'ils peuvent moins
se passer de l'être ; comme si la Nature voulait ainsi égaliser
les choses, en donnant aux Esprits la fertilité qu'elle refuse à
la Terre. » (Pp. 143-144. Nous soulignons.)
Il y a donc une économie de la nature qui veille à régler
les facultés sur les besoins et distribue les suppléments et les
dédommagements. Cela suppose que la sphère du besoin soit
elle-même complexe, hiérarchisée, différenciée. C'est en ce sens
qu'il faudrait faire communiquer avec tous ces textes le cha-
pitre VIII du livre III du Contrat social ; on y a relevé l'influence
de l'Esprit des lois ; toute une théorie de l'excédent de la pro-
duction du travail sur les besoins y fait système avec une
typologie des formes de gouvernement (selon « la distance du
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L' « ESSAI SUR L' ORIGINE DES LANGUES »
peuple au gouvernement ») et avec une explication par le cli-
mat (selon qu'on s'éloigne ou « s'approche de la ligne ») :
« Voilà donc dans chaque climat des causes naturelles sur les-
quelles on peut assigner la forme de Gouvernement à laquelle la
force du climat l'entraîne, et dire même quelle espèce d'habitants
il doit avoir ». (T. III. p. 415.)
Mais la théorie des besoins qui sous-tend l'Essai est exposée,
sans doute mieux qu'ailleurs, dans un fragment de cinq pages,
dont l'inspiration est incontestablement celle des chapitres qui
nous occupent et sans doute aussi du projet des Institutions
politiques
42
. Trois sortes de besoins y sont distingués : ceux
qui « tiennent à la subsistance » et à la « conservation »
(nourriture, sommeil) ; ceux qui tiennent au « bien-être »,
qui « ne sont proprement que des appétits, mais quelquefois si
violents, qu'ils tourmentent plus que les vrais besoins » (« luxe
de sensualité, de mollesse, l'union des sexes et tout ce qui flatte
nos sens ») : « un troisième ordre de besoins qui, nés après
les autres, ne laissent pas de primer enfin sur tous, sont ceux
qui viennent de l'opinion. » Il faut que les deux premiers
soient satisfaits pour que les derniers apparaissent, note Rous-
seau, mais on a remarqué que le besoin second ou secondaire
supplante chaque fois, par l'urgence et la force, le besoin pre-
mier. Il y a déjà une perversion des besoins, une inversion de
leur ordre naturel. Et nous venons de voir citer au titre des
besoins ce qui ailleurs est nommé passion. Le besoin est donc
bien présent, en permanence, dans la passion. Mais si l'on veut
rendre compte de l'origine première de la passion, de la société
et de la langue, il faut revenir à la profondeur des besoins de
premier ordre. Notre fragment définit ainsi le programme
de l'Essai, qu'il commence d'ailleurs à remplir en quelques
pages :
« Ainsi tout se réduit d'abord à la subsistance, et par-là
l'homme tient à tout ce qui l'environne. Il dépend de tout,
et il devient ce que tout ce dont il dépend le force d'être.
Le climat, le sol, l'air, l'eau, les productions de la terre et
de la mer, forment son tempérament, son caractère, déter-
42. Ce fragment dont le manuscrit est perdu avait été publié
en 1861 par Streickeisen-Moultou. Il est repris dans les Fragments
politiques de l'édition de la Pléiade. (T. III, p. 529) sous le
titre L'influence des climats sur la civilisation.
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DE LA GRAMMATOLOGIE
minent ses goûts, ses passions, ses travaux, ses actions de
toute espèce. » L'explication naturelle ne vaut pas pour des
atomes de culture mais pour le fait social total : « Si cela
n'est pas exactement vrai des individus, il l'est incontesta-
blement des peuples... Avant donc que d'entamer l'his-
toire de notre espèce, il faudrait commencer par exa-
miner son séjour et toutes les variétés qui s'y trouvent »
(p. 530).
L'explication par le lieu naturel n'est pas une statique. Elle
tient compte des révolutions naturelles : des saisons et des migra-
tions. La dynamique de Rousseau est un étrange système dans
lequel la critique de l'ethnocentrisme compose organiquement
avec l'européocentrisme. On le comprendra mieux en tissant
prudemment ensemble un morceau de l'Emile et un morceau de
l'Essai. On verra comment le concept de culture, dans un
usage alors très rare, unit dans sa vertu métaphorique la nature
et la société. Dans l'Essai comme dans l'Emile, les changements
de lieux et de saisons, les déplacements des hommes et les révo-
lutions terrestres sont pris en charge par l'explication naturelle.
Mais si cette prise en charge est précédée, dans l'Essai, par
une protestation contre le préjugé européen, elle est suivie, dans
l'Emile, par une profession de foi européocentrique. Comme la
protestation et la profession de foi n'ont pas la même fonction
ni le même niveau, puisqu'elles ne se contredisent pas, nous
gagnerons à en recomposer le système. Plaçons d'abord les
textes côte à côte :
L'Essai :
« Le grand défaut des Européens est de philosopher tou-
jours sur les origines des choses d'après ce qui se passe autour
d'eux. Ils ne manquent point de nous montrer les premiers
hommes, habitant une terre ingrate et rude, mourant de
froid et de faim, empressés à se faire un couvert et des
habits ; ils ne voient partout que la neige et les glaces de
l'Europe, sans songer que l'espèce humaine, ainsi que toutes
les autres, a pris naissance dans les pays chauds, et que sur
les deux tiers du globe l'hiver est à peine connu. Quand on
veut étudier les hommes, il faut regarder près de soi ; mais,
pour étudier l'homme, il faut apprendre à porter sa vue au
loin ; il faut d'abord observer les différences, pour découvrir
les propriétés. Le genre humain, né dans les pays chauds,
s'étend de là dans les pays froids ; c'est dans ceux-ci qu'il
se multiplie, et reflue ensuite dans les pays chauds. De cette
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