DE LA GRAMMATOLOGIE
ment sans simplicité. Elément, qu'on l'entende comme le milieu
ou l'atome irréductible, de l'archi-synthèse en général, de ce
qu'on devrait s'interdire de définir à l'intérieur du système
d'oppositions de la métaphysique, de ce que par conséquent
on ne devrait même pas appeler l'expérience en général, voire
l'origine du sens en général.
Cette situation s'est toujours déjà annoncée. Pourquoi est-elle
en voie de se faire reconnaître comme telle et après coup ?
Cette question appellerait une analyse interminable. Prenons
simplement quelques points de repère pour introduire au pro-
pos limité qui est ici le nôtre. Nous avons déjà fait allusion
aux mathématiques théoriques : leur écriture, qu'on l'entende
comme graphie sensible (et celle-ci suppose déjà une identité,
donc une idéalité de sa forme, ce qui rend au principe absurde
la notion si couramment admise de « signifiant sensible »), qu'on
l'entende comme synthèse idéale des signifiés ou trace opéra-
toire à un autre niveau, ou qu'on l'entende encore, plus pro-
fondément, comme le passage des unes aux autres, n'a jamais
été absolument liée à une production phonétique. A l'intérieur
des cultures pratiquant l'écriture dite phonétique, les mathéma-
tiques ne sont pas seulement une enclave. Celle-ci est d'ailleurs
signalée par tous les historiens de l'écriture : ils rappellent en
même temps les imperfections de l'écriture alphabétique qui
passa si longtemps pour l'écriture la plus commode et « la plus
intelligente
4
». Cette enclave est aussi le lieu où la pratique du
langage scientifique conteste de l'intérieur et de façon de plus
en plus profonde l'idéal de l'écriture phonétique et toute sa
métaphysique implicite (la métaphysique), c'est-à-dire en parti-
culier l'idée philosophique de l'épistémè ; celle aussi d'istoria
qui en est profondément solidaire malgré la dissociation ou
l'opposition qui les a rapportées l'une à l'autre lors d'une phase
de leur cheminement commun. L'histoire et le savoir, istoria
et epistémè ont toujours été déterminés (et non seulement à
partir de l'étymologie ou de la philosophie) comme détours
en vue de la réappropriation de la présence.
Mais au-delà des mathématiques théoriques, le développement
des pratiques de l'information étend largement les possibilités
du « message », jusqu'au point où celui-ci n'est plus la tra-
4. Cf. par ex. EP. pp. 126, 148, 355, etc. D'un autre point de
vue, cf. Jakobson, Essais de linguistique générale (tr. fr. p. 116).
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LA FIN DU LIVRE ET LE COMMENCEMENT DE L'ÉCRITURE
duction « écrite » d'un langage, le transport d'un signifié qui
pourrait rester parlé dans son intégrité. Cela va aussi de pair
avec une extension de la phonographie et de tous les moyens
de conserver le langage parlé, de le faire fonctionner hors de
la présence du sujet parlant. Ce développement, joint à celui
de l'ethnologie et de l'histoire de l'écriture, nous enseigne que
l'écriture phonétique, milieu de la grande aventure méta-
physique, scientifique, technique, économique de l'Occident, est
limitée dans le temps et l'espace, se limite elle-même au moment
précis où elle est en train d'imposer sa loi aux seules aires
culturelles qui lui échappaient encore. Mais cette conjonction
non fortuite de la cybernétique et des « sciences humaines »
de l'écriture renvoie à un bouleversement plus profond.
Le signifiant et la vérité.
La « rationalité » — mais il faudrait peut-être abandonner
ce mot pour la raison qui apparaîtra à la fin de cette phrase
— qui commande l'écriture ainsi élargie et radicalisée, n'est
plus issue d'un logos et elle inaugure la destruction, non pas
la démolition mais la dé-sédimentation, la dé-construction de
toutes les significations qui ont leur source dans celle de logos.
En particulier la signification de vérité. Toutes les détermina-
tions métaphysiques de la vérité et même celle à laquelle nous
rappelle Heidegger, par-delà l'onto-théologie métaphysique, sont
plus ou moins immédiatement inséparables de l'instance du
logos ou d'une raison pensée dans la descendance du logos, en
quelque sens qu'on l'entende : au sens présocratique ou au sens
philosophique, au sens de l'entendement infini de Dieu ou au
sens anthropologique, au sens pré-hegelien ou au sens post-hege-
lien. Or dans ce logos, le lien originaire et essentiel à la phonè
n'a jamais été rompu. Il serait facile de le montrer et nous essaie-
rons de le préciser plus loin. Telle qu'on l'a plus ou moins impli-
citement déterminée, l'essence de la phonè serait immédiatement
proche de ce qui dans la « pensée » comme logos a rapport au
« sens », le produit, le reçoit, le dit, le « rassemble ». Si, pour
Aristote, par exemple, « les sons émis par la voix
sont les symboles des états de l'âme
tyvyrfi)
les mots écrits les symboles des mots émis par la voix »
{De l'interprétation 1, 16 a 3), c'est que la voix, productrice
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DE LA GRAMMATOLOGIE
des premiers symboles, a un rapport de proximité essentielle
et immédiate avec l'âme. Productrice du premier signifiant, elle
n'est pas un simple signifiant parmi d'autres. Elle signifie
l' « état d'âme » qui lui-même reflète ou réfléchit les choses
par ressemblance naturelle. Entre l'être et l'âme, les choses et
les affections, il y aurait un rapport de traduction ou de signi-
fication naturelle ; entre l'âme et le logos, un rapport de sym-
bolisation conventionnelle. Et la première convention, celle qui
se rapporterait immédiatement à l'ordre de la signification natu-
relle et universelle, se produirait comme langage parlé. Le lan-
gage écrit fixerait des conventions liant entre elles d'autres
conventions.
« De même que l'écriture n'est pas la même pour tous
les hommes, les mots parlés ne sont pas non plus les
mêmes, alors que les états de l'âme dont ces expressions
sont immédiatement les signes
sont iden-
tiques chez tous, comme sont identiques aussi les choses dont
ces états sont les images » (16a. Nous soulignons).
Les affections de l'âme exprimant naturellement les choses,
elles constituent une sorte de langage universel qui dès lors
peut s'effacer de lui-même. C'est l'étape de la transparence.
Aristote peut parfois l'omettre sans risque
5
. Dans tous les
cas, la voix est au plus proche du signifié, qu'on le détermine
rigoureusement comme sens (pensé ou vécu) ou plus lâchement
comme chose. Au regard de ce qui unirait indissolublement
la voix à l'âme ou à la pensée du sens signifié, voire à la
chose même (qu'on le fasse selon le geste aristotélicien que nous
venons de signaler ou selon le geste de la théologie médiévale
déterminant la res comme chose créée à partir de son eidos,
5. C'est ce que montre Pierre Aubenque (Le problème de l'être
chez Aristote, p. 106 sq.). Au cours d'une remarquable analyse,
dont nous nous inspirons ici, P. Aubenque note en effet : « Dans
d'autres textes, il est vrai, Aristote qualifie de symbole le rapport
du langage aux choses : « Il n'est pas possible d'apporter dans la
discussion les choses elles-mêmes, mais, au lieu des choses, nous
devons nous servir de leurs noms comme de symboles. » L'inter-
médiaire que constituait l'état d'âme est ici supprimé ou du moins
négligé, mais cette suppression est légitime, puisque, les états d'âme
se comportant comme les choses, celles-ci peuvent leur être immé-
diatement substituées. En revanche, on ne peut pas substituer,
sans plus, le nom à la chose... » (pp. 107-108).
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