DE LA GRAMMATOLOGIE
L'histoire est très belle. Il est en effet tentant de la lire
comme une parabole dont chaque élément, chaque sémantème
renvoie à une fonction reconnue de l'écriture : la hiérarchisa-
tion, la fonction économique de la médiation et de la capita-
lisation, la participation à un secret quasi-religieux, tout cela,
qui se vérifie en tout phénomène d'écriture, nous le voyons
ici rassemblé, concentré, organisé dans la structure d'un évé-
nement exemplaire ou d'une séquence très brève de faits et
gestes. Toute la complexité organique de l'écriture est ici
recueillie au foyer simple d'une parabole.
B. La remémoration de la scène. Passons maintenant à la
leçon de la leçon. Elle est plus longue que la relation de l'inci-
dent, elle couvre trois pages très serrées et le texte des Entretiens,
qui en reproduit l'essentiel, est sensiblement plus bref. C'est
donc dans la thèse que l'incident est rapporté sans commentaire
théorique et dans les confessions de l'ethnologue que la théorie
est le plus abondamment développée.
Suivons le fil de la démonstration à travers l'évocation de
faits historiques apparemment incontestables. C'est l'écart entre
la certitude factuelle et sa reprise interprétative qui nous inté-
ressera d'abord. L'écart le plus massif apparaîtra d'abord, mais
non seulement, entre le fait très mince de 1' « incident extraor-
dinaire » et la philosophie générale de l'écriture. La pointe
de l'incident supporte en effet un énorme édifice théorique.
Après 1' « extraordinaire incident », la situation de l'ethno-
logue reste précaire. Quelques mots en commandent la descrip-
tion : « séjour avorté », « mystification », « climat irritant »,
l'ethnologue se sent « soudain seul dans la brousse, ayant perdu
[sa] direction », « désespéré », « démoralisé », il n'a « plus
d'armes » dans une « zone hostile » et il agite de « sombres
pensées ». Puis la menace s'apaise, l'hostilité s'efface. C'est la
nuit, l'incident est clos, les échanges ont eu lieu : il est temps
de réfléchir l'histoire, c'est le moment de la veille et de la remé-
moration. « Encore tourmenté par cet incident ridicule, je
dormis mal et trompai l'insomnie en me remémorant la scène
des échanges. »
Très vite deux significations sont relevées sur l'incident lui-
même.
1. L'apparition de l'écriture est instantanée. Elle n'est pas
préparée. Un tel saut prouverait que la possibilité de l'écriture
n'habite pas la parole, mais le dehors de la parole. « L'écriture
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LA VIOLENCE DE LA LETTRE : DE LÉVI-STRAUSS A ROUSSEAU
avait donc fait son apparition chez les Nambikwara mais non
point, comme on aurait pu l'imaginer, au terme d'un appren-
tissage laborieux ». De quoi Lévi-Strauss conclut-il à cet épigé-
nétisme si indispensable dès lors qu'on veut sauvegarder l'exté-
riorité de l'écriture à la parole ? De l'incident ? Mais la scène
n'était pas la scène de l'origine, seulement celle de l'imitation
de l'écriture. Quand même il s'agirait de l'écriture, ce qui a le
caractère de la soudaineté, ce n'est pas ici le passage à l'écriture,
l'invention de l'écriture mais l'importation d'une écriture déjà
constituée. C'est un emprunt et un emprunt factice. Comme le
dit Lévi-Strauss lui-même, « son symbole avait été emprunté
tandis que sa réalité demeurait étrangère ». On sait d'ailleurs
que ce caractère de soudaineté appartient à tous les phénomènes
de diffusion ou de transmission de l'écriture. Il n'a jamais
pu qualifier l'apparition de l'écriture qui a été au contraire
laborieuse, progressive, différenciée dans ses étapes. Et la rapi-
dité de l'emprunt, quand il a lieu, suppose la présence préalable
de structures qui le rendent possible.
2. La deuxième signification que Lévi-Strauss croit pouvoir
lire sur le texte même de la scène est liée à la première. Puis-
qu'ils ont appris sans comprendre, puisque le chef a fait un
usage efficace de l'écriture sans en connaître ni le fonctionne-
ment ni le contenu par elle signifié, c'est que la finalité de
l'écriture est politique et non théorique, « sociologique plutôt
qu'intellectuelle ». Cela ouvre et couvre tout l'espace dans lequel
Lévi-Strauss va maintenant penser l'écriture.
« Son symbole avait été emprunté tandis que sa réalité
demeurait étrangère. Et cela en vue d'une fin sociologique
plutôt qu'intellectuelle. Il ne s'agissait pas de connaître, de
retenir ou de comprendre, mais d'accroître le prestige et
l'autorité d'un individu — ou d'une fonction — aux dépens
d'autrui. Un indigène encore à l'âge de pierre avait deviné
que le grand moyen de comprendre, à défaut de le com-
prendre, pouvait au moins servir à d'autres fins ».
En distinguant ainsi la « fin sociologique » et la « fin
intellectuelle », en attribuant celle-là et non celle-ci à l'écri-
ture, on fait crédit à une différence fort problématique entre
le rapport intersubjectif et le savoir. S'il est vrai, comme nous
le croyons en effet, que l'écriture ne se pense pas hors de
l'horizon de la violence intersubjective, y a-t-il quelque chose,
fût-ce la science, qui y échappe radicalement ? Y a-t-il une
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DE LA GRAMMATOLOGIE
connaissance et surtout un langage, scientifique ou non, qu'on
pourrait dire à la fois étranger à l'écriture et à la violence ? Si
l'on répond par la négative, ce que nous faisons, l'usage de
ces concepts pour discerner le caractère spécifique de l'écriture
n'est pas pertinent. Si bien que tous les exemples
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par lesquels
Lévi-Strauss illustre ensuite cette proposition sont sans doute
vrais et probants, mais ils le sont trop. La conclusion qu'ils
soutiennent déborde largement le champ de ce qui est ici
appelé « écriture » (c'est-à-dire l'écriture au sens commun).
Elle couvre aussi le champ de la parole non écrite. Cela veut
dire que, s'il faut lier la violence à l'écriture, l'écriture apparaît
bien avant l'écriture au sens étroit : déjà dans la différance ou
archi-écriture qui ouvre la parole elle-même.
Suggérant ainsi, comme il le confirmera plus tard, que la
fonction essentielle de l'écriture est de favoriser la puissance
asservissante plutôt que la science « désintéressée », selon la
distinction à laquelle il semble tenir, Lévi-Strauss peut main-
tenant, dans une deuxième vague de la méditation, neutraliser
la frontière entre les peuples sans écriture et les peuples à
écriture : non pas quant à la disposition de l'écriture, mais quant
à ce qu'on a cru pouvoir en déduire, quant à leur historicité ou
leur non-historicité. Cette neutralisation est très précieuse :
elle autorise les thèmes a) de la relativité essentielle et irré-
ductible dans la perception du mouvement historique (cf. Race
et Histoire), b) des différences entre le « chaud » et le « froid »
dans la « température historique » des sociétés (Entretiens,
p. 43 et passim), c) des rapports entre ethnologie et histoire
2 4
).
23. « Après tout, pendant des millénaires et même aujourd'hui
dans une grande partie du monde, l'écriture existe comme institu-
tion dans des sociétés dont les membres, en immense majorité,
n'en possèdent pas le maniement. Les villages où j'ai séjourné dans
les collines de Chittagong au Pakistan oriental, sont peuplés
d'illettrés ; chacun a cependant son scribe qui remplit sa fonction
auprès des individus et de la collectivité. Tous connaissent l'écri-
ture et l'utilisent au besoin, mais du dehors et comme un média-
teur • étranger avec lequel ils communiquent par des méthodes
orales. Or, le scribe est rarement un fonctionnaire ou un employé
du groupe : sa science s'accompagne de puissance, tant et si bien
que le même individu réunit souvent les fonctions de scribe et
d'usurier ; non point seulement qu'il ait besoin de lire et d'écrire
pour exercer son industrie ; mais parce qu'il se trouve ainsi, à
double titre, être celui qui a prise sur les autres ».
24. Histoire et ethnologie (R.M.M., 1949 et Anthropologie struc-
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