DE LA GRAMMATOLOGIE
soit soumis à une certaine nécessité historique, ne peut pas
se donner des assurances méthodologiques ou logiques intra-
orbitaires. A l'intérieur de la clôture, on ne peut juger son
style qu'en fonction d'oppositions reçues. On dira que ce style
est empiriste et d'une certaine manière on aura raison. La sortie
est radicalement empiriste. Elle procède à la manière d'une
pensée errante sur la possibilité de l'itinéraire et de la méthode.
Elle s'affecte de non-savoir comme de son avenir et délibé-
rément s'aventure. Nous avons défini nous-même la forme
et la vulnérabilité de cet empirisme. Mais ici le concept d'em-
pirisme se détruit lui-même. Excéder l'orbe métaphysique est
une tentative pour sortir de l'ornière (orbita), pour penser le
tout des oppositions conceptuelles classiques, en particulier celle
dans laquelle est prise la valeur d'empirisme : l'opposition
de la philosophie et de la non-philosophie, autre nom de l'em-
pirisme, de cette incapacité à soutenir soi-même jusqu'au bout
la cohérence de son propre discours, de se produire comme
vérité au moment où l'on ébranle la valeur de vérité, d'échapper
aux contradictions internes du scepticisme, etc. La pensée de
cette opposition historique entre la philosophie et l'empirisme
n'est pas simplement empirique et on ne peut la qualifier ainsi
sans abus et méconnaissance.
Spécifions ce schéma. Qu'en est-il de l'exorbitant dans la
lecture de Rousseau ? Sans doute Rousseau, nous l'avons
déjà suggéré, n'a-t-il de privilège que très relatif dans l'histoire
qui nous intéresse. Si nous voulions simplement le situer dans
cette histoire, sans doute l'attention que nous lui accordons serait-
elle disproportionnée. Mais il ne s'agit pas de cela. Il s'agit
de reconnaître une articulation décisive de l'époque logocen-
trique. Pour cette reconnaissance, Rousseau nous a paru être
un très bon révélateur. Cela suppose évidemment que nous
ayons déjà amorcé la sortie, déterminé la répression de l'écri-
ture comme opération fondamentale de l'époque, lu un cer-
tain nombre de textes mais non tous les textes, un certain
nombre de textes de Rousseau mais non tous les textes de
Rousseau. Cet aveu d'empirisme ne peut se soutenir que par
la vertu de la question. L'ouverture de la question, la sortie
hors de la clôture d'une évidence, l'ébranlement d'un système
d'oppositions, tous ces mouvements ont nécessairement la
forme de l'empirisme et de l'errance. Ils ne peuvent être en
tout cas décrits, quant aux normes passées, que sous cette forme.
232
« CE DANGEREUX SUPPLÉMENT... »
Aucune autre trace n'est disponible, et comme ces questions
errantes ne sont pas des commencements absolus de part en
part, elles se laissent effectivement atteindre, sur toute une
surface d'elles-mêmes, par cette description qui est aussi une
critique. Il faut commencer quelque part où nous sommes et
la pensée de la trace, qui ne peut pas ne pas tenir compte
du flair, nous a déjà enseigné qu'il était impossible de jus-
tifier absolument un point de départ. Quelque part où nous
sommes : en un texte déjà où nous croyons être.
Rétrécissons encore l'argumentation. Le thème de la supplé-
mentarité n'est sans doute, à certains égards, qu'un thème parmi
d'autres. Il est dans une chaîne, porté par elle. Peut-être pour-
rait-on lui substituer autre chose. Mais il se trouve qu'il décrit
la chaîne elle-même, l'être-chaîne d'une chaîne textuelle, la
structure de la substitution, l'articulation du désir et du lan-
gage, la logique de toutes les oppositions conceptuelles prises
en charge par Rousseau, et en particulier le rôle et le fonc-
tionnement, dans son système, du concept de nature. Il nous
dit dans le texte ce qu'est un texte, dans l'écriture ce qu'est
l'écriture, dans l'écriture de Rousseau le désir de Jean-
Jacques, etc. Si nous considérons, selon le propos axial de cet
essai, qu'il n'y a rien hors du texte, notre ultime justification
serait donc la suivante : le concept de supplément et la théorie
de l'écriture désignent, comme on dit si souvent aujour-
d'hui, en abyme, la textualité elle-même dans le texte de Rous-
seau. Et nous verrons que l'abîme n'est pas ici un accident,
heureux ou malheureux. Toute une théorie de la nécessité
structurelle de l'abîme se constituera peu à peu dans notre
lecture ; le procès indéfini de la supplémentarité a toujours
déjà entamé la présence, y a toujours déjà inscrit l'espace de
la répétition et du dédoublement de soi. La représentation en
abyme de la présence n'est pas un accident de la présence ;
le désir de la présence naît au contraire de l'abîme de la
représentation, de la représentation de la représentation, etc.
Le supplément lui-même est bien, à tous les sens de ce mot,
exorbitant.
Rousseau inscrit donc la textualité dans le texte. Mais son
opération n'est pas simple. Elle ruse avec un geste d'efface-
ment ; et les relations stratégiques comme les rapports de force
entre les deux mouvements forment un dessin complexe. Celui-
ci nous paraît se représenter dans le maniement du concept
233
DE LA GRAMMATOLOGIE
de supplément. Rousseau ne peut l'utiliser à la fois dans toutes
ses virtualités de sens. La manière dont il le détermine et, le
faisant, se laisse déterminer par cela même qu'il en exclut, le
sens dans lequel il l'infléchit, ici comme addition, là comme
substitut, tantôt comme positivité et extériorité du mal, tantôt
comme heureux auxiliaire, tout cela ne traduit ni une passi-
vité ni une activité, ni une inconscience ni une lucidité de
l'auteur. La lecture doit non seulement abandonner ces caté-
gories — qui sont aussi, rappelons-le au passage, des catégories
fondatrices de la métaphysique — mais produire la loi de
ce rapport au concept de supplément. Il s'agit bien d'une
production car on ne redouble pas simplement ce que Rous-
seau pensait de ce rapport. Le concept de supplément est une
sorte de tache aveugle dans le texte de Rousseau, le non-vu
qui ouvre et limite la visibilité. Mais la production, si elle
tente de donner à voir le non-vu, ne sort pas ici du texte.
Elle n'a d'ailleurs jamais cru le faire que par illusion. Elle est
contenue dans la transformation de la langue qu'elle désigne,
dans les échanges réglés entre Rousseau et l'histoire. Or nous
savons que ces échanges ne passent que par la langue et par
le texte, au sens infrastructurel que nous reconnaissons main-
tenant à ce mot. Et ce que nous appelons la production est
nécessairement un texte, le système d'une écriture et d'une
lecture dont nous savons a priori, mais seulement maintenant,
et d'un savoir qui n'en est pas un, qu'elles s'ordonnent autour
de leur propre tache aveugle.
234
Dostları ilə paylaş: |