L' « ESSAI SUR L'ORIGINE DES LANGUES »
sinue dans la présence ? Et pourtant, selon un schéma que
nous avons déjà reconnu, Rousseau voudrait que la bonne imi-
tation se réglât sur une imitation naturelle. Le goût et le pou-
voir de l'imitation sont inscrits dans la nature. Le vice, la dupli-
cité, comme la simagrée, si elle est une altération de l'imitation,
n'est pas fille de l'imitation mais maladie de l'imitation, non pas
son effet naturel mais son anomalie monstrueuse. Le mal tient
à une sorte de perversion de l'imitation, de l'imitation dans
l'imitation. Et ce mal est d'origine sociale.
« L'homme est imitateur, l'animal même l'est ; le goût de
l'imitation est de la nature bien ordonnée ; mais il dégénère
en vice dans la société. Le singe imite l'homme qu'il craint,
et n'imite pas les animaux qu'il méprise ; il juge bon ce que
fait un être meilleur que lui. Parmi nous, au contraire, nos
arlequins de toute espèce imitent le beau pour le dégrader,
pour le rendre ridicule ; ils cherchent dans le sentiment de leur
bassesse à s'égaler à ce qui vaut mieux qu'eux ; ou, s'ils s'ef-
forcent d'imiter ce qu'ils admirent, on voit dans le choix
des objets le faux goût des imitateurs : ils veulenc bien plus
en imposer aux autres ou faire applaudir leur talent, que se
rendre meilleurs ou plus sages. »
Ici les rapports entre l'enfance, l'animalité et l'homme de la
société s'ordonnent selon la structure et la problématique que
nous avions eu tant de peine à dessiner en analysant la pitié.
Et ce n'est pas un hasard : le même paradoxe — celui de
l'altération de l'identité et de l'identification à l'autre — y est
à l'œuvre. L'imitation et la pitié ont le même fondement : une
sorte d'extase métaphorique :
« Le fondement de l'imitation parmi nous vient du désir
de se transporter toujours hors de soi » (ibid.).
Revenons à l'Essai. Les ruses de la métaphore apparaissent
alors dans la mimétique de tous les arts. Si l'art est imitation,
il ne faudra pas oublier que tout en lui est signifiant. Dans
l'expérience esthétique, nous sommes affectés non par les choses
mais par les signes :
« L'homme est modifié par ses sens, personne n'en doute ;
mais, faute de distinguer les modifications, nous en confondons
les causes ; nous donnons trop et trop peu d'empire aux sen-
sations ; nous ne voyons pas que souvent elles ne nous
affectent pas seulement comme sensations, mais comme signes
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DE LA GRAMMATOLOGIE
ou images, et que leurs effets moraux ont aussi des causes
morales. Comme les sentiments qu'excite en nous la pein-
ture ne viennent point des couleurs, l'empire que la musique
a sur nos âmes n'est point l'ouvrage des sons. De belles
couleurs bien nuancées plaisent à la vue, mais ce plaisir est
purement de sensation. C'est le dessin, c'est l'imitation qui
donne à ces couleurs de la vie et de l'âme ; ce sont les
passions qu'elles expriment qui viennent émouvoir les nôtres ;
ce sont les objets qu'elles représentent qui viennent nous
affecter. L'intérêt et le sentiment ne tiennent point aux cou-
leurs ; les traits d'un tableau touchant nous touchent encore
dans une estampe : ôtez ces traits dans le tableau, les cou-
leurs ne feront plus rien » (ch. XIII).
Si l'opération de l'art passe par le signe et son efficace par
l'imitation, il ne peut agir que dans le système d'une culture et
la théorie de l'art est une théorie des mœurs. Une impression
« morale », par opposition à une « impression « sensible »,
se reconnaît à ce qu'elle confie sa force à un signe. L'esthétique
passe par une sémiologie et même par une ethnologie. Les effets
des signes esthétiques ne sont déterminés qu'à l'intérieur d'un
système culturel. « Si le plus grand empire qu'ont sur nous nos
sensations n'est pas dû à des causes morales, pourquoi donc
sommes-nous si sensibles à des impressions qui sont nulles pour
des barbares ? Pourquoi nos plus touchantes musiques ne sont-
elles qu'un vain bruit à l'oreille d'un Caraïbe ? Ses nerfs sont-ils
d'une autre nature que les nôtres ? » (ch. XV).
La médecine elle-même doit tenir compte de la culture sémio-
logique dans laquelle elle doit guérir. Comme l'art thérapeutique,
les effets thérapeutiques de l'art ne sont pas naturels dès lors
qu'ils agissent par des signes ; et si la cure est une langue, les
remèdes doivent se faire entendre du malade à travers le code
de sa culture :
« On cite en preuve du pouvoir physique des sons la
guérison des piqûres des tarentules. Cet exemple prouve tout
le contraire. Il ne faut ni des sons absolus ni les mêmes airs
pour guérir tous ceux qui sont piqués de cet insecte ; il
faut à chacun d'eux des
d'une mélodie qui lui soit
connue et des phrases qu'il comprenne. Il faut à l'Italien des
airs italiens ; au Turc, il faudrait des airs turcs. Chacun n'est
affecté que des accents qui lui sont familiers ; ses nerfs ne
s'y prêtent qu'autant que son esprit les y dispose : il faut
qu'il entende la langue qu'on lui parle, pour que ce qu'on lui
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I. « ESSAI SUR L ORIGINE DES LANGUES »
dit puisse le mettre en mouvement. Les cantates de Bernier
ont, dit-on, guéri de la fièvre un musicien français ; elles
l'auraient donnée à un musicien de toute autre nation »
(ch. XV).
Rousseau ne va pas jusqu'à considérer que les symptômes
eux-mêmes appartiennent à la culture et que la piqûre des taren-
tules puisse avoir ici ou là des effets différents. Mais le principe
d'une telle conclusion est nettement indiqué dans son explica-
tion. Une seule exception, plus qu'étrange, dans cette ethno-
sémiotique : la cuisine, ou plutôt le goût. Rousseau tient à
condamner sans appel le vice de gourmandise. On pourra se
demander pourquoi : « Je ne connais qu'un sens aux affections
duquel rien de moral ne se mêle : c'est le goût. Aussi la gour-
mandise n'est-elle jamais le vice dominant que des gens qui ne
sentent rien » (ibid). « Qui ne sentent rien » veut dire ici, bien
entendu, « qui ne font que sentir », qui n'ont que des sensa-
tions inéduquées, incultes.
Comme la valeur de virtualité introduit ici encore un élément
de transition et de confusion, de gradualité et de bougé dans la
rigueur des distinctions et dans le fonctionnement des concepts
— limites d'animalité, d'enfance, de sauvagerie, etc., il faut bien
admettre que « l'impression morale » par signes et système de
différences s'annonce toujours déjà, quoique confusément, chez
l'animal. « On aperçoit quelque chose de cet effet moral jusque
dans les animaux. » Nous avions reconnu la nécessité de cette
hésitation à propos de la pitié et, à l'instant même, de l'imitation.
« Tant qu'on ne voudra considérer les sons que par l'ébran-
lement qu'ils excitent dans nos nerfs, on n'aura point de vrais
principes de la musique et de son pouvoir sur les cœurs. Les
sons, dans la mélodie, n'agissent pas seulement sur nous
comme sons, mais comme signes de nos affections, de nos
sentiments ; c'est ainsi qu'il excitent en nous les mouve-
ments qu'ils expriment, et dont nous y reconnaissons l'image.
On aperçoit quelque chose de cet effet moral jusques dans
les animaux. L'aboiement d'un chien en attire un autre.
Si mon chat m'entend imiter un miaulement, à l'instant je
le vois attentif, inquiet, agité. S'aperçoit-il que c'est moi qui
contrefais la voix de son semblable, il se rassied et reste en
repos. Pourquoi cette différence d'impression, puisqu'il n'y
en a point dans l'ébranlement des fibres, et que lui-même
y u d'abord été trompé ? » (ibid).
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