L' « ESSAI SUR L'ORIGINE DES LANGUES »
fautes morales avant d'être des erreurs théoriques. On peut lire
dans l'Examen : « Je ne feindrai pas d'avouer que l'écrit inti-
tulé : Erreurs sur la musique, me paraît en effet fourmiller
d'erreurs, et que je n'y vois rien de plus juste que le titre. Mais
ces erreurs ne sont point dans les lumières de M. Rameau ; elles
n'ont leur source que dans son cœur : et quand la passion ne
l'aveuglera pas, il jugera mieux que personne des bonnes règles
de son art. » L'égarement du cœur qui le conduit à persé-
cuter
37
Rousseau ne peut devenir erreur théorique qu'en
l'assourdissant à l'âme de la musique : la mélodie et non
l'harmonie ; en assourdissant, accusation plus grave, le musi-
cien autant que le musicographe : « Je remarque dans les
Erreurs sur la musique deux de ces principes importants. Le
premier, qui a guidé M. Rameau dans tous ses écrits, et qui
pis est dans toute sa musique, est que l'harmonie est l'unique
fondement de l'art, que la mélodie en dérive, et que tous les
grands effets de la musique naissent de la seule harmonie »
(ibid).
L'égarement de Rameau est un symptôme. Il trahit à la
fois la maladie de l'histoire occidentale et l'ethnocentrisme euro-
péen. Car l'harmonie, selon Rousseau, est une perversion musi-
cale qui ne domine qu'en Europe (en Europe du nord) et l'ethno-
centrisme consisterait à la considérer comme un principe naturel
et universel de la musique. L'harmonie qui détruit l'énergie
de la musique et en entrave la force imitative — la mélodie —
est absente dans les commencements de la musique (in illo
tempore) et dans les musiques non européennes (alibi). On se
demandera si Rousseau, conformément à un schéma que nous
connaissons bien maintenant, ne critique pas l'ethnocentrisme
par un contre-ethnocentrisme symétrique et un ethnocentrisme
occidental profond : notamment en revendiquant l'harmonie
comme le mal et la science propres à l'Europe
38
.
37. Cf. par exemple, les Confessions, p. 334.
38. « Quand on songe que, de tous les peuples de la terre,
qui tous ont une musique et un chant, les Européens sont les
seuls qui aient une harmonie, des accords, et qui trouvent ce
mélange agréable ; quand on songe que le monde a duré tant
de siècles, sans que, de toutes les nations qui ont cultivé les beaux-
arts, aucune ait connu cette harmonie ; qu'aucun animal, qu'aucun
oiseau, qu'aucun être dans la nature ne produit d'autre accord
que l'unisson, ni d'autre musique que la mélodie ; que les langues
orientales, si sonores, si musicales ; que les oreilles grecques, si déli-
301
DE LA GRAMMATOLOGIE
La bonne forme de la musique, celle qui, par imitation repré-
sentative, produit le sens en excédant les sens, ce serait donc
la mélodie. Encore faut-il, selon le même principe dichotomique
qui se répète à l'infini, distinguer dans la mélodie elle-même, un
principe de vie et un principe de mort ; et les tenir soigneuse-
ment écartés l'un de l'autre. De même qu'il y avait une bonne
forme musicale (la mélodie) et une mauvaise forme musicale
(l'harmonie), il y a une bonne et une mauvaise forme mélodique.
Par une opération dichotomique qu'il doit inlassablement recom-
cates, si sensibles, exercées avec tant d'art, n'ont jamais guidé ces
peuples voluptueux et passionnés vers notre harmonie ; que sans
elle leur musique avait des effets si prodigieux ; qu'avec elle la
nôtre en a de si faibles ; qu'enfin il était réservé à des peuples
du Nord, dont les organes durs et grossiers sont plus touchés de
l'éclat et du bruit des voix, que de la douceur des accents et de
la mélodie des inflexions, de faire cette grande découverte et de
la donner pour principe à toutes les règles de l'art ; quand, dis-je,
on fait attention à tout cela, il est bien difficile de ne pas soup-
çonner que toute notre harmonie n'est qu'une invention gothique
et barbare, dont nous ne nous fussions jamais avisés si nous
eussions été plus sensibles aux véritables beautés de l'art et à la
musique vraiment naturelle. M. Rameau prétend cependant que
l'harmonie est la source des plus grandes beautés de la musique ;
mais ce sentiment est contredit par les faits et par la raison. Par
les faits, puisque tous les grands effets de la musique ont cessé,
et qu'elle a perdu son énergie et sa force depuis l'invention du
contrepoint ; à quoi j'ajoute que les beautés purement harmoniques
sont des beautés savantes qui ne transportent que des gens versés
dans l'art ; au lieu que les véritables beautés de la musique étant
de la nature, sont et doivent être également sensibles à tous les
hommes savants et ignorants :
Par la raison ; puisque l'harmonie ne fournit aucun principe
d'imitation par lequel la musique, formant des images ou expri-
mant des sentiments, se puisse élever au genre dramatique ou
imitatif, qui est la partie de l'art la plus noble, et la seule éner-
gique, tout ce qui tient au physique des sons étant très-borné dans
le plaisir qu'il nous donne, et n'ayant que très-peu de pouvoir sur
le cœur humain ». (Dictionnaire)
Notons au passage que Rousseau reconnaît deux choses qu'il
nie ailleurs : 1. que les beautés de la musique sont de la nature ;
2. qu'il existe un chant animal, chant seulement mélodique, certes,
mais par conséquent chant absolument pur. Se confirment ainsi le
sens et la fonction de la contradiction dans le maniement des
concepts de nature et d'animalité : la musique, par exemple, ne
devient ce qu'elle est — humaine — et ne transgresse l'animalité
que par ce qui la menace de mort : l'harmonie.
302