DE LA GRAMMATOLOGIE
mieux que le sentiment n'aurait fait, la société ne se forma
que par l'industrie : le continue] danger de périr ne permet-
tait pas de se borner à la langue du geste, et le premier
mot ne fut pas chez eux, aimez-moi, mais aidez-moi.
Ces deux termes, quoique assez semblables, se prononcent
d'un ton bien différent : on n'avait rien à faire sentir, on avait
tout à faire entendre ; il ne s'agissait donc pas d'énergie,
mais de clarté. A l'accent que le cœur ne fournissait pas
on substitua des articulations fortes et sensibles ; et s'il y eut
dans la forme du langage quelque impression naturelle, cette
impression contribuait encore à sa dureté. » (Nous soulignons.)
Au nord, les passions ne disparaissent pas : il y a substitution
et non effacement. Les passions ne sont pas exténuées mais
réprimées par ce qui prend la place du désir : le travail. Le
travail refoule plus qu'il n'amoindrit la force du désir. Il la
déplace. C'est pourquoi les « hommes septentrionaux ne sont
pas sans passion, mais ils en ont d'une autre espèce » : la
colère, l'irritation, la fureur, l'inquiétude sont les déplacements
de la passion méridionale. Au midi, celle-ci n'est pas réprimée,
d'où une certaine mollesse, une intempérance pour laquelle
l'homme des régions tempérées n'est pas d'une indulgence sans
réserve :
« Celles [les passions] des pays chauds sont des passions
voluptueuses, qui tiennent à l'amour et à la mollesse : la
nature fait tant pour les habitants, qu'ils n'ont presque rien
à faire ; pourvu qu'un Asiatique ait des femmes et du repos,
il est content. Mais dans le nord, où les habitants consomment
beaucoup sur un sol ingrat, des hommes soumis à tant de
besoins sont faciles à irriter ; tout ce qu'on fait autour d'eux
les inquiète : comme ils ne subsistent qu'avec peine, plus ils
sont pauvres, plus ils tiennent au peu qu'ils ont ; les approcher,
c'est attenter à leur vie. De là leur vient ce tempérament iras-
cible si prompt à se tourner en fureur contre tout ce qui les
blesse : ainsi leurs voix les plus naturelles sont celles de la
colère et des menaces, et ces voix s'accompagnent toujours
d'articulations fortes qui les rendent dures et bruyantes...
Voilà, selon mon opinion, les causes physiques les plus géné-
rales de la différence caractéristique des primitives langues.
Celles du midi durent être vives, sonores, accentuées, élo-
quentes, obscures à force d'énergie : celles du nord durent
être sourdes, rudes, articulées, criardes, monotones, claires à
force de mots plutôt que par une bonne construction. Les
langues modernes, cent fois mêlées et refondues, gardent
320
L' « ESSAI SUR L'ORIGINE DES LANGUES »
encore quelque chose de ces différences... » (Ch. XI. Nous
soulignons.)
Le pôle de l'articulation linguistique est au nord. L'articu-
lation (la différence dans le langage) n'est donc pas un simple
effacement ; elle n'estompe pas l'énergie du désir ou de l'accent.
Elle déplace et réprime le désir par le travail. Elle n'est pas le
signe d'un affaiblissement de la force, malgré ce que Rousseau
semble ici ou là donner à penser, mais traduit au contraire un
conflit de forces antagonistes, une différence dans la force. La
force du besoin, son économie propre, celle qui rend le travail
nécessaire, travaille, précisément, contre la force du désir et
la réprime, en brise le chant dans l'articulation.
Ce conflit de forces répond à une économie qui n'est plus
simplement celle du besoin, mais le système des rapports de
force entre le désir et le besoin. S'opposent ici deux forces
qu'on peut indifféremment considérer comme forces de vie ou
forces de mort. En répondant à l'urgence du besoin, l'homme du
nord sauve sa vie non seulement contre la pénurie mais contre
la mort qui suivrait la libération effrénée du désir méridional.
Il se garde contre la menace de la volupté. Mais inversement,
il lutte contre cette force de mort par une autre force de mort.
De ce point de vue, il apparaît que la vie, l'énergie, le désir, etc.,
sont au sud. Le langage septentrional est moins vif, moins
animé, moins chantant, plus froid. Pour lutter contre la mort,
l'homme du nord meurt un peu plus tôt et « le peuple sait...
que les hommes du nord, non plus que les cygnes, ne meurent
pas en chantant ». (Ch. XIV.)
Or l'écriture est au nord : froide, besogneuse, raisonneuse,
tournée vers la mort, certes, mais par ce tour de force, ce
détour de la force qui s'efforce à garder la vie. En effet, plus
une langue est articulée, plus l'articulation y étend son domaine,
y gagne en rigueur et en vigueur, plus elle se prête à l'écriture,
plus elle l'appelle. Telle est la thèse centrale de l'Essai. Le
progrès historique, la dégradation qui s'y unit selon le graphique
étrange de la supplémentarité, va vers le nord et vers la mort :
l'histoire efface l'accent vocal, le réprime plutôt, creuse l'arti-
culation, étend les pouvoirs de l'écriture. C'est pourquoi les
ravages de l'écriture sont plus sensibles dans les langues
modernes :
« Les langues modernes, cent fois mêlées et refondues,
gardent encore quelque chose de ces différences : le français,
321
DE LA GRAMMATOLOGIE
l'anglais, l'allemand, sont le langage privé des hommes qui
s'entr'aident, qui raisonnent entre eux de sang-froid, ou
de gens emportés qui se fâchent ; mais les ministres des
Dieux annonçant les mystères sacrés, les sages donnant des
lois au peuple, les chefs entraînant la multitude, doivent
parler arabe ou persan
43
. Nos langues valent mieux écrites
que parlées, et l'on nous lit avec plus de plaisir qu'on ne
nous écoute. Au contraire, les langues orientales écrites perdent
leur vie et leur chaleur : le sens n'est qu'à moitié dans les
mots, toute sa force est dans les accents ; juger du génie des
Orientaux par leurs livres, c'est vouloir peindre un homme
sur son cadavre. » (Ch. XI. Nous soulignons.)
Le cadavre oriental est dans le livre. Le nôtre est déjà dans
notre parole. Notre langue, quand bien même nous nous conten-
terions de la parler, a déjà substitué trop d'articulations à trop
d'accents, elle a perdu vie et chaleur, elle est déjà mangée
d'écriture. Ses traits accentués sont rongés par les consonnes.
Bien qu'il ne soit pas pour Rousseau le seul degré de l'arti-
culation, le découpage de la langue en mots avait déjà biffé
l'énergie de l'accent (par ce mot — « biffer » — nous laisserons
dans leur ambiguïté les valeurs d'effacement et de rature, d'exté-
nuation et de répression, telles que Rousseau les propose simul-
tanément). Les langues du nord sont « claires à force de
mots » ; dans les langues du midi, « le sens n'est qu'à moitié
dans les mots, toute sa force est dans les accents ».
Biffer revient à produire un supplément. Mais comme tou-
jours, le supplément est incomplet, il ne suffit pas à la tâche,
il lui manque quelque chose pour combler le manque, il parti-
cipe au mal qu'il devrait réparer. La perte de l'accent est mal
suppléée par l'articulation : celle-ci est « forte », « dure »
et « bruyante », elle ne chante pas. Et lorsque l'écriture tente
de suppléer l'accent par les accents, il n'y a là qu'un fard dissi-
mulant le cadavre de l'accent. L'écriture — ici l'inscription de
l'accent — ne cache pas seulement la langue sous son arti-
fice, elle masque le corps déjà décomposé de la langue. « Nous
n'avons aucune idée [nous, modernes] d'une langue sonore et
harmonieuse, qui parle autant par les sons que par les voix.
Si l'on croit suppléer à l'accent par les accents, on se trompe :
43. Rousseau ajoute en note
trionale. »
322
« Le turc est une langue septen-
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