L' « ESSAI SUR L'ORIGINE DES LANGUES »
action et réaction viennent les révolutions de la terre et l'agita-
tion perpétuelle de ses habitants ». (Ch. VIII.)
L'Emile :
« Le pays n'est pas indifférent à la culture des hommes ;
ils ne sont tout ce qu'ils peuvent être que dans les climats
tempérés. Dans les climats extrêmes le désavantage est
visible. Un homme n'est pas planté comme un arbre dans
un pays pour y demeurer toujours ; et celui qui part d'un des
extrêmes pour arriver à l'autre, est forcé de faire le doublé
du chemin que fait pour arriver au même terme celui qui
part du terme moyen. ... Un Français vit en Guinée et en
Laponie ; mais un Nègre ne vivra pas de même à Tornéa, ni
un Samoïède au Benin. Il paraît encore que l'organisation du
cerveau est moins parfaite aux deux extrêmes. Les Nègres
ni les Lapons n'ont pas le sens des Européens. Si je veux
donc que mon élève puisse être habitant de la terre, je le
prendrai dans une zone tempérée ; en France, par exemple,
plutôt qu'ailleurs.
Dans le nord les hommes consomment beaucoup sur un
sol ingrat ; dans le midi ils consomment peu sur un sol
fertile : de là naît une nouvelle différence qui rend les uns
laborieux et les autres contemplatifs... » (P. 27. Nous sou-
lignons.)
En quoi ces deux textes, apparemment contradictoires, se
complètent-ils ? Nous verrons plus loin comment la culture
est liée à l'agriculture. Il apparaît ici que l'homme, en tant
qu'il dépend d'un sol et d'un climat, se cultive : il pousse, il
forme une société et « le pays n'est pas indifférent à la culture
des hommes ». Mais cette culture est aussi le pouvoir de changer
de terrain, de s'ouvrir à une autre culture : l'homme peut
regarder au loin, « il n'est pas planté comme un arbre », il
est engagé, disent les deux textes, dans des migrations et des
révolutions. Dès lors, on peut critiquer l'ethnocentrisme en
tant qu'il nous enferme dans une localité et une culture empi-
rique : l'Européen a le tort de ne pas se déplacer, de se tenir
pour le centre immobile de la terre, de rester planté comme un
arbre dans son pays. Mais cette critique de l'Europe empirique
ne doit pas empêcher de reconnaître, semble penser Rousseau,
que l'Européen, par sa localité naturelle, tenant le milieu entre
les extrêmes, a plus de facilités pour se déplacer, pour s'ouvrir
à l'horizon et à la diversité de la culture universelle. Au centre
du monde, l'Européen a la chance ou le pouvoir d'être euro-
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DE LA GRAMMATOLOGIE
péen et tout autre chose en même temps. (« Ils ne sont [les
hommes] tout ce qu'ils peuvent être que dans les climats tem-
pérés. ») Il a simplement tort de ne pas user en fait de cette
ouverture universelle.
Toute cette argumentation circule entre les deux Europe« ;
elle est restée ou devenue classique. Nous ne l'examinerons pas
ici pour elle-même: Considérons seulement qu'elle est la condi-
tion de tout le discours de Rousseau. S'il n'y avait pas, à ses
yeux, déverrouillage d'une culture déterminée, ouverture à toute
autre culture en général, mobilité et possibilité de variations
imaginaires, les questions resteraient enfermées. Mieux, la déter-
mination de la différence serait impossible. Celle-ci n'apparaît
que depuis un certain milieu, une certaine ligne médiane, mobile,
et tempérée, entre le nord et le sud, le besoin et la passion,
la consonne et l'accent, etc. Sous la détermination factuelle de
cette zone tempérée (l'Europe, « en France, par. exemple, plu-
tôt qu'ailleurs »), lieu de naissance de l'ethnologue et du citoyen
du monde, s'abrite une nécessité essentielle : c'est entre les diffé-
rents qu'on peut penser la différence. Mais cette entre-différence
peut s'entendre de deux manières : comme une autre différence
ou comme accès à la non-différence. Cela ne fait aucun doute
pour Rousseau, l'habitant de la zone tempérée doit faire de sa
différence, en l'effaçant ou en la surmontant, dans une in-dif-
férence intéressée, une ouverture à l'humanité de l'homme. La
réussite pédagogique et l'humanisme ethnologique auraient la
chance de se produire en Europe, « en France, par exemple,
plutôt qu'ailleurs », dans cette région heureuse du monde où
l'homme n'a ni chaud ni froid.
Depuis ce lieu d'observation privilégié, on dominera mieux le
jeu des oppositions, l'ordre et la prédominance des termes
extrêmes On comprendra mieux les causes naturelles de la
culture. Gomme la langue n'est pas un élément mais l'élément
de la culture, il faut d'abord repérer, et dans la langue et dans
la nature, des oppositions de valeurs correspondantes et 1 une
sur l'autre articulées. Qu'est-ce qui, dans la langue, devra corres-
pondre à la prédominance du besoin, c'est-à-dire du nord ? La
consonne ou l'articulation. A la prédominance de la passion,
c'est-à-dire du midi ? L'accent ou l'inflexion.
Le jeu des prédominances serait inexplicable si l'on s'en
tenait à la simple proposition selon laquelle les langues naissent
de la passion (chapitre III). Il faut, pour que le besoin en
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L' « ESSAI SUR L'ORIGINE DES LANGUES »
vienne, au nord, à dominer la passion, qu'une inversion ou une
perversion soit déjà possible dans l'ordre du besoin et d'un
besoin qui a depuis toujours rapport à la passion, la suscitant,
y persévérant, s'y soumettant ou la contrôlant. L'appel au second
Discours et au Fragment sur les climats était donc indispensable.
Il nous permet d'expliquer cette affirmation de l'Essai : « A la
longue tous les hommes deviennent semblables, mais l'ordre de
leur progrès est différent. Dans les climats méridionnaux, où la
nature est prodigue, les besoins naissent des passions ; dans
les pays froids, où elle est avare, les passions naissent des
besoins, et les langues, filles tristes de la nécessité, se sentent
de leur dure origine » (chap. X).
Or si elle est en fait graduelle, la prédominance du pôle nord
sur le pôle sud, du besoin sur la passion, de l'articulation sur
l'accent, n'en a pas moins le sens de la substitution. Comme
nous l'avons plusieurs fois relevé, l'effacement progressif est
aussi la mise en place d'un substitut supplémentaire. L'homme
du nord a substitué le aidez-moi au aimez-moi, la clarté à
l'énergie, l'articulation à l'accent, la raison au cœur. La substitu-
tion formelle traduit sans doute un affaiblissement de l'énergie,
de la chaleur, de la vie, de la passion, mais elle reste une trans-
formation, une révolution dans la forme et non seulement une
diminution de la force. Cette substitution peut si mal s'expliquer
par une simple dégradation, elle implique à ce point un dépla-
cement et une inversion qu'elle renvoie à une tout autre
fonction du besoin. Dans l'ordre normal de l'origine (au sud),
la proposition du chapitre II (Que la première invention de
la parole ne vient pas des besoins, mais des passions et « l'effet
naturel des premiers besoins fut d'écarter les hommes et non de
les rapprocher ») a une valeur absolument générale. Mais cet
ordre normal de l'origine est renversé au nord. Le nord n'est
pas simplement l'autre éloigné du sud, il n'est pas la limite que
l'on atteint en partant de l'unique origine méridionale. Rous-
seau est en quelque sorte contraint de reconnaître que le nord
est aussi une autre origine. C'est à la mort qu'il accorde alors
ce statut, car le nord absolu est la mort. Normalement le besoin
écarte les hommes au lieu de les rapprocher ; au nord, il est
l'origine de la société :
« L'oisiveté qui nourrit les passions fit place au travail
qui les réprime : avant de songer à vivre heureux, il fallait
songer à vivre. Le besoin mutuel unissant les hommes bien
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