DE LA GRAMMATOLOGIE
et la nécessité essentielle apparaisse en fait ici ou là, plus tôt
ou plus tard, c'est là, nous l'avons noté ailleurs, la condition
et la limite d'une analyse structurale en tant que telle et dans
son moment propre. Dans son instance propre, l'attention à la
spécificité interne de l'organisation abandonne toujours au hasard
le passage d'une structure à l'autre. Ce hasard peut être pensé,
comme c'est ici le cas, négativement comme catastrophe ou
affirmativement comme jeu. Cette limite et ce pouvoir structura-
listes ont une commodité ethico-métaphysique. L'écriture en
général, comme l'émergence d'un nouveau système d'inscription,
est un supplément dont on ne veut connaître que la face addi-
tive (il est sur-venu d'un coup, par-dessus le marché) et l'in-
fluence nocive (il est mal-venu, en plus, de l'extérieur, quand rien
ne le rendait nécessaire dans les conditions de son passé). N'attri-
buer aucune nécessité à son apparition historique, c'est à la fois
ignorer l'appel de suppléance et penser le mal comme une addi-
tion surprenante, extérieure, irrationnelle, accidentelle : donc
effaçable.
L'alphabet et la représentation absolue.
Le graphique et le politique renvoient donc l'un à l'autre selon
des lois complexes. Ils doivent ainsi revêtir, l'un et l'autre, la
forme de la raison comme processus de dégradation qui, entre
deux universalités et de catastrophe en catastrophe, devrait
revenir à une réappropriation totale de la présence. Devrait :
c'est le mode et le temps d'une anticipation téléologique et
eschatologique qui surveille tout le discours de Rousseau. En
pensant la différance et la supplémentarité sous ce mode et sous
ce temps, Rousseau voudrait les annoncer depuis l'horizon de
leur effacement final.
En ce sens, dans l'ordre de l'écriture comme dans l'ordre
de la cité, tant que la réappropriation absolue de l'homme
19
dans sa présence n'est pas accomplie, le pire est simultanément
19. Cette réappropriation finale de la présence est le plus sou-
vent appelée par Rousseau comme un telos anthropologique : « Que
l'homme s'approprie tout ; mais ce qui lui importe de s'approprier,
c'est l'homme même » (Manuscrit de l' Emile). Mais comme toujours
cet anthropologisme compose essentiellement avec une théologie.
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DU SUPPLÉMENT A LA SOURCE : LA THÉORIE DE L'ÉCRITURE
le meilleur. Le plus loin dans le temps de la présence perdue est
le plus près du temps retrouvé de la présence.
Ainsi le troisième état : l'homme civil et l'écriture alphabé-
tique. C'est ici que, de la manière la plus voyante et la plus
grave, la loi supplée la nature et l'écriture la parole. Dans un
cas comme dans l'autre, le supplément est la représentation.
On se rappelle le fragment sur la Prononciation :
« Les langues sont faites pour être parlées, l'écriture ne
sert que de supplément à la parole... L'analyse de la pensée
se fait par la parole, et l'analyse de la parole par l'écriture ;
la parole représente la pensée par des signes conventionnels,
et l'écriture représente de même la parole ; ainsi l'art d'écrire
n'est qu'une représentation médiate de la pensée, au moins
quant aux langues vocales, les seules qui soient en usage
parmi nous. »
Le mouvement de la représentation supplémentaire se rap-
proche de l'origine en s'en éloignant. L'aliénation totale est la
réappropriation totale de la présence à soi. L'écriture alphabé-
tique, représentant un représentant, supplément de supplément,
aggrave la puissance de la représentation. En perdant un peu
plus la présence, elle la restitue un peu mieux. Plus purement
phonographique que l'écriture du deuxième état, elle est plus
apte à s'effacer devant la voix, à la laisser être. Dans l'ordre poli-
tique, l'aliénation totale, celle qui se fait, dit le Contrat social,
« sans réserve », « fait gagner l'équivalent de ce qu'on perd,
et plus de force pour conserver ce qu'on a » (L. I, p. 361).
A condition, bien entendu, que la sortie hors de l'état anté-
rieur — à la limite, de l'état de pure nature — ne le fasse
pas retomber, ce qui est toujours possible, en deçà de l'origine,
et par conséquent « si les abus de cette nouvelle condition
ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti »
(p. 364).
L'aliénation sans réserve est donc la représentation sans
réserve. Elle arrache absolument la présence à soi et absolu-
ment à soi la re-présente. Le mal ayant toujours la forme de
l'aliénation représentative, de la représentation dans sa face
dépossédante, toute la pensée de Rousseau est en un sens une
critique de la représentation, tant au sens linguistique qu'au
sens politique. Mais en même temps, — et ici se réfléchit toute
l'histoire de la métaphysique — cette critique vit dans la naï-
veté de la représentation. Elle suppose à la fois que la repré-
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DE LA GRAMMATOLOGIE
sentation suit une présence première et restitue une présence
finale. On ne se demande pas ce qu'il en est de la présence et
de la représentation dans la présence. En critiquant la représen-
tation comme perte de la présence, en attendant d'elle une réap-
propriation de la présence, en en faisant un accident ou un
moyen, on s'installe dans l'évidence de la distinction entre pré-
sentation et représentation, dans l'effet de cette scission. On
critique le signe en s'installant dans l'évidence et l'effet de la dif-
férence entre signifié et signifiant. C'est-à-dire sans penser (ce
que ne font pas davantage les critiques plus tardives qui, à
l'intérieur du même effet, renversent ce schéma et opposent une
logique du représentant à une logique du représenté) le mouve-
ment producteur de l'effet de différence : l'étrange graphique de
la différance.
Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que le troisième état
(société civile et alphabet) soit décrit selon des schémas qui
sont aussi bien ceux du Contrat social que ceux de la Lettre à
d'Alembert.
L'éloge du « peuple assemblé » dans la fête ou sur le forum
politique est toujours une critique de la représentation. L'ins-
tance légitimante, dans la cité comme dans le langage — parole
ou écriture — et dans les arts, c'est le représenté présent en per-
sonne : source de légitimité et origine sacrée. La perversité
consiste précisément à sacraliser le représentant ou le signi-
fiant. La souveraineté est la présence, et la jouissance de la
présence. « A l'instant que le Peuple est légitimement
assemblé en corps souverain, toute juridiction du Gouverne-
ment cesse, la puissance exécutive est suspendue, et la personne
du dernier Citoyen est aussi sacrée et inviolable que celle
du premier Magistrat, parce qu'où se trouve le Représenté,
il n'y a plus de Représentant. » (Contrat social, pp. 427-
428.)
Dans tous les ordres, la possibilité du représentant survient
à la présence représentée comme le mal au bien, l'histoire à
l'origine. Le signifiant-représentant est la catastrophe. Aussi est-il
toujours « nouveau » en soi, à quelque époque qu'il apparaisse.
Il est l'essence de la modernité. « L'idée des Représentants est
moderne », c'est une proposition qu'il faut étendre au-delà
des limites que lui assigne Rousseau (p. 430). La liberté poli-
tique n'est pleine qu'au moment où la puissance du représen-
tant est suspendue et rendue au représenté : « Quoi qu'il en
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