De la grammatologie



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DE LA GRAMMATOLOGIE COMME SCIENCE POSITIVE

d'écriture universelle, qui auroit l'avantage de celle des

Chinois, parce que chacun l'entendroit dans sa propre langue,

mais qui surpasseroit infiniment la chinoise, en ce qu'on la

pourroit apprendre en peu de semaines, ayant les caractères

bien liés selon l'ordre et la connexion des choses, au lieu que

les Chinois ayant une infinité de caractères selon la variété

des choses, il leur faut la vie d'un homme pour apprendre assez

leur écriture »

 17


.

Le concept de l'écriture chinoise fonctionnait donc comme

une sorte d'hallucination européenne. Cela n'impliquait rien de

hasardeux : ce fonctionnement obéissait à une nécessité rigou-

reuse. Et l'hallucination traduisait moins une ignorance qu'une

méconnaissance. Elle n'était pas dérangée par le savoir, limité

mais réel, dont on pouvait alors disposer quant à l'écriture

chinoise.

En même temps que le « préjugé chinois », un « préjugé

hiéroglyphiste » avait produit le même effet d'aveuglement inté-

ressé. L'occultation, loin de procéder, en apparence, du mépris

ethnocentrique, prend la forme de l'admiration hyperbolique.

Nous n'avons pas fini de vérifier la nécessité de ce schéma. Notre

siècle n'en est pas libéré : chaque fois que l'ethnocentrisme

est précipitamment et bruyamment renversé, quelque effort

s'abrite silencieusement derrière le spectaculaire pour consolider

un dedans et en retirer quelque bénéfice domestique. L'éton-

nant Père Kircher déploie ainsi tout son génie à ouvrir l'Occi-

dent à l'égyptologie

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, mais l'excellence même qu'il reconnaît



à une écriture « sublime » en interdit tout déchiffrement scien-

tifique. Evoquant le Prodromus coptus sive aegyptiacus (1636),

M. V.-David écrit :

« Cet ouvrage est, en telle de ses parties, le premier mani-

feste de la recherche égyptologique, puisque l'auteur y déter-

mine la nature de la langue égyptienne ancienne — l'instru-

ment de cette découverte lui ayant été par ailleurs fourni (a).

Le même livre écarte cependant tout projet de déchiffrement

des hiéroglyphes. (a) cf. Lingua aegyptiaca restituta. »

 19


17. Die philosophische Schriften, ed. Gerhardt, T. VII, p. 25 et

DE, p. 67. Sur tous ces problèmes cf. aussi R.F. Merkel, Leibniz



und China, in Leibniz zu seinem 300 Geburtstag, 1952. Sur les

lettres échangées au sujet de la pensée et de l'écriture chinoises

avec le P. Bouvet, cf. p. 18-20 et Baruzi, Leibniz, 1909, p. 156-165.

18. DE. ch. III.

19. DE. p. 43-44.

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DE LA GRAMMATOLOGIE

Le procédé de la méconnaissance par assimilation n'est pas

ici, comme dans le cas de Leibniz, de type rationaliste et

calculateur. Il est mystique :

« Les hiéroglyphes, lit-on dans le Prodromus, sont bien

une écriture, mais non l'écriture composée de lettres, mots

et parties du discours déterminées dont nous usons en général.

Ils sont une écriture beaucoup plus excellente, plus sublime

et plus proche des abstractions, qui, par tel enchaînement ingé-

nieux des symboles, ou son équivalent, propose d'un seul coup

(uno intuitu) à l'intelligence du sage un raisonnement com-

plexe, des notions élevées, ou quelque mystère insigne caché

dans le sein de la nature ou de la Divinité

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. »

Il y a donc entre le rationalisme et le mysticisme une cer-

taine complicité. L'écriture de l'autre est chaque fois investie

par des schémas domestiques. Ce qu'on pourrait appeler alors,

avec Bachelard, une « coupure épistémologique », s'opère sur-

tout grâce à Fréret et à Warburton. On peut suivre le labo-

rieux dégagement par lequel ils ont tous deux préparé la déci-

sion, le premier sur l'exemple chinois, le second sur l'exemple

égyptien. Avec beaucoup de respect pour Leibniz et le projet

d'écriture universelle, Fréret met en pièces la représentation de

l'écriture chinoise qui s'y trouve impliquée : « L'écriture chinoise

n'est donc pas une langue philosophique dans laquelle il n'y ait

rien à désirer... Les chinois n'ont jamais rien eu de pareil

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. »

Mais Fréret n'est pas pour autant délivré du préjugé hiéro-

glyphiste : celui que Warburton détruit en critiquant violem-

ment le Père Kircher

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. Le propos apologétique qui anime



cette critique n'en exclut pas l'efficacité.

20. Prodromus, p. 260, cité et traduit par Drioton (cf. DE,

p. 46). Sur les projets polygraphiques de A. Kircher, cf. Polygraphia

nova et universalis ex combinatoria arte detecta, 1663. Sur ses

rapports avec Lulle, Becher, Dalgarno, Wilkins, Leibniz, cf. DE.

p. 61 sq.

21. Réflexions sur les principes généraux de l'art d'écrire, et



en particulier sur les fondements de l'écriture chinoise, 1718, p. 629.

Cf. aussi l'Essai sur la chronologie générale de l'Ecriture, qui

traite 1' « histoire judaïque » « abstraction faite du respect religieux

qu'inspire la Bible » (DE. p. 80 sq.).

23. Essai sur les hiéroglyphes des Egyptiens, où l'on voit l'Ori-

gine et le Progrès du Langage et de l'Ecriture, l'Antiquité des

Sciences en Egypte, et l'Origine du culte des animaux, avec des

Observations sur l'Antiquité des Hiéroglyphes Scientifiques, et des

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