De la grammatologie



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« CE DANGEREUX SUPPLÉMENT... »

avec le signifiant littéraire devient alors parfaitement extrin-

sèque et contingent. On reconnaît l'autre face du même geste

lorsque, dans des ouvrages généraux sur Rousseau, dans un

ensemble de forme classique qui se donne pour une synthèse

restituant fidèlement, par commentaire et recueil de thèmes,

l'ensemble de l'œuvre et de la pensée, on rencontre un cha-

pitre d'allure biographique et psychanalytique sur le « pro-

blème de la sexualité chez Rousseau », avec, en appendice, un

renvoi au dossier médical de l'auteur.

S'il nous paraît impossible au principe de séparer, par inter-

prétation ou commentaire, le signifié du signifiant, et de-

détruire ainsi l'écriture par l'écriture qu'est encore la lecture,

nous croyons néanmoins que cette impossibilité s'articule his-

toriquement. Elle ne limite pas de la même façon, au même

degré et selon les mêmes règles, les tentatives de déchiffre-

ment. Il faut ici tenir compte de l'histoire du texte en géné-

ral. Quand nous parlons de l'écrivain et du surplomb de la

langue auquel il est soumis, nous ne pensons pas seulement

à l'écrivain dans la littérature. Le philosophe, le chroniqueur,

le théoricien en général, et à la limite tout écrivant est ainsi

surpris. Mais, dans chaque cas, l'écrivant est inscrit dans un

système textuel déterminé. Même s'il n'y a jamais de signifié

pur, il y a des rapports différents quant à ce qui du signifiant



se donne comme strate irréductible de signifié. Par exemple,

le texte philosophique, bien qu'il soit en fait toujours écrit,

comporte, précisément comme sa spécificité philosophique, le

projet de s'effacer devant le contenu signifié qu'il transporte et

en général enseigne. La lecture doit tenir compte de ce pro-

pos, même si, en dernière analyse, elle entend faire apparaître

son échec. Or toute l'histoire des textes, et en elle l'histoire

des formes littéraires en Occident, doit être étudiée de ce point

de vue. A l'exception d'une pointe ou d'un point de résistance

qui ne s'est reconnu comme tel que très tard, l'écriture litté-

raire s'est presque toujours et presque partout, selon des modes

et à travers des âges très divers, prêtée d'elle-même à cette

lecture transcendante, à cette recherche du signifié que nous

mettons ici en question, non pour l'annuler mais pour la com-

prendre dans un système auquel elle est aveugle. La littéra-

ture philosophique n'est qu'un exemple dans cette histoire mais

il est parmi les plus significatifs. Et il nous intéresse particu-

lièrement dans le cas de Rousseau. Qui à la fois et pour des

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DE LA GRAMMATOLOGIE

raisons profondes a produit une littérature philosophique à

laquelle appartiennent le Contrat social et la Nouvelle Héloïse,

et a choisi d'exister par l'écriture littéraire : par une écriture

qui ne s'épuiserait pas dans le message — philosophique ou

autre — qu'elle pourrait, comme on dit, délivrer. Et ce que

Rousseau a dit, comme philosophe ou comme psychologue,

de l'écriture en général, ne se laisse pas séparer du système

de sa propre écriture. Il faut en tenir compte.

Ce qui pose de redoutables problèmes. Problèmes de décou-

page en particulier. Donnons-en trois exemples.

1. Si le trajet que nous avons suivi dans la lecture du « sup-

plément » n'est pas simplement psychanalytique, c'est sans

doute parce que la psychanalyse habituelle de la littérature

commence par mettre entre parenthèses le signifiant littéraire

comme tel. C'est sans doute aussi parce que la théorie psy-

chanalytique elle-même est pour nous un ensemble de textes

appartenant à notre histoire et à notre culture. Dans cette

mesure, si elle marque notre lecture et l'écriture de notre inter-

prétation, elle ne le fait pas comme un principe ou une vérité

qu'on pourrait soustraire au système textuel que nous habitons

pour l'éclairer en toute neutralité. D'une certaine manière, nous

sommes dans l'histoire de la psychanalyse comme nous sommes

dans le texte de Rousseau. De même que Rousseau puisait

dans une langue qui était déjà là — et qui se trouve être,

dans une certaine mesure, la nôtre, nous assurant ainsi une

certaine lisibilité minimale de la littérature française — de même

nous circulons aujourd'hui dans un certain réseau de signifi-

cations marquées par la théorie psychanalytique, quand bien

même nous ne la maîtrisons pas et même si nous sommes assurés

de ne jamais pouvoir la maîtriser parfaitement.

Mais c'est pour une autre raison qu'il ne s'agit pas ici d'une

psychanalyse, fût-elle balbutiante, de Jean-Jacques Rousseau.

Une telle psychanalyse devrait avoir déjà repéré toutes les

structures d'appartenance du texte de Rousseau, tout ce qui

ne lui est pas propre pour être, en raison du surplomb et du

déjà-là de la langue ou de la culture, habité plutôt que pro-

duit par l'écriture. Autour du point d'originalité irréductible

de cette écriture s'organisent, s'enveloppent et se recoupent

une immense série de structures, de totalités historiques de

tous ordres. A supposer que la psychanalyse puisse en droit

venir à bout de leur découpage et de leur interprétation, à

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« CE DANGEREUX SUPPLÉMENT... »

supposer qu'elle rende compte de toute l'histoire de la méta-

physique occidentale qui entretient avec l'écriture de Rousseau

des rapports d'habitation, il faudrait encore qu'elle élucide la

loi de sa propre appartenance à la métaphysique et à la cul-

ture occidentale. Ne poursuivons pas dans ce sens. Nous avons

déjà mesuré la difficulté de la tâche et la part d'échec dans

notre interprétation du supplément. Nous sommes sûrs que

quelque chose d'irréductiblement rousseauiste y est capturé

mais nous avons, emporté, en même temps, une masse encore

bien informe de racines, de terreau et de sédiments de toute

sorte.


2. A supposer même qu'on puisse rigoureusement isoler

l'œuvre de Rousseau et l'articuler dans l'histoire en général,

puis dans l'histoire du signe « supplément », il faudrait encore

tenir compte de bien d'autres possibilités. En suivant les appa-

ritions du mot « supplément » et du ou des concepts corres-

pondants, on parcourt un certain trajet à l'intérieur du texte

de Rousseau. Ce trajet nous assurera, certes, l'économie d'une

synopsis. Mais d'autres trajets ne sont-ils pas possibles ? Et

tant que la totalité des trajets n'est pas effectivement épuisée,

comment justifier celui-ci ?

3. Dans le texte de Rousseau, après avoir indiqué, par anti-

cipation et en prélude, la fonction du signe « supplément »,

nous nous apprêtons à privilégier, d'une manière que certains

ne manqueront pas de juger exorbitante, certains textes, comme

l'Essai sur l'origine des langues et d'autres fragments sur la

théorie du langage et de l'écriture. De quel droit ? Et pour-

quoi ces textes courts, publiés pour la plupart après la mort

de l'auteur, difficilement classables, d'une date et d'une ins-

piration incertaines ?

A toutes ces questions et à l'intérieur de la logique de leur

système, il n'y a pas de réponse satisfaisante. Dans une cer-

taine mesure et malgré les précautions théoriques que nous

formulons, notre choix est en effet exorbitant.

Mais qu'est-ce que l'exorbitant ?

Nous voulions atteindre le point d'une certaine extériorité

par rapport à la totalité de l'époque logocentrique. A partir

de ce point d'extériorité, une certaine déconstruction pourrait

être entamée de cette totalité, qui est aussi un chemin tracé,

de cet orbe (orbis) qui est aussi orbitaire (orbita). Or le pre-

mier geste de cette sortie et de cette déconstruction, bien qu'il

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