DE LA GRAMMATOLOGIE
A travers cette séquence de suppléments s'annonce une
nécessité : celle d'un enchaînement infini, multipliant inéluc-
tablement les médiations supplémentaires qui produisent le
sens de cela même qu'elles diffèrent : le mirage de la chose
même, de la présence immédiate, de la perception originaire.
L'immédiateté est dérivée. Tout commence par l'intermédiaire,
voilà ce qui est « inconcevable à la raison ».
L'exorbitant. Question de méthode.
« Jamais pour moi d'intermédiaire entre tout et rien ».
L'intermédiaire, c'est le milieu et c'est la médiation, le terme
moyen entre l'absence totale et la plénitude absolue de la
présence. On sait que la médiateté est le nom de tout ce que
Rousseau a voulu opinâtrement effacer. Cette volonté s'est
exprimée de manière délibérée, aiguë, thématique. Elle n'a pas
à être déchiffrée. Or Jean-Jacques la rappelle ici au moment
même où il est en train d'épeler les suppléments qui se sont
enchaînés pour remplacer une mère ou une nature. Et le sup-
plément tient ici le milieu entre l'absence et la présence totales.
Le jeu de la substitution comble et marque un manque déter-
miné. Mais Rousseau enchaîne comme si le recours au supplé-
ment — ici à Thérèse — allait apaiser son impatience devant
l'intermédiaire : « Dès lors j'étais seul, car il n'y eut jamais
pour moi d'intermédiaire entre tout et rien. Je trouvais dans
Thérèse le supplément dont j'avais besoin ». La virulence de
ce concept est ainsi apaisée, comme si on avait pu l'arraisonner,
le domestiquer, l'apprivoiser.
Cela pose la question de l'usage du mot « supplément » :
de la situation de Rousseau à l'intérieur de la langue et de la
logique qui assurent à ce mot ou à ce concept des ressources
assez surprenantes pour que le sujet présumé de la phrase
dise toujours, se servant de « supplément », plus, moins ou
autre chose que ce qu'il voudrait dire. Cette question n'est donc
pas seulement celle de l'écriture de Rousseau mais aussi de
notre lecture. Nous devons commencer par tenir un compte
et l'obstacle, p. 221) et les éditeurs des Confessions (p. 332, note 1)
rapprochent justement l'usage du mot supplément de celui qui en
est fait p. 109 (« supplément dangereux »).
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« CE DANGEREUX SUPPLÉMENT... »
rigoureux de cette prise ou de cette surprise : l'écrivain écrit
dans une langue et dans une logique dont, par définition, son
discours ne peut dominer absolument le système, les lois et
la vie propres. Il ne s'en sert qu'en se laissant d'une certaine
manière et jusqu'à un certain point gouverner par le système.
Et la lecture doit toujours viser un certain rapport, inaperçu
de l'écrivain, entre ce qu'il commande et ce qu'il ne com-
mande pas des schémas de la langue dont il fait usage. Ce
rapport n'est pas une certaine répartition quantitative d'ombre
et de lumière, de faiblesse ou de force, mais une structure
signifiante que la lecture critique doit produire.
Que veut dire ici produire ? En tentant de l'expliquer, nous
voudrions amorcer une justification de nos principes de lec-
ture. Justification, on va le voir, toute négative, dessinant par
exclusion un espace de lecture que nous ne remplissons pas
ici : une tâche de lecture.
Produire cette structure signifiante ne peut évidemment
consister à reproduire, par le redoublement effacé et respec-
tueux du commentaire, le rapport conscient, volontaire, inten-
tionnel, que l'écrivain institue dans ses échanges avec l'histoire
à laquelle il appartient grâce à l'élément de la langue. Sans
doute ce moment du commentaire redoublant doit-il avoir sa
place dans la lecture critique. Faute de la reconnaître et de
respecter toutes ses exigences classiques, ce qui n'est pas facile
et requiert tous les instruments de la critique traditionnelle,
la production critique risquerait de se faire dans n'importe quel
sens et s'autoriser à dire à peu près n'importe quoi. Mais cet
indispensable garde-fou n'a jamais fait que protéger, il n'a
jamais ouvert une lecture.
Et pourtant, si la lecture ne doit pas se contenter de redou-
bler le texte, elle ne peut légitimement transgresser le texte
vers autre chose que lui, vers un référent (réalité métaphy-
sique, historique, psycho-biographique, etc.) ou vers un signifié
hors texte dont le contenu pourrait avoir lieu, aurait pu avoir
lieu hors de la langue, c'est-à-dire, au sens que nous donnons
ici à ce mot, hors de l'écriture en général. C'est pourquoi les
considérations méthodologiques que nous risquons ici sur un
exemple sont étroitement dépendantes des propositions géné-
rales que nous avons élaborées plus haut, quant à l'absence du
référent ou du signifié transcendantal. // n'y a pas de hors-texte.
Et cela non parce que la vie de Jean-Jacques ne nous
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DE LA GRAMMATOLOGIE
intéresse pas d'abord, ni l'existence de Maman ou de Thérèse
elles-mêmes, ni parce que nous n'avons accès à leur existence
dite « réelle » que dans le texte et que nous n'avons aucun
moyen de faire autrement, ni aucun droit de négliger cette
limitation. Toutes les raisons de ce type seraient déjà suffi-
santes, certes, mais il en est de plus radicales. Ce que nous
avons tenté de démontrer en suivant le fil conducteur du
« supplément dangereux », c'est que dans ce qu'on appelle
la vie réelle de ces existences « en chair et en os », au-delà
de ce qu'on croit pouvoir circonscrire comme l'œuvre de Rous-
seau, et derrière elle, il n'y a jamais eu que de l'écriture ;
il n'y a jamais eu que des suppléments, des significations sub-
stitutives qui n'ont pu surgir que dans une chaîne de renvois
différentiels, le « réel » ne survenant, ne s'ajoutant qu'en
prenant sens à partir d'une trace et d'un appel de supplé-
ment, etc. Et ainsi à l'infini car nous avons lu, dans le texte,
que le présent absolu, la nature, ce que nomment les mots
de « mère réelle », etc., se sont toujours déjà dérobés, n'ont
jamais existé ; que ce qui ouvre le sens et le langage, c'est
cette écriture comme disparition de la présence naturelle.
Bien qu'elle ne soit pas un commentaire, notre lecture doit
être interne et rester dans le texte. C'est pourquoi, malgré
quelques apparences, le repérage du mot supplément n'est ici
rien moins que psychanalytique, si l'on entend par là une inter-
prétation nous transportant hors de l'écriture vers un signifié
psycho-biographique ou même vers une structure psychologique
générale qu'on pourrait séparer en droit du signifiant. Cette
dernière méthode a pu ici ou là s'opposer au commentaire
redoublant et traditionnel : on pourrait montrer qu'elle com-
pose en vérité facilement avec lui. La sécurité avec laquelle
le commentaire considère l'identité à soi du texte, la confiance
avec laquelle il en découpe le contour, va de pair avec la
tranquille assurance qui saute par-dessus le texte vers son
contenu présumé, du côté du pur signifié. Et de fait, dans
le cas de Rousseau, des études psychanalytiques du type de
celle du Dr Laforgue ne transgressent le texte qu'après l'avoir
lu selon les méthodes les plus courantes. La lecture du « symp-
tôme » littéraire est la plus banale, la plus scolaire, la plus
naïve. Et une fois que l'on s'est ainsi rendu aveugle au tissu
même du « symptôme », à sa texture propre, on l'excède
allègrement vers un signifié psycho-biographique dont le lien
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