L' « ESSAI SUR L'ORIGINE DES LANGUES »
nation, l'éveil de l'écriture, si celle-ci n'appartient ni à la nature
ni à son autre ?
L'écriture précède et suit la parole, elle la comprend. Cela
est déjà vrai du seul point de vue qui nous occupe en ce
moment : celui de la structure de l'Essai. D'une part en effet
la théorie de l'écriture suit la généalogie de la parole et se
propose comme une sorte d'appendice supplémentaire Une
fois que l'on a décrit l'origine passionnelle de la parole, on peut
accessoirement considérer cet accessoire qu'est l'écriture pour
en tirer quelque information supplémentaire quant à l'état des
langues. Tout le chapitre « De l'écriture » est ouvert et com-
mandé par ce projet déclaré. Après avoir résumé le progrès
des langues et le mouvement de supplémentarité et de sub-
stitution qui le tient sous sa loi (« on supplée » aux accents
qui s'effacent par de nouvelles articulations, on « substitue
aux sentiments les idées », etc.), Rousseau introduit un nou-
veau développement : « Un autre moyen de comparer les
langues et de juger de leur ancienneté se tire de l'écriture, et
cela en raison inverse de la perfection de cet art. »
Et pourtant l'écriture avait dû apparaître avant même qu'il
ne fût question de la parole et de son origine passionnelle.
Le mouvement de la baguette et le hiéroglyphe exprimaient
une passion avant la passion qui arrache « les premières voix » ;
et comme l'écriture sera aussi reconnue comme le langage du
besoin, elle aura dit le besoin avant le besoin. La première
allusion à l'écriture se tient hors de prise pour toute distinction,
sinon pour toute différance du besoin à la passion. L'intérêt
d'écrire réclame une conceptualité nouvelle.
C'est que l'origine métaphorique de la parole ouvre un œil,
pourrait-on dire, au centre de la langue. Et la passion qui
arrache les premières voix a rapport à l'image. La visibilité
inscrite sur l'acte de naissance de la voix n'est pas purement
perceptive, elle est signifiante. L'écriture est la veille de la
parole. Cela apparaît aussi dès le premier chapitre.
« Darius, engagé dans la Scythie avec son armée, reçoit
de la part du roi des Scythes une grenouille, un oiseau, une
souris, et cinq flèches : le héraut remet son présent en silence
et part. Cette terrible harangue fut entendue, et Darius n'eut
plus grande hâte que de regagner son pays comme il put.
Substituez une lettre [c'est-à-dire une écriture phonétique]
à ces signes : plus elle sera menaçante, moins elle effraiera ;
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DE LA GRAMMATOLOGIE
ce ne sera plus qu'une gasconnade dont Darius n'aurait fait
que rire
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. » Et après une autre série d'exemples bibliques
ou grecs, « Ainsi l'on parle aux yeux bien mieux qu'aux
oreilles. Il n'y a personne qui ne sente la vérité du jugement
d'Horace à cet égard. On voit même que les discours les
plus éloquents sont ceux où l'on enchâsse le plus d'images ;
et les sons n'ont jamais plus d'énergie que quand ils font
l'effet des couleurs ». (Nous soulignons.)
Conséquence décisive : l'éloquence tient à l'image. Ce qui
s'annonce déjà, c'est « Que le premier langage dut être figuré »
(titre du chapitre III). La métaphore dans le langage parlé
tire son énergie du visible et d'une sorte de picto-hiéroglyphie
orale. Or si l'on considère que Rousseau associe ailleurs la visi-
bilité, l'espace, la peinture, l'écriture, etc., à la perte d'énergie
passionnelle, au besoin et parfois à la mort, il faut bien
conclure à l'unité, dans l'intérêt d'écrire, de valeurs hétérogènes
ou déclarées telles. Mais cette unité de l'intérêt d'écrire, Rous-
seau ne peut pas la déclarer. Il ne peut que la décrire en
contrebande en jouant sur les lieux différents de son discours.
Quitte à se contredire, il met l'écriture du côté du besoin et
53. Ce récit, que rappellent tous les grands ouvrages consacrés à
l'histoire de l'écriture, nous vient de Clément d'Alexandrie et
d'Hérodote. Rousseau l'a peut-être lu dans l' Essai sur les hiéro-
glyphes de Warburton : « Clément d'Alexandrie nous rapporte cette
histoire en ces termes : « Suivant que Pherecydes Syrus l'a raconté,
on dit qu'Idanthura, roi des Scythes, étant prêt à combattre Darius,
qui avait passé l'Ister, au lieu de lui envoyer une lettre, lui envoya,
par forme de symbole, une souris, une grenouille, un oiseau, un
dard, et une charrue. » Ce message devant suppléer à la parole et
à l'écriture, nous en voyons la signification exprimée par un mélange
d'action et de peinture. » Warbuton rappelle en note l'interprétation
d'Hérodote (I. IV) : « Darius crut que les Scythes voulaient lui
dire par cette énigme, qu'ils lui présentaient la terre et l'eau, et
se soumettaient à lui. La souris à ce qu'il prétendait signifiait
la terre ; la grenouille signifiait l'eau ; l'oiseau pouvait être comparé
au cheval ; et, par les flèches, ils marquaient qu'ils se dépouillaient
de leur puissance. Mais Gobrias, l'un de ceux qui avaient détruit
les Mages, donna une autre interprétation. « Si au lieu de fuir,
dit-il, comme des oiseaux, vous vous cachez dans la terre, ou dans
l'eau, comme les souris et les grenouilles, vous périrez par ces
flèches. » Car Hérodote, au lieu d'un dard, compte cinq flèches, et
ne dit rien de la charrue, etc... J'ai cru faire plaisir au Lecteur
d'ajouter ce Commentaire d'Hérodote au Texte de Pherecydes »
(pp. 63-65).
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