Martin Eden



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– Dis donc, Joe ! (Ce fut ainsi qu’il accueillit son ancien camarade des mauvais jours, le lendemain matin.) Je connais un Français qui habite la 28e Rue ; il a gagné le gros sac, retourne en France et vend sa blanchisserie, une jolie petite blanchisserie, épatante. Si tu veux t’établir, voilà ton affaire. Tiens, prends ça ; achète-toi des vêtements et va à dix heures au bureau de ce gars. Il m’a montré la blanchisserie ; il te la montrera aussi. Si elle te plaît et si tu crois qu’elle vaut le prix – douze mille dollars – dis-le-moi et elle est à toi. Maintenant laisse-moi. J’ai à faire. Je te verrai plus tard.

– Écoute, Mart, dit l’autre d’une voix lente où la colère montait. Je suis venu pour te voir. Tu entends ? Je ne suis pas venu pour voir une blanchisserie. Je viens causer, en vieux copain et tu me flanques une blanchisserie à la tête. Ben, j’vas te dire : tu peux la garder, ta blanchisserie et aller te faire voir...

Il partait déjà, furieux, quand Martin le saisit par l’épaule et le fit pirouetter sur lui-même.

– Écoute, Joe ! dit-il, si tu fais l’imbécile, je te casse la figure. Et en souvenir de notre vieille amitié, je te la casserai convenablement. Allons ! tu veux ou tu ne veux pas ?

Joe l’avait saisi à bras-le-corps, mais Martin ayant eu l’avantage de la prise, il tenta en vain de se dégager. Ils titubèrent à travers la chambre, puis dégringolèrent à grand fracas à travers un fauteuil d’osier qui fut réduit en miettes. Joe gisait dessous, les bras en croix, solidement maintenu, un genou de Martin sur l’estomac. Il haletait, pantelant, et soufflait comme un phoque lorsque Martin le relâcha.

– Maintenant, on va un peu discuter, dit Martin. Ce n’est pas la peine de faire le malin avec moi. Avant tout je veux terminer cette affaire de blanchisserie. Puis tu pourras revenir et nous causerons du bon vieux temps. Je t’ai dit que j’étais occupé. Regarde ça !

Un domestique venait d’entrer avec un volumineux courrier de lettres et de magazines.

– Comment veux-tu que j’examine tout ça et que je discute en même temps ? Va voir cette blanchisserie et puis tu reviendras.

– Bon, finit par admettre Joe, de mauvaise grâce. Je croyais que tu voulais te débarrasser de moi, je me suis trompé. Mais tu sais, Mart, tu n’aurais pas le dessus, si on faisait un vrai combat de boxe. J’ai le bras plus long que toi.

– Nous mettrons des gants un de ces jours et on verra ! dit Martin en souriant.

– D’accord ! dès que la blanchisserie marchera.

Joe étendit le bras.

– Tu vois cette allonge ? Eh bien ! tu la sentiras passer !

Martin poussa un soupir de soulagement quand la porte se referma sur le blanchisseur. Il devenait misanthrope. De jour en jour il trouvait plus difficile d’être poli avec les gens. Leur présence l’ennuyait, leur conversation l’irritait. Ils le rendaient nerveux et, dès le premier contact, il cherchait un prétexte pour se débarrasser d’eux.

Au lieu de dépouiller son courrier, il paressa dans son fauteuil pendant une demi-heure encore, sans rien faire, sans presque penser.

Puis il se secoua et prit connaissance de son courrier. Il y avait une douzaine de demandes d’autographes – du premier coup d’œil, il les reconnaissait – des demandes d’argent de mendiants professionnels ; des lettres de cinglés depuis l’inventeur d’un moteur perpétuel et le scientifique qui a découvert que la terre est l’intérieur d’une sphère creuse, jusqu’à l’illuminé demandant des fonds pour acheter la péninsule de la Californie méridionale en vue de fonder une colonie communiste.

Puis, des lettres de femmes qui voulaient faire sa connaissance ; parmi elles une seule le fit sourire : elle y avait joint le reçu de location de sa chaise à l’église, comme preuve de sa piété et de sa respectabilité.

Rédacteurs de journaux ou de revues et maisons d’édition contribuaient pour une large part à l’avalanche quotidienne de lettres ; les premiers se traînaient à ses genoux pour avoir ses manuscrits, les seconds pour avoir ses livres. Ses pauvres manuscrits dédaignés ! Dire que pour les envoyer par la poste il avait engagé tout ce qu’il possédait pendant de longs mois lamentables. Le courrier contenait aussi des chèques inattendus d’Angleterre pour des droits de publication ou des avances sur des traductions étrangères. Son agent anglais lui annonçait la vente des droits de traduction en allemand pour trois de ses livres et l’informait que les éditions suédoises sur lesquelles il ne touchait rien – la Suède ne faisant pas partie de la Convention de Berne – étaient déjà en vente. On lui demandait aussi la permission de traduire en russe un de ses ouvrages, la Russie n’étant pas non plus membre de la Convention de Berne.

Il examina le gros tas de coupures que L’Argus de la Presse lui envoyait, lut ce qu’on disait de lui et de sa vogue, qui était devenue inouïe. Toute sa production littéraire avait été jetée au public en un torrent magnifique qui l’avait emporté d’assaut ; c’était sans doute à cause de ça. Pour Kipling, ça s’était produit de la même manière : il était bien près de mourir quand la foule capricieuse se mit soudain à le lire. Et Martin se souvenait très bien que cette même foule, après avoir lu Kipling et l’avoir acclamé – sans en comprendre le premier mot d’ailleurs – avait brusquement fait volte-face quelques mois plus tard et l’avait déchiré à belles dents.

Martin ricana à cette pensée. Le même traitement l’attendait sans doute, pourquoi pas ? Eh bien ! cette foule, il allait la posséder. Il allait partir dans les mers du Sud ; il construirait sa maison de verdure, ferait le commerce des perles et du copra, sauterait les récifs dans de frêles pirogues, pécherait le requin et la bonite et chasserait la chèvre sauvage sur les pics qui surplombent la vallée de Taiohae.

Et, tout à coup, tout le désespoir de sa situation lui apparut. Il vit clairement qu’il était entré dans la Vallée de l’Ombre. Toute la vie qui était en lui se fanait, s’évanouissait, s’en allait vers la mort. Il comprit à quel point il aspirait à dormir toujours. Autrefois il haïssait le sommeil, qui lui dérobait de si précieux moments de vie. Sur vingt-quatre heures, ces quatre heures le privaient de quatre heures de vie. Qu’il avait dormi à regret ! À présent, il vivait à regret. La vie n’était pas bonne ; elle manquait de sel ; son goût était amer. Or, toute vie qui n’aspire pas à continuer est bien près de cesser ; Martin glissait sur une pente dangereuse. Un vague instinct de conservation lui fit sentir qu’il devait partir au plus vite. Il regarda autour de lui et l’idée de faire ses malles l’ennuya tellement, qu’il préféra remettre ça à plus tard. En attendant, il allait s’occuper de son équipement.

Il sortit, entra dans un magasin d’engins de chasse et de pêche et y passa la matinée à choisir des carabines automatiques, des munitions et des lignes perfectionnées. Mais pour commander sa pacotille en vue des échanges futurs, il lui fallait attendre d’être à Tahiti, car ce genre de commerce subissait les fluctuations de la mode tout comme les autres. Ses marchandises pouvaient venir d’Australie, d’ailleurs. Cette solution le soulagea. La perspective d’entreprendre quelque chose d’actif lui répugnait en ce moment.

Il revint à l’hôtel tout heureux à la pensée du fauteuil confortable qui l’attendait et poussa un grognement de désespoir en entrant dans sa chambre, car Joe s’y prélassait déjà.

Joe était ravi de la blanchisserie. Tout était arrangé ; il pouvait en prendre possession dès le lendemain. Martin s’était étendu sur le lit et avait fermé les yeux tandis que l’autre bavardait. Ses pensées l’emmenaient bien loin, si loin qu’il ne se rendit même plus compte qu’il pensait vraiment. Il devait faire un véritable effort pour répondre de temps en temps à une question de Joe. Et pourtant, il avait toujours eu de l’affection pour Joe. Mais Joe avait trop d’exubérance ; il l’extériorisait d’une façon bruyante qui fatiguait l’esprit malade de Martin, exaspérait sa sensibilité. Lorsque Joe lui rappela qu’ils devaient boxer ensemble un jour, il en aurait hurlé d’agacement.

– Souviens-toi, Joe, qu’il faudra faire marcher ta blanchisserie d’après les règles qui te tenaient au cœur, à Shelly Hot Springs, lui dit-il. Un travail raisonnable. Pas de travail de nuit. Pas d’enfants aux cylindres ni à un autre emploi. Et des gages convenables.

Joe fit un signe d’assentiment et exhiba un calepin.

– Regarde. J’ai inscrit ces règles avant de déjeuner ce matin. Qu’est-ce que tu en penses ?

Il les lut à haute voix et Martin approuva, tout en faisant des vœux pour que Joe le débarrasse au plus tôt de sa présence.

Il se réveilla en fin d’après-midi. Lentement il reprit conscience de la vie et regarda autour de lui. Joe s’était évidemment éclipsé en le voyant s’endormir. C’est vraiment bien gentil de sa part, se dit-il. Puis il referma les yeux et se rendormit.

Les jours qui suivirent, Joe fut trop absorbé par l’organisation de la blanchisserie pour l’ennuyer beaucoup ; et ce ne fut que la veille de son embarquement, que les journaux annoncèrent qu’il partait sur la Mariposa. Pendant un des rares moments où l’instinct de conservation se manifestait encore chez lui, il alla chez un médecin pour se faire soigneusement examiner. On ne lui découvrit rien. Son cœur, ses poumons étaient magnifiques. Tous ses organes, autant que le docteur put en juger, étaient sains et fonctionnaient normalement.

– Vous n’avez rien, monsieur Eden, dit-il, absolument rien. Vous êtes en parfaite condition. Sincèrement, j’envie votre santé. Elle est superbe. Regardez-moi cette poitrine ! Là et dans votre estomac, se trouve le secret de votre remarquable constitution. Physiquement, il n’y a pas un homme sur mille qui vous vaille, pas un sur dix mille. À moins d’un accident, vous devez vivre jusqu’à cent ans.

Et Martin comprit que le diagnostic de Lizzie était exact. Physiquement il allait bien. C’est « sa machine à penser » qui avait déraillé et rien ne pouvait la guérir que les mers du Sud. L’ennui, c’est que maintenant, au moment même de partir, il n’en avait plus envie. Les mers du Sud ne l’attiraient pas davantage que la civilisation bourgeoise. L’idée du départ n’avait rien d’excitant et l’acte même nécessitait toutes sortes d’efforts fatigants. Il aurait voulu déjà être à bord et au large.

Le dernier jour fut une pénible épreuve. Ayant appris son départ par les journaux du matin, Bernard Higginbotham, Gertrude et toute la famille vinrent lui dire adieu, ainsi que Hermann von Schmidt et Marianne. Puis il fallut régler des affaires, payer des notes, supporter les éternels reporters. Il dit adieu à Lizzie Connolly brusquement, à l’entrée de l’école et se hâta de s’en aller. À l’hôtel il trouva Joe, que sa blanchisserie avait trop occupé tout le jour pour qu’il pût venir plus tôt. C’était la dernière corvée. Martin, cramponné aux bras de son fauteuil, parla et écouta pendant une demi-heure.

– Tu sais, Joe, dit-il, tu n’es pas marié avec ta blanchisserie. On ne t’y retiendra pas de force. Tu pourras, quand tu voudras, la vendre et dépenser l’argent. Si tu en as assez et que tu aies envie de reprendre la route, à ton aise. Fais ce qui te fera plaisir.

Joe secoua la tête.

– Finie la route pour moi, merci bien. Être chemineau, c’est parfait, excepté pour une chose : les filles. J’peux pas m’en empêcher, je suis un homme à femmes. J’peux pas m’en passer, et il faut s’en passer, quand on est chemineau. Chaque fois que je passais devant des maisons où on dansait, où on s’amusait, que j’entendais les femmes rire et que je voyais à travers les vitres leurs robes blanches et leurs sourires, Bon Dieu ! Pour moi, c’était terrible ! J’aime la danse, les pique-niques, les promenades au clair de lune, et le reste – j’aime trop tout ça ! À moi la blanchisserie, une réputation honorable et de bons gros dollars sonnant dans ma poche. J’ai vu une fille, hier encore – eh bien ! figure-toi : j’ai comme une idée que je vais me marier avec elle. Toute la journée j’ai chanté, rien qu’en y pensant. C’est une beauté. Elle a les plus gentils yeux, la plus douce voix du monde. Oui, nous deux, ça collerait bien... Et toi ! pourquoi tu ne te maries pas, avec tout l’argent que tu as ? Tu pourrais t’offrir la plus jolie fille du pays.

Martin secoua la tête en souriant. Dans le fond de son cœur il se demandait pourquoi les hommes tiennent absolument à se marier. Ça lui semblait une chose stupéfiante, incompréhensible.

Du pont de la Mariposa, au moment de lever l’ancre, il vit sur le quai Lizzie Connolly qui se dissimulait dans la foule.

« Prends-la avec toi ! se dit-il tout à coup. Il est facile d’être bon. Tu la rendras si heureuse. »

Cela devint presque une tentation, puis l’instant d’après, une sorte de terreur l’envahit et il se détourna en gémissant : Mon pauvre vieux, tu es trop malade ! tu es trop malade !

Il s’enfuit dans sa cabine de luxe où il resta caché jusqu’au départ du paquebot. Dans la salle à manger, à déjeuner, il eut la place d’honneur, à la droite du capitaine ; et il ne fut pas long à découvrir qu’il était le grand personnage du bord. Mais jamais grand personnage ne donna moins d’agrément aux passagers d’un bateau. Il passait l’après-midi sur une chaise longue, sur le deck, les yeux clos, en sommeillant presque tout le temps et, le soir, se couchait tôt.

Au bout de deux jours, guéris du mal de mer, les passagers se montrèrent au complet. Ils ne trouvèrent point grâce à ses yeux ; et cependant c’étaient de braves gens aimables – il fut forcé de le reconnaître – aimables et cordiaux comme de bons bourgeois qu’ils étaient, avec toute la mesquinerie et la frivolité intellectuelle de leur milieu. Leur conversation insignifiante l’ennuyait à mourir. Quant aux jeunes gens, leur exubérance bruyante et leur incessant besoin de se dépenser, l’énervaient. Jamais ils ne pouvaient rester tranquilles ; et c’était, du matin au soir, des jeux, des courses, des promenades, de grands cris et des courses d’un bord à l’autre pour voir sauter les tortues de mer ou bondir les premiers escadrons de poissons volants.

Il dormait beaucoup. Après le petit déjeuner, il tombait sur sa chaise longue, avec un magazine qu’il ne finissait jamais. La lecture le fatiguait. Il se demandait comment les gens pouvaient trouver encore des choses à raconter et, en y réfléchissant, il s’endormait. Quand le gong le réveillait pour le déjeuner, ça l’exaspérait. D’être réveillé n’avait rien de drôle.

Il essaya une fois de secouer sa léthargie et gagna le gaillard d’avant, voir les matelots. Mais leur mentalité semblait avoir changé depuis le temps où il vivait parmi eux. Et il ne put trouver aucun lien de camaraderie entre lui et ces brutes aux faces stupides, aux cerveaux de ruminants. Il était au désespoir. Là-haut, personne ne tenait à Martin Eden pour lui-même, en bas il ne pouvait plus supporter ceux qui l’avaient accepté autrefois.

Comme une trop forte lumière blanche blesse les yeux fatigués d’un malade, la vie consciente le blessait et il était aveuglé de son éclat. C’était une souffrance, une intolérable souffrance. Jamais auparavant, Martin n’avait voyagé en première classe. Sur mer il s’était toujours tenu sur le gaillard d’avant, à la timonerie, ou dans les sombres profondeurs des soutes à charbon. En ces temps-là, quand il grimpait hors du gouffre étouffant par l’échelle de fer et qu’il apercevait les passagers, de blanc vêtus, flânant ou s’amusant, sous des tentes qui les protégeaient du soleil et du vent, servis par des stewards impeccables qui prévenaient leurs moindres besoins, il lui semblait, pour le moins, apercevoir un coin du paradis. Aujourd’hui, il était le grand personnage du bord que le capitaine faisait asseoir à sa droite, il était le point de mire de tous, et, du gaillard d’avant à la chaufferie, il errait vainement à la recherche du paradis perdu.

Il essaya de se secouer, de trouver un sujet d’intérêt. Il s’aventura dans le mess des sous-officiers : il n’y resta pas longtemps. Il discuta avec un quartier-maître, homme intelligent, qui l’entreprit aussitôt sur la propagande socialiste et lui bourra les poches de fascicules et de pamphlets. En écoutant cet homme exposer la morale des esclaves, il la compara languissamment à sa propre philosophie nietzschéenne. Mais que valait tout ça, après tout ? Il se rappela l’une des plus folles affirmations de Nietzsche, celle de la non-existence de la vérité. Qui sait ? peut-être Nietzsche avait-il raison ? Peut-être la vérité n’est-elle qu’un mirage... Puis la fatigue de penser le reprit et il fut heureux de retrouver sa chaise longue et de dormir.

Bientôt de nouvelles préoccupations l’obsédèrent. Qu’arriverait-il, une fois que le paquebot serait arrivé à Tahiti ? Il lui faudrait descendre à terre, commander sa pacotille, trouver un bateau en partance pour les îles Marquises, accomplir mille et mille choses dont l’idée seule le terrifiait. Chaque fois qu’il se forçait à réfléchir, le danger de sa situation lui apparaissait. En vérité, il avançait dans la Vallée de l’Ombre, – il y avançait à grands pas – sans crainte, c’était ça le danger. La peur l’aurait fait se raccrocher à la vie. Mais comme il n’avait pas peur, il s’enfonçait de plus en plus dans les ténèbres. Les choses qui l’enchantaient jadis, toutes les choses familières tant aimées, le laissaient indifférent. La Mariposa, à présent, voguait à travers les alizés du nord-est ; mais le souffle enivrant de ce vent l’exaspéra, et il fit changer sa chaise longue de place pour échapper aux embrassements de ce vigoureux compagnon des anciens jours de peine, des nuits si douces.

Le jour où la Mariposa passa l’Équateur, Martin était plus malheureux que jamais. Il ne pouvait plus dormir. Étant saturé de sommeil, il lui fallait maintenant rester éveillé et supporter l’aveuglante lumière de la vie. Il allait et venait, inquiet, sans trouver le repos. Les averses torrentielles ne parvenaient pas à rafraîchir l’atmosphère humide, accablante. Il souffrait de vivre. Il se promena sur le deck jusqu’à ce qu’il soit complètement éreinté, s’assit, puis se remit à marcher, à bout de nerfs. Enfin, il se força à achever la lecture de son magazine, puis alla choisir à la bibliothèque du bord plusieurs volumes de poésie. Mais il ne put s’y intéresser et il se remit à marcher, désespérément.

Après le dîner, il resta longtemps sur le pont, inutilement, car une fois dans sa cabine, il ne put dormir. Ce sursis de vivre que lui avait jusqu’ici procuré le sommeil, lui était refusé. C’en était trop, cette fois. Il alluma l’électricité et s’efforça de lire du Swinburne. Étendu sur son lit il le feuilleta, et s’aperçut tout à coup qu’il s’intéressait à ce qu’il lisait. Il finit le poème, essaya de continuer, revint au précédent. Puis, il posa le livre ouvert sur sa poitrine et réfléchit.

C’était ça, oui, c’était bien ça ! Comment n’y avait-il pas pensé plus tôt ? Ça expliquait tout ; il l’avait cherchée si longtemps, et aujourd’hui Swinburne lui montrait la voie, la voie du repos. Il avait tant besoin de repos !...

Il lança un coup d’œil vers le hublot. Oui, il était assez large.

Pour la première fois depuis de longues semaines, il fut heureux. Il avait enfin trouvé le remède à ses maux. Il reprit le livre, relut la strophe à haute voix, lentement...



From too much hope of living,

From hope and fear set free,

We thank with brief thanksgiving

Whatever gods may be,

That no life lives forever

That dead men rise up never ;

That even the weariest river

Winds somewhere safe to sea.

(De trop de foi dans la vie, – De trop d’espoir et de trop de crainte – Nous rendons grâce, en une brève prière – Aux dieux qui nous en délivrent. – Et grâce leur soit rendue – Que nulle vie ne soit éternelle. – Que nul mort ne renaisse jamais. – Que même la plus lasse rivière – trouve un jour son repos dans la mer.)

Ses regards se dirigèrent encore vers le hublot ouvert. Swinburne lui avait donné la clef. La vie était sans intérêt, ou plutôt elle l’était devenue ; elle était devenue intolérable. « Que nul mort ne renaisse jamais ! » Ce vers l’émut d’une profonde reconnaissance. C’était une des seules choses salutaires de la création. Lorsque la vie devenait par trop douloureuse ou trop fatigante, la mort était prête à bercer toutes les douleurs, toutes les fatigues dans l’éternel sommeil. Qu’attendait-il ? Il était temps de partir.

Il se leva, passa la tête par le hublot, regarda la mer laiteuse. La Mariposa étant fortement chargée, en s’accrochant par les mains, il toucherait l’eau avec ses pieds. Il pourrait s’y glisser sans bruit. Personne n’entendrait. Un paquet d’écume lui mouilla le visage et humecta ses lèvres d’un goût exquis. Il se demanda s’il fallait écrire un chant du cygne, puis cette idée le fit rire. Il n’avait pas le temps. Il était trop impatient de partir.

Il éteignit la lumière et descendit par le hublot, les pieds devant. Mais comme ses épaules ne pouvaient pas passer, il remonta, puis recommença la même manœuvre, cette fois en n’engageant qu’un bras à la fois. Un mouvement du paquebot l’aida et il se trouva en dehors, suspendu par les mains.

Quand ses pieds eurent touché l’eau, il se laissa tomber. La mer était semblable à une mousse blanche. Il glissa le long du flanc de la Mariposa qui ressemblait à un mur sombre percé ici et là par quelques hublots allumés. Sûrement, elle allait arriver en avance... Presque sans s’en apercevoir, il se retrouva à l’arrière et il nagea doucement dans l’écume pétillante.

Une bonite, attirée par son corps blanc, vint le mordre et ça le fit rire. Elle avait enlevé le morceau ; la petite douleur qu’il en ressentit lui rappela la raison de son geste. L’action la lui avait fait oublier. Les lumières de la Mariposa s’évanouissaient dans le lointain et il nageait aussi tranquillement que s’il avait eu l’intention d’aborder au rivage le plus proche, à un millier de lieues environ.

L’instinct de conservation agissait encore. Il cessa de nager, mais dès qu’il sentit le flot recouvrir ses lèvres, ses mains battirent fortement l’eau pour remonter à la surface. Le désir de vivre, se dit-il en se moquant de lui-même. Eh bien ! il avait de la volonté, assez de volonté pour en finir et, d’un dernier effort, cesser d’exister.

Il changea sa position, se mit debout. Il regarda les étoiles sereines, et expulsa tout l’air de sa poitrine. D’une vigoureuse poussée de ses mains et de ses pieds il sortit son buste hors de l’eau pour prendre son élan. Puis il se laissa aller et s’enfonça, sans un geste, dans les flots, comme une statue blanche. Il avala l’eau, de toutes ses forces, comme un anesthésique. Comme il étouffait, inconsciemment, ses bras et ses jambes battirent l’eau avec violence et il remonta à la surface sous la claire lumière des étoiles.

Le désir de vivre, se dit-il avec mépris, en tâchant vainement d’empêcher ses poumons en feu d’aspirer l’air. Il fallait essayer d’une autre manière. Il respira à fond, de façon à pouvoir descendre très profondément. Puis, il plongea la tête la première, en nageant de toutes ses forces et de toute sa volonté. Les yeux ouverts, il voyait les bonites rapides zébrer l’eau de flèches phosphorescentes. Il espéra qu’elles ne l’attaqueraient pas, car la tension de sa volonté aurait pu se relâcher. Mais elles ne s’occupèrent pas de lui et il remercia la vie de cette dernière faveur.

Il nagea encore, toujours plus profondément. Ses bras et ses jambes, rompus de fatigue, ne remuaient plus que faiblement. La pression de l’eau était douloureuse à ses tympans et sa tête bourdonnait. Son endurance était à bout, mais il se força à descendre plus bas encore. Bientôt sa volonté l’abandonna. Au milieu d’un grand bouillonnement, ses poumons se vidèrent complètement de l’air qu’ils conservaient encore. Tels de minuscules ballonnets, de petites bulles glissèrent en rebondissant sur ses joues et devant ses yeux dans une ascension éperdue vers la surface. Puis vinrent la souffrance et l’étouffement. Ce n’était pas la mort encore, se dit-il, au bord de l’inconscience. La mort ne faisait pas souffrir. C’était la vie, cette atroce sensation d’étouffement : c’était le dernier coup que devait lui porter la vie.

Ses mains et ses pieds, dans un dernier sursaut de volonté, se mirent à battre, à faire bouillonner l’eau, faiblement, spasmodiquement. Mais malgré ses efforts désespérés, il ne pourrait jamais plus remonter ; il était trop bas, trop loin. Il flottait languissamment, bercé par un flot de visions très douces. Des couleurs, une radieuse lumière l’enveloppaient, le baignaient, le pénétraient. Qu’était-ce ? On aurait dit un phare. Mais non, c’était dans son cerveau, cette éblouissante lumière blanche. Elle brillait de plus en plus resplendissante. Il y eut un long grondement, et il lui sembla glisser sur une interminable pente. Et, tout au fond, il sombra dans la nuit. Ça, il le sut encore : il avait sombré dans la nuit.

Et au moment même où il le sut, il cessa de le savoir.

Cet ouvrage est le 109e publié

dans la collection Classiques du 20e siècle

par la Bibliothèque électronique du Québec.



La Bibliothèque électronique du Québec

est la propriété exclusive de



Jean-Yves Dupuis.


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