La rhétorique est donc, à ce qu’il paraît, l’ouvrière de la persuasion qui fait croire, non de celle qui fait savoir relativement au juste et à l’injuste ?
GORGIAS
Oui.
SOCRATE
A ce compte, l’orateur n’est pas propre à instruire les tribunaux et les autres assemblées sur le juste et l’injuste, il ne peut leur donner que la croyance. Le fait est qu’il ne pourrait instruire en si peu de temps une foule si nombreuse sur de si grands sujets.
GORGIAS
Assurément non.
SOCRATE
@ X. — Allons maintenant, examinons la portée de nos opinions sur la rhétorique, car, pour moi, je n’arrive pas encore à préciser ce que j’en pense. Lorsque la cité convoque une assemblée pour choisir des médecins, des constructeurs de navires ou quelque autre espèce d’artisans, ce n’est pas, n’est ce pas, l’homme habile à parler que l’on consultera ; car il est clair que, dans chacun de ces choix, c’est l’homme de métier le plus habile qu’il faut prendre. Ce n’est pas lui non plus que l’on consultera, s’il s’agit 455b-456b de construire des remparts ou d’installer des ports ou des arsenaux, mais bien les architectes. De même encore, quand on délibérera sur le choix des généraux, l’ordre de bataille d’une armée, l’enlèvement d’une place forte, c’est aux experts dans l’art militaire qu’on demandera conseil, et non aux experts dans la parole. Qu’en penses-tu, Gorgias ? Puisque tu déclares que tu es toi-même orateur et que tu es capable de former des orateurs, il est juste que tu nous renseignes sur ce qui concerne ton art. Sois persuadé qu’en ce moment moi-même je défends tes intérêts. Peut être en effet y a t il ici, parmi les assistants, des gens qui désirent devenir tes disciples. Je devine qu’il y en a, et même beaucoup, mais qui peut-être n’osent pas t’interroger. Figure toi donc, lorsque je te questionne, qu’ils te posent la même question que moi : « Que gagnerons nous, Gorgias, si nous suivons tes leçons ? Sur quelles affaires serons nous capables de conseiller la cité ? Sera ce uniquement sur le juste et l’injuste ou aussi sur les sujets mentionnés tout à l’heure par Socrate ? » Essaye donc de leur répondre.
GORGIAS
Oui, Socrate, je vais essayer de te dévoiler clairement la puissance de la rhétorique dans toute son ampleur ; car tu m’as toi-même fort bien montré la voie. Tu sais, je pense, que ces arsenaux et ces remparts d’Athènes et l’organisation de ses ports sont dus en partie aux conseils de Thémistocle, en partie à ceux de Périclès, et non à ceux des hommes de métier.
SOCRATE
C’est ce qu’on dit de Thémistocle, Gorgias. Quant à Périclès, je l’ai entendu moi-même, quand il nous conseilla la construction du mur intérieur 1.
GORGIAS
Et quand il s’agit de faire un de ces choix dont tu parlais tout à l’heure, Socrate, tu vois que les orateurs sont ceux qui donnent leur avis en ces matières et qui font triompher leurs opinions.
SOCRATE
C’est aussi ce qui m’étonne, Gorgias, et c’est pourquoi je te demande depuis longtemps quelle est cette puissance de la rhétorique. Elle me paraît en effet merveilleusement grande, à l’envisager de ce point de vue.
GORGIAS
XI. — Que dirais tu, si tu savais tout, si tu savais qu’elle embrasse pour ainsi dire en elle-même toutes les puissances. Je vais t’en donner une preuve frappante. J’ai 456b-457c souvent accompagné mon frère et d’autres médecins chez quelqu’un de leurs malades qui refusait de boire une potion ou de se laisser amputer ou cautériser par le médecin. Or tandis que celui-ci n’arrivait pas à les persuader, je l’ai fait, moi, sans autre art que la rhétorique. Qu’un orateur et un médecin se rendent dans la ville que tu voudras, s’il faut discuter dans l’assemblée du peuple ou dans quelque autre réunion pour décider lequel des deux doit être élu comme médecin, j’affirme que le médecin ne comptera pour rien et que l’orateur sera préféré, s’il le veut. Et quel que soit l’artisan avec lequel il sera en concurrence, l’orateur se fera choisir préférablement à tout autre ; car il n’est pas de sujet sur lequel l’homme habile à parler ne parle devant la foule d’une manière plus persuasive que n’importe quel artisan. Telle est la puissance et la nature de la rhétorique.
Toutefois, Socrate, il faut user de la rhétorique comme de tous les autres arts de combat. Ceux-ci en effet ne doivent pas s’employer contre tout le monde indifféremment, et parce qu’on a appris le pugilat, le pancrace, l’escrime avec des armes véritables, de manière à s’assurer la supériorité sur ses amis et ses ennemis, ce n’est pas une raison pour battre ses amis, les transpercer et les tuer. Ce n’est pas une raison non plus, par Zeus, parce qu’un homme qui a fréquenté la palestre et qui est devenu robuste et habile à boxer aura ensuite frappé son père et sa mère ou tout autre parent ou ami, ce n’est pas, dis je, une raison pour prendre en aversion et chasser de la cité les pédotribes et ceux qui montrent à combattre avec des armes : car si ces maîtres ont transmis leur art à leurs élèves, c’est pour en user avec justice contre les ennemis et les malfaiteurs, c’est pour se défendre, et non pour attaquer. Mais il arrive que les élèves, prenant le contrepied, se servent de leur force et de leur art contre la justice. Ce ne sont donc pas les maîtres qui sont méchants et ce n’est point l’art non plus qui est responsable de ces écarts et qui est méchant, c’est, à mon avis, ceux qui en abusent.
On doit porter le même jugement de la rhétorique. Sans doute l’orateur est capable de parler contre tous et sur toute chose de manière à persuader la foule mieux que personne, sur presque tous les sujets qu’il veut ; mais il n’est pas plus autorisé pour cela à dépouiller de leur réputation les médecins ni les autres artisans, sous prétexte qu’il pourrait le faire ; au contraire, on doit user de la rhétorique avec justice comme de tout autre genre de combat. Mais si quelqu’un qui s’est formé à l’art oratoire, abuse ensuite de sa puissance et de son art pour faire le mal, ce n’est pas le maître, à mon avis, qu’il faut haïr et chasser des villes ; car c’est en vue d’un bon usage qu’il a transmis son savoir à son élève, mais celui-ci en fait un 457c-458c usage tout opposé. C’est donc celui qui en use mal qui mérite la réprobation, l’exil et la mort, mais non le maître.
SOCRATE
XII. — J’imagine, Gorgias, que tu as, comme moi, assisté à bien des discussions et que tu y as remarqué une chose, c’est que les interlocuteurs ont bien de la peine à définir entre eux le sujet qu’ils entreprennent de discuter et à terminer l’entretien après s’être instruits et avoir instruit les autres. Sont ils en désaccord sur un point et l’un prétend il que l’autre parle avec peu de justesse ou de clarté, ils se fâchent et s’imaginent que c’est par envie qu’on les contredit et qu’on leur cherche chicane, au lieu de chercher la solution du problème a débattre. Quelques uns même se séparent à la fin comme des goujats, après s’être chargés d’injures et avoir échangé des propos tels que les assistants s’en veulent à eux mêmes d’avoir eu l’idée d’assister à de pareilles disputes.
Pourquoi dis je ces choses ? C’est qu’en ce moment tu me parais exprimer des idées qui ne concordent pas tout à fait et ne sont pas en harmonie avec ce que tu as dit d’abord de la rhétorique. Aussi j’hésite à te réfuter : j’ai peur que tu ne te mettes en tête que, si je parle, ce n’est pas pour éclaircir le sujet, mais pour te chercher chicane à toi-même.
Si donc tu es un homme de ma sorte, je t’interrogerai volontiers ; sinon, je m’en tiendrai là. De quelle sorte suis je donc ? Je suis de ceux qui ont plaisir à être réfutés, s’ils disent quelque chose de faux, et qui ont plaisir aussi à réfuter les autres, quand ils avancent quelque chose d’inexact, mais qui n’aiment pas moins à être réfutés qu’à réfuter. Je tiens en effet qu’il y a plus à gagner à être réfuté, parce qu’il est bien plus avantageux d’être soi-même délivré du plus grand des maux que d’en délivrer autrui ; car, à mon avis, il n’y a pour l’homme rien de si funeste que d’avoir une opinion fausse sur le sujet qui nous occupe aujourd’hui. Si donc tu m’affirmes être dans les mêmes dispositions que moi, causons ; si au contraire tu es d’avis qu’il faut en rester là, restons y et finissons la discussion.
GORGIAS
Mais moi aussi, Socrate, je me flatte d’être de ceux dont tu as tracé le portrait. Mais peut être faudrait il songer aussi à la compagnie. Bien avant votre arrivée, j’ai donné aux assistants une longue séance, et si nous continuons la discussion, elle nous entraînera peut être un peu loin. Il faut donc aussi penser à eux et ne pas retenir ceux d’entre eux qui voudraient s’occuper d’autres affaires.
KHAIRÉPHON
XIII. — 458c-459a Vous entendez vous mêmes, Gorgias et Socrate, le bruit que font ces messieurs, désireux de vous entendre parler. Pour moi, puissé je n’avoir jamais d’affaire si pressante qu’il me faille quitter de pareils entretiens et de tels interlocuteurs et trouver plus d’avantage à faire autre chose !
CALLICLÈS
Par les dieux, Khairéphon, moi aussi, j’ai déjà assisté à bien des entretiens ; mais je ne sais pas si j’y ai jamais goûté autant de plaisir qu’à présent. Aussi, dussiez vous discuter tout le jour, moi, j’en serais charmé.
SOCRATE
Eh bien, Calliclès, je n’y mets pour ma part aucun obstacle, si Gorgias y consent.
GORGIAS
Il serait maintenant honteux pour moi, Socrate, de n’y pas consentir, quand j’ai déclaré moi-même que je répondrai à toutes les questions qu’on voudrait me poser. Si donc il plaît à la compagnie, reprends l’entretien et pose moi les questions que tu voudras.
SOCRATE
Écoute donc, Gorgias, ce qui me surprend dans tes discours. Peut être avais tu raison et t’ai-je mal compris. Tu es capable, dis tu, de former un orateur, si l’on veut suivre tes leçons ?
GORGIAS
Oui.
SOCRATE
Et de le rendre propre, quel que soit le sujet, à gagner la foule, non en l’instruisant, mais en la persuadant
GORGIAS
Parfaitement.
SOCRATE
Tu disais tout à l’heure que, même en ce qui regarde la santé, l’orateur est plus habile à persuader que te médecin.
GORGIAS
Oui, au moins devant la foule.
SOCRATE
Devant la foule, c’est à dire devant ceux qui ne savent pas ; car, devant ceux qui savent, l’orateur sera certainement moins persuasif que le médecin.
GORGIAS
459a-459d C’est vrai.
SOCRATE
Si donc il doit être plus propre à persuader que le médecin, il sera plus persuasif que celui qui sait ?
GORGIAS
Certainement.
SOCRATE
Quoiqu’il ne soit pas médecin, n’est ce pas ?
GORGIAS
Oui.
SOCRATE
Mais celui qui n’est pas médecin est sans doute ignorant dans les choses où le médecin est savant.
GORGIAS
C’est évident.
SOCRATE
Ainsi l’ignorant parlant devant des ignorants sera plus propre à persuader que le savant, si l’orateur est plus propre à persuader que le médecin. N’est ce pas ce qui résulte de là, ou vois tu une autre conséquence ?
GORGIAS
La conséquence est forcée, en ce cas du moins.
SOCRATE
Et si l’on considère tous les autres arts, l’orateur et la rhétorique n’ont ils pas le même avantage ? La rhétorique n’a nullement besoin de connaître les choses en elles-mêmes, de manière à paraître aux yeux des ignorants plus savants que ceux qui savent.
GORGIAS
XIV. — N’est ce pas une chose bien commode, Socrate, que de pouvoir, sans avoir appris d’autre art que celui-là, égaler tous les spécialistes ?
SOCRATE
Si l’orateur, en se bornant à cet art, est ou n’est pas l’égal des autres, c’est ce que nous examinerons tout à l’heure, si notre sujet le demande. Pour le moment, voyons d’abord si, par rapport au juste et à l’injuste, au laid et au beau, au bien et au mal, l’orateur est dans le même cas que relativement à la santé et aux objets des autres arts et si, sans connaître les choses en elles mêmes et sans savoir ce qui est bien ou mal, beau ou laid, juste ou injuste, il a trouvé pour tout cela un moyen de 459d-460b persuasion qui le fasse paraître aux yeux des ignorants plus savant, malgré son ignorance, que celui qui sait. Ou bien est il nécessaire de savoir et faut il avoir appris ces choses avant de venir à toi pour apprendre la rhétorique ? Sinon, toi, qui es maître de rhétorique, sans enseigner aucune de ces choses à celui qui vient à ton école, car ce n’est pas ton affaire, feras tu en sorte que devant la foule il ait l’air de savoir tout cela, quoiqu’il ne le sache pas, et qu’il paraisse honnête, quoiqu’il ne le soit pas ? Ou bien te sera t il absolument impossible de lui enseigner la rhétorique, s’il n’a pas appris d’avance la vérité sur ces matières ? Que faut il penser de tout cela, Gorgias ? Au nom de Zeus, dévoile moi, comme tu l’as promis, il n’y a qu’un instant, en quoi consiste enfin la puissance de la rhétorique.
GORGIAS
Mon avis à moi, Socrate, c’est que, s’il ignore ces choses là, il les apprendra, elles aussi, auprès de moi.
SOCRATE
Il suffit : voilà qui est bien parler. Pour que tu puisses faire de quelqu’un un bon orateur, il est indispensable qu’il connaisse ce que c’est que le juste et l’injuste, soit qu’il l’ait appris avant, soit qu’il l’ait appris après à ton école.
GORGIAS
Cela est certain.
SOCRATE
Mais quoi ? Celui qui a appris la charpenterie est il charpentier, ou non ?
GORGIAS
Il l’est.
SOCRATE
Et celui qui a appris la musique n’est il pas musicien ?
GORGIAS
Si.
SOCRATE
Et celui qui a appris la médecine, médecin ? et le même principe ne s’applique t il pas aux autres arts ? Celui qui a appris un art n’est il pas tel que le fait la connaissance de cet art ?
GORGIAS
Si, certainement.
SOCRATE
A suivre ce principe, celui qui a appris la justice est donc juste ?
GORGIAS
Sans aucun doute.
SOCRATE
460b-460e Mais le juste fait des actions justes.
GORGIAS
Oui.
[SOCRATE
C’est donc une nécessité que l’homme formé à la rhétorique soit juste et que le juste veuille faire des actions justes ?
GORGIAS
Apparemment.
SOCRATE
Donc le juste ne voudra jamais commettre une injustice.
GORGIAS
Il ne saurait le vouloir 1.]
SOCRATE
Or l’orateur, d’après notre raisonnement, est nécessairement juste.
GORGIAS
Oui.
SOCRATE
Par conséquent l’orateur ne voudra jamais commettre une injustice.
GORGIAS
Il paraît que non.
SOCRATE
@ XV. — Maintenant te rappelles tu avoir dit tout à l’heure qu’il ne faut pas s’en prendre aux pédotribes ni les chasser des cités, si le boxeur se sert de la boxe pour faire du mal, et pareillement que, si l’orateur fait un mauvais usage de la rhétorique, ce n’est pas le maître qu’il faut accuser ni chasser de la cité, mais bien le coupable qui a fait un mauvais usage de la rhétorique ? As tu dit cela, oui ou non ?
GORGIAS
Je l’ai dit.
SOCRATE
Mais ne venons nous pas de voir à l’instant que ce même homme, l’orateur, est incapable de commettre jamais une injustice ? N’est ce pas vrai ?
GORGIAS
Si, évidemment.
SOCRATE
Mais au début de notre entretien, Gorgias, il a été dit que la rhétorique avait pour objet les discours, non pas 460e-461d ceux qui traitent du pair et de l’impair, mais ceux qui traitent du juste et de l’injuste, n’est ce pas ?
GORGIAS
Oui.
SOCRATE
Quand je t’ai entendu affirmer cela, j’ai cru, moi, que la rhétorique ne saurait jamais être une chose injuste, puisque ses discours roulent toujours sur la justice. Mais quand peu après tu as dit que l’orateur pouvait aussi faire de la rhétorique un usage injuste, cela m’a surpris, et, considérant le désaccord qui était dans tes discours, j’ai fait cette déclaration, que, si tu croyais comme moi qu’il est avantageux d’être réfuté, il valait la peine de continuer la discussion ; qu’autrement, il fallait la laisser tomber. Puis, après examen, tu vois toi-même que nous reconnaissons au contraire que l’orateur ne peut user injustement de la rhétorique ni consentir à être injuste. Où est la vérité là dedans ? Par le chien, Gorgias, nous aurons besoin d’une longue séance pour la discerner exactement.
POLOS
XVI. — Quoi donc, Socrate ? As tu réellement de la rhétorique l’opinion que tu viens d’exprimer ? T’imagines-tu, parce que Gorgias, par pudeur, t’a concédé que l’orateur connaît le juste, le beau et le bien, en ajoutant que, si l’on venait à lui sans connaître ces choses, il les enseignerait lui-même, et parce qu’à la suite de cette concession, il en est résulté peut être quelque contradiction dans ses discours, ce dont tu t’applaudis après l’avoir engagé toi-même dans ces questions 1... Car qui peux tu croire qui avouera ne pas connaître lui-même le juste et ne pouvoir l’enseigner aux autres ? Il faut avoir bien mauvais goût pour amener la discussion sur un pareil terrain.
SOCRATE
O charmant Polos, c’est justement pour cela que nous voulons avoir des camarades et des enfants : c’est pour que, quand, devenus vieux, nous faisons un faux pas, vous, les jeunes, vous vous trouviez là pour nous redresser dans nos actes et dans nos discours. Ainsi à présent, si Gorgias et moi avons fait un faux pas en discutant, tu es là pour nous redresser. Tu le dois. Pour ma part, si tu trouves que nous avons eu tort de nous mettre d’accord sur tel ou tel point, je te promets d’y revenir à ta fantaisie, à condition que tu prennes garde à une chose.
POLOS
A quelle chose ?
SOCRATE
A restreindre, Polos, la prolixité dont tu voulais user au début.
POLOS
461d-462c Comment ! Je n’aurai pas le droit de parler aussi longuement qu’il me plaira ?
SOCRATE
Tu jouerais vraiment de malheur, excellent Polos, si, venant à Athènes, l’endroit de la Grèce où l’on a la plus grande liberté de parler, tu étais le seul à n’y pas jouir de ce droit. Mais mets toi à ma place : si tu fais de longs discours sans vouloir répondre à mes questions, ne serai-je pas bien à plaindre à mon tour, s’il ne m’est pas permis de m’en aller sans t’écouter ? Cependant, si tu t’intéresses à la discussion que nous avons tenue et que tu veuilles la rectifier, reviens, comme je l’ai dit tout à l’heure, sur tel point qu’il te plaira, et, tantôt questionnant, tantôt questionné, comme nous avons fait, Gorgias et moi, réfute et laisse toi réfuter. Tu prétends sans doute savoir les mêmes choses que Gorgias, n’est ce pas ?
POLOS
Oui.
SOCRATE
Comme lui aussi, tu invites les gens à te poser toutes les questions qu’il leur plaît, étant sûr de savoir répondre ?
POLOS
Certainement.
SOCRATE
Eh bien, maintenant choisis ce qu’il te plaira, d’interroger ou de répondre.
POLOS
XVII. — C’est ce que je vais faire. Réponds moi, Socrate. Puisque Gorgias te paraît embarrassé sur la nature de la rhétorique, dis nous ce qu’elle est à ton sens.
SOCRATE
Me demandes tu quelle sorte d’art elle est selon moi ?
POLOS
Oui.
SOCRATE
Je ne la tiens pas pour un art, Polos, à te dire le vrai.
POLOS
Mais alors pour quoi la tiens tu ?
SOCRATE
Pour une chose dont tu prétends avoir fait un art dans le traité que j’ai lu dernièrement 1.
POLOS
462c-462d Qu’entends tu par là ?
SOCRATE
J’entends une sorte de routine.
POLOS
Ainsi, pour toi, la rhétorique est une routine.
SOCRATE
Oui, si tu n’as rien à m’objecter.
POLOS
Une routine appliquée à quoi ?
SOCRATE
A procurer une sorte d’agrément et de plaisir.
POLOS
Alors ne trouves tu pas que c’est une belle chose que la rhétorique, si elle est capable de procurer du plaisir ?
SOCRATE
Voyons, Polos ; m’as tu déjà entendu expliquer ce que je crois qu’est la rhétorique, pour passer ainsi à la question suivante, à savoir si je ne la trouve pas belle ?
POLOS
Ne t’ai-je donc pas entendu dire que tu la tiens pour une sorte de routine ?
SOCRATE
Puisque tu attaches tant d’importance à faire plaisir, ne voudrais tu pas me faire un petit plaisir, à moi ?
POLOS
Je veux bien.
SOCRATE
Alors demande moi quelle sorte d’art est à mes yeux la cuisine.
POLOS
Je te le demande donc : quel art est la cuisine ?
SOCRATE
Ce n’est pas du tout un art, Polos.
POLOS
Qu’est ce donc alors ? Dis le.
SOCRATE
Je dis que c’est une espèce de routine.
POLOS
462d-463c Appliquée à quoi ? Dis le.
SOCRATE
Je dis : à procurer de l’agrément et du plaisir, Polos.
POLOS
Alors cuisine et rhétorique, c’est tout un ?
SOCRATE
Non pas, mais elles sont des parties de la même profession.
POLOS
De quelle profession veux tu parler ?
SOCRATE
La vérité est peut être un peu rude à dire, et j’hésite à la dire à cause de Gorgias. J’ai peur qu’il ne s’imagine que je veux jeter le ridicule sur sa profession. Je ne sais pas, moi, si la rhétorique que Gorgias professe est ce que j’ai en vue ; car notre conversation de tout à l’heure ne nous a pas éclairés du tout sur ce qu’il en pense. Mais ce que, moi, j’appelle rhétorique, c’est une partie d’une chose qui n’est pas du tout belle.
GORGIAS
Quelle chose, Socrate ? Parle sans crainte de m’offenser.
SOCRATE
XVIII. — Eh bien, Gorgias, je crois que c’est une pratique qui n’a rien d’un art, mais qui demande un esprit sagace, viril et naturellement apte au commerce des hommes. Le fond de cette pratique est pour moi la flatterie. Elle me paraît comprendre plusieurs parties ; la cuisine en est une. Celle ci passe pour être un art ; mais, à mon sens, elle n’en est pas un ; c’est un empirisme et une routine. Parmi les parties de la flatterie, je compte aussi la rhétorique, la toilette et la sophistique. Il y en a quatre, qui se rapportent à quatre objets.
Si maintenant Polos veut m’interroger, qu’il le fasse ; car je ne lui ai pas encore expliqué quelle partie de la flatterie est, selon moi, la rhétorique. Il ne s’est pas aperçu que je ne lui avais pas encore répondu sur ce point, et il persiste à me demander si je ne la trouve pas belle. Mais moi, je ne lui répondrai pas si je tiens la rhétorique pour belle ou laide, avant d’avoir répondu d’abord sur ce qu’elle est ; car ce ne serait pas dans l’ordre, Polos. Demande moi donc, si tu veux le savoir, quelle partie de la flatterie est, à mon avis, la rhétorique.
POLOS
463c-464a Soit, je te le demande : dis moi quelle partie c’est.
SOCRATE
Comprendras tu ma réponse ? A mon avis, la rhétorique est le simulacre d’une partie de la politique.
POLOS
Qu’entends tu par là ? Veux tu dire qu’elle est belle ou laide ?
SOCRATE
Je dis qu’elle est laide ; car j’appelle laid ce qui est mauvais, puisqu’il faut te répondre comme si tu savais déjà ce que je veux dire.
GORGIAS
Par Zeus, Socrate, moi non plus, je ne comprends pas ton langage.
SOCRATE
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