PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 9
sont guérissables ou ne le sont pas. Pour les premières, la punition est
temporaire et aboutit à l’amélioration de leur état moral ; pour les autres, qui
sont également des âmes de tyrans et de puissants chefs d’État, la punition est
éternelle et sert d’exemple et d’avertissement pour détourner les autres du
crime. Pensons donc à ce qui nous attend dans l’Hadès et tâchons de vivre et
de mourir dans la pratique de la justice et des autres vertus.
Le résumé qu’on vient de lire montre quelle est l’ampleur du
Gorgias et la
diversité des points de vue d’où l’auteur envisage son sujet. Aussi, dès
l’antiquité, on discutait sur le véritable but de l’ouvrage. D’après Olym-
piodore, dans son commentaire, les uns prétendaient que l’auteur n’avait en
vue que la rhétorique, les autres qu’il traitait du juste et de l’injuste, d’autres
encore que l’objet essentiel était le mythe qui couronne la discussion. Olym-
piodore lui-même croyait que le but du
Gorgias était l’exposition des
principes sur lesquels repose le bonheur public. En réalité le véritable
sujet du
Gorgias est, comme l’indique le sous-titre, la rhétorique. C’est de quoi traite
uniquement la première partie, la discussion entre Socrate et Gorgias, qui
aboutit à la définition de la rhétorique, ouvrière de persuasion. Mais comme
cette persuasion porte sur le juste et l’injuste, il faut se rendre compte de ce
que sont la justice et l’injustice. C’est l’objet de la deuxième partie, où Socrate
établit contre Polos qu’il vaut mieux subir l’injustice que de la commettre et
que le
coupable doit expier sa faute, pour se délivrer du plus grand des maux,
qui est la méchanceté de l’âme. Mais la question n’est pas épuisée, et il reste
d’abord à combattre une théorie répandue par les sophistes, qui est la négation
même de la justice. Cette théorie, qui oppose la nature à la loi, est défendue
par Calliclès, qui soutient que la justice est une invention des faibles pour se
protéger contre les forts, mais que la nature proclame que partout, chez les
hommes
comme chez les animaux, c’est au plus fort à commander et qu’il a le
droit de prélever une part léonine sur les biens communs. Socrate lui remontre
que, si les plus faibles font la loi, c’est qu’ils sont en réalité les plus forts et
que par conséquent l’ordre légal et l’ordre naturel se rejoignent au lieu de se
combattre. Il reste encore à démontrer que le puissant qui opprime les autres
n’est point heureux, comme le croit Calliclès, qu’il est au contraire le plus
malheureux
des hommes, et que le bonheur ne peut venir aux cités comme aux
individus que par la tempérance et la vertu. C’est pour avoir méconnu ces
vérités que les politiques athéniens ont mal usé de la rhétorique : ils n’ont
cherché qu’à plaire au peuple au lieu de l’améliorer. La véritable rhétorique
n’a en vue que la justice et le bien. Ainsi tout se tient dans l’ouvrage et se
ramène au véritable but que l’orateur doit assigner à sa parole. Il n’est pas
jusqu’au mythe final qui ne se rattache étroitement au sujet. Socrate ayant
établi que la violation de la justice exige une expiation, il ne laisse au
coupable aucun espoir d’y échapper : s’il n’est pas puni dans ce monde, il le
sera dans l’autre.
PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 10
On a souvent fait remarquer avec quelle sévérité Platon juge la rhétorique
et les orateurs athéniens.
Sauf Aristide le juste, aucun ne trouve grâce devant
lui. Périclès lui-même, dont il a fait un bel éloge dans le
Phèdre, a, comme les
autres, corrompu le peuple et il a été justement condamné. Ce jugement est
d’une criante injustice et en contradiction complète avec celui que Thucydide
a porté sur le grand homme d’État athénien
1
.
La rhétorique elle-même n’est pas mieux traitée que les orateurs ; elle est
ravalée au niveau de la cuisine,
et ne sert, dit-il, qu’à flatter les passions
populaires. Il faut bien reconnaître que beaucoup d’orateurs en abusent pour
gagner par la flatterie la faveur du peuple ; mais, comme le dit Gorgias, la
rhétorique n’est pas responsable des abus qu’on en peut faire. Les abus se
glissent dans tous les arts : ce n’est pas une raison de répudier les arts eux-
mêmes.
D’où vient donc cette passion avec laquelle Platon attaque la rhétorique ?
Il y en a des raisons générales et des raisons particulières. Platon était destiné
par sa naissance et son éducation à prendre part au gouvernement de son pays,
et la politique fut peut-être la plus grande préoccupation de toute sa vie. Mais
le parti aristocratique auquel il appartenait s’était
rendu odieux lors du gouver-
nement des Trente, où figuraient son cousin Critias et son oncle Charmide.
D’un autre côté, la bassesse et la vénalité des démagogues répugnaient à la
noblesse de son caractère et il ne se sentait pas fait pour lutter sur le terrain de
la flatterie avec les orateurs sans scrupule qui avaient l’oreille du peuple. Son
aversion pour eux fut encore augmentée par la condamnation de son maître
vénéré, Socrate, dont le démagogue Anytos fut le principal auteur. On sent
aux allusions répétées qu’il fait à la mort de Socrate qu’il n’attend rien de bon
d’une démocratie assez injuste et aveugle pour mettre à mort le citoyen le plus
vertueux et le plus dévoué aux véritables intérêts du peuple.
La violence de ses attaques contre la rhétorique s’explique aussi par un
motif personnel. Platon venait de fonder l’Académie. Il renonçait dès lors à la
politique active pour s’adonner à la philosophie. Le
Gorgias fut le manifeste
de la nouvelle école. Il s’agissait d’y attirer les jeunes gens que la rhétorique
attirait seule. Elle régnait alors en maîtresse. Les sophistes d’un côté, les
rhéteurs siciliens de l’autre se partageaient la faveur d’une jeunesse à
la fois
curieuse d’une forme d’éducation supérieure et désireuse de se préparer à la
carrière politique, la seule qui convînt aux hommes de grande naissance. Il
fallait frapper l’attention de cette jeunesse, en rabaissant les maîtres chez
1
« Puissant par sa considération et son intelligence et manifestement inaccessible à la
corruption, il contenait la multitude sans la contraindre et se laissait moins conduire par elle
qu’il ne la conduisait lui-même, parce que, n’ayant point acquis sa puissance par des moyens
illicites, il ne parlait pas pour lui complaire et que, grâce à son autorité personnelle,
il lui
résistait même avec colère. S’apercevait-il que les Athéniens s’abandonnaient à une audace
intempestive, il la rabattait en les frappant de crainte ; si au contraire ils s’effrayaient sans
motif, il les ramenait à la confiance. Le gouvernement était démocratique de nom : c’était en
fait le gouvernement du premier citoyen. » (Thucydide, II, 65, 8-9.)