Martin Eden



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La roue de la fortune tournait. Le lendemain de la visite de Ruth, il reçut un chèque de trois dollars d’un journal hebdomadaire de New York pour trois de ses triolets. Deux jours après, un journal de Chicago accepta ses Chasseurs de trésors avec promesse de les lui payer dix dollars après publication. C’était peu, mais cet article était le premier qu’il eût écrit. Son second essai, la suite d’aventures pour garçons, fut accepté à la fin de la semaine par une revue mensuelle appelée Youth and Age. Il est vrai que cette suite avait vingt-deux mille mots et qu’on lui en offrait seize dollars après publication, ce qui faisait environ soixante quinze cents les mille mots ; mais il était également vrai que c’était là son second essai et qu’il en savait parfaitement les défauts.

Cependant, ses premières œuvres mêmes n’avaient rien de maladroit. Ce qui les caractérisait, c’était la lourdeur d’un tempérament trop puissant, la gaucherie du novice qui veut attraper des papillons à coups de massue.

Martin fut donc heureux de se débarrasser de ses essais de jeunesse qu’il avait vite jugés à leur valeur. Dans ses récentes œuvres, par exemple, il avait mis tout son espoir. Il avait essayé d’être plus et mieux qu’un écrivain ordinaire pour magazines. D’autre part, il n’avait pas étouffé son tempérament, mais l’avait endigué simplement. Il n’avait pas sacrifié non plus son amour de la vérité. Ses œuvres étaient réalistes, bien qu’imaginatives. Il aspirait à un réalisme passionné, mais profondément humain et croyant ; il voulait montrer la vie telle qu’elle est, avec toutes ses aspirations de l’esprit et toute sa soif d’idéal.

Dans le cours de ses lectures, deux écoles lui étaient apparues. L’une faisait de l’homme un dieu ignorant son origine terrestre ; l’autre en faisait un tas de boue, qui ignorait son essence céleste et ses possibilités divines. Selon Martin, dieu et tas de boue étaient également faux et les deux écoles se trompaient. Il y avait un compromis à faire pour approcher de la vérité. Dans sa nouvelle L’Aventure qu’il avait soumise à Ruth, Martin croyait l’avoir réalisé ; et dans son essai Dieu et le limon il avait exprimé ses idées sur le sujet en général.

Mais L’Aventure et ses meilleures œuvres continuaient leurs voyages chez les éditeurs. Ses premiers ouvrages ne valaient à ses yeux que par l’argent qu’ils rapportaient et il n’estimait guère davantage ses contes dramatiques dont deux étaient vendus. Ce n’étaient pour lui que de simples fantaisies d’imagination, mais elles étaient pourtant remplies de toute l’émotion de la réalité, et là résidait leur charme. Ce mélange de grotesque et d’impossible avec la réalité, il le regardait comme un truc habile, et voilà tout. Ce n’était pas de la littérature supérieure.

Il y avait de l’art certes, mais de l’art sans valeur, puisqu’il ne dérivait pas d’une source humaine. L’habileté avait été de dissimuler la fiction sous le masque de la réalité et c’est ce qu’il avait fait dans une demi-douzaine d’histoires tragiques qu’il avait écrites avant de s’élancer vers les sommets avec L’Aventure, la Joie, La Marmite et Le Vin de la vie.

Les trois dollars qu’il reçut pour les triolets lui servirent à vivre d’une façon précaire jusqu’à l’arrivée du chèque de la White Mouse. Il toucha le premier chez le méfiant épicier portugais, lui donna un dollar d’acompte et divisa les deux autres dollars entre le boulanger et le fruitier. Il ne put encore se payer de viande et ses menus se simplifiaient de plus en plus, quand le chèque de la White Mouse arriva. Il hésita sur la façon de l’encaisser. S’il n’avait jamais pénétré dans une banque, il y avait encore moins fait d’affaires et l’enfantin et naïf désir le hantait d’entrer dans une des grandes banques d’Oakland pour y toucher son chèque de quarante dollars. D’autre part, le plus ordinaire bon sens lui commandait de le toucher chez son épicier, ce qui procurerait une impression capable certainement d’augmenter son crédit à l’avenir. À contre-cœur, Martin céda aux objurgations de ce fournisseur, lui paya sa note complète et reçut en retour une poignée d’espèces sonnantes et trébuchantes. Il paya également ses autres dettes, dégagea complet et bicyclette, donna un mois d’avance pour la machine à écrire et à Maria ce qu’il lui devait, plus un mois d’avance. Il lui resta en poche trois dollars pour les dépenses imprévues.

En soi, cette petite somme représentait une fortune. Dès qu’il eut son complet, il alla voir Ruth et en chemin ne put s’empêcher d’agiter sa poche afin d’entendre tinter son trésor. Ça faisait si longtemps qu’il n’avait pas eu d’argent, que, pareil à un homme qui a failli mourir de faim et couve des yeux la nourriture qu’il ne peut plus consommer, il avait besoin de sentir dans sa main ses quelques pièces. Il n’était cependant ni avare ni mesquin, mais cet argent signifiait pour lui autre chose que des dollars et des cents. Il signifiait le succès, et les aigles gravées sur ces pièces étaient autant de victoires ailées.

Il en arriva à penser que le monde était vraiment admirable. Pendant des semaines, il l’avait trouvé bien triste, bien sombre ; mais à présent, avec presque toutes ses dettes payées, trois dollars tintant dans sa poche et la certitude du succès, le soleil lui semblait resplendissant et même l’averse qui le trempa en un clin d’œil, lui parut charmante. Pendant qu’il mourait de faim, il pensait constamment aux millions d’êtres qui, de par le monde, mouraient de faim comme lui ; aujourd’hui, qu’il était rassasié, il les oublia ; mais comme il était amoureux, il pensa aux innombrables amoureux et des motifs de poèmes d’amour s’imposèrent à son esprit. Distrait par l’inspiration il descendit du tram deux stations trop loin, sans que sa bonne humeur en soit altérée.

Chez les Morse il y avait du monde. Les deux cousines de San Rafaël étaient venues voir Ruth, et Mme Morse, sous prétexte de les distraire, avait invité plusieurs hommes. Sa campagne avait commencé durant l’absence forcée de Martin et battait son plein. Elle s’évertuait à n’avoir chez elle que des hommes de valeur. C’est ainsi qu’en plus des cousines Dorothée et Florence, Martin fit la connaissance de deux professeurs de l’Université – un de latin, l’autre d’anglais – d’un jeune officier de retour des Philippines, camarade de collège de Ruth ; d’un jeune homme appelé Melville, secrétaire privé de Joseph Perkins, directeur de la Compagnie des Trusts de San Francisco ; et enfin d’un banquier de trente-cinq ans, Charles Hapgood, gradué de l’Université de Stanford, membre des Clubs du Nil et de l’Unité, orateur de réunion publique du parti républicain pendant les élections, bref un garçon d’avenir. Parmi les femmes se trouvaient : un peintre portraitiste ; une musicienne professionnelle et une sociologue, célébrité locale à cause de ses établissements de travail dans les quartiers pauvres de San Francisco. Mais les femmes ne comptaient pas pour grand-chose dans le plan de Mme Morse et n’étaient tout au plus que des accessoires indispensables : il fallait bien attirer les hommes d’une façon quelconque.

– Ne vous excitez pas en parlant ! recommanda Ruth avant de commencer les présentations.

Gêné par la crainte de paraître gauche, contracté par son ancienne appréhension de démolir les bibelots, Martin fut d’abord paralysé. Jamais il n’avait été en contact avec des individus aussi remarquables, ni avec autant de monde à la fois et ça l’intimidait. Melville, le secrétaire, l’hypnotisait et il résolut de l’interviewer, à la première occasion. Car, malgré son respect admiratif, il avait trop conscience de sa propre valeur, pour ne pas désirer se mesurer avec ces hommes et ces femmes et découvrir ce qu’ils savaient de plus que lui des livres et de la vie.

Ruth, qui lui jetait de fréquents coups d’œil pour voir la façon dont il s’en tirait, fut surprise et ravie de la désinvolture avec laquelle il causait avec ses cousines. Il ne s’excitait pas, parlait posément et, une fois assis, il ne s’inquiétait plus de la maladresse de ses mouvements. Quant aux cousines, plus tard, en allant se coucher, elles ne surent comment chanter les louanges de Martin, chose qui étonna Ruth car elle les savait intelligentes, brillantes, mais superficielles. Lui d’autre part, qui était autrefois le boute-en-train de tous les bals et des pique-niques du dimanche, avait été spirituel, gai sans vulgarité, comme si toute sa vie s’était passée dans des salons. Il sentait, ce soir, qu’il tenait le succès et une voix lui murmurait à l’oreille que tout allait bien, qu’il pouvait donc rire, faire rire et jouir de l’heure présente.

Un peu plus tard, cependant, l’inquiétude de Ruth parut se justifier. Martin et le professeur Caldwell s’étaient isolés dans un coin et, bien que Martin eût perdu la fâcheuse manie de faire de grands gestes, l’œil critique de Ruth blâma l’ardeur exagérée de sa parole, la flamme par trop ardente de ses yeux, la rougeur de son visage animé. Il manquait de réserve et de sang-froid, et contrastait singulièrement avec le jeune professeur d’anglais, son partenaire.

Mais Martin ne se préoccupait pas des apparences. Il n’avait pas été long à remarquer l’esprit cultivé de l’autre et à apprécier son bagage scientifique. De plus, le professeur Caldwell se différenciait de l’ordinaire conception du professeur anglais. Martin voulait l’amener à parler « métier » et, malgré quelques difficultés au début, il y réussit. Martin ne comprenait pas pourquoi les gens ne veulent pas parler « métier ».

– C’est absurde et ridicule, avait-il déclaré à Ruth la semaine précédente, cette aversion de parler « boutique ». Pourquoi les hommes et les femmes se réunissent-ils, sinon pour échanger ce qu’ils ont de mieux en eux-mêmes ? Et ce qu’ils ont de mieux, c’est ce qui les intéresse, leur spécialité, leur raison de vivre, ce qui les fait réfléchir et rêver. Imaginez M. Butler énonçant des idées sur Verlaine ou l’art dramatique allemand, ou les romans de d’Annunzio ?... Ce serait à mourir d’ennui ! Pour ma part, si je suis absolument obligé d’écouter M. Butler, je préfère l’entendre parler code. C’est ce qu’il connaît le mieux, et la vie est si courte que je veux obtenir de tout être, le meilleur de ce qu’il peut donner.

– Mais, avait objecté Ruth, il existe des sujets d’intérêt général.

– C’est là où vous faites erreur, avait-il poursuivi. En général les individus ont une tendance à singer ceux dont ils reconnaissent la supériorité, qu’ils érigent en modèles. Et qui sont ces modèles ? Les oisifs, les riches oisifs. Ils ne savent rien, généralement, de ce que savent ceux qui travaillent et s’ennuieraient à mourir de les entendre causer de ce qui les occupe ; aussi décrètent-ils que ce genre de conversation c’est parler métier, ou mieux encore boutique et que parler « boutique » est mauvais genre. Les oisifs décident également des choses qui ne sont pas « boutique » et dont on peut parler : le dernier opéra, le livre du jour, le jeu, le billard, les cocktails, les voitures, les réunions hippiques, la pêche à la truite, les chasses au grand fauve, le yachting, etc., car, notez bien, ces sujets-là, les oisifs les connaissent. En somme, c’est leur façon, à eux, de parler boutique. Et, ce qu’il y a de plus drôle, c’est que beaucoup de gens intelligents, et tous ceux qui font semblant de l’être, permettent aux oisifs de leur imposer la loi. Quant à moi, je veux d’un homme ce qu’il a de mieux en lui, appelez ça « boutique », métier, ou ce que vous voudrez.

Et Ruth n’avait pas compris. Cette attaque contre les valeurs établies lui avait paru très arbitraire.

Donc, Martin, communiquant au professeur Caldwell un peu de sa propre intensité, l’avait forcé à exprimer ses idées. En passant près d’eux, Ruth entendit Martin qui disait :

– Sûrement, vous ne professez pas de telles hérésies à l’Université californienne ?

Le professeur Caldwell haussa les épaules.

– La fable de l’honnête contribuable et du politicien, vous comprenez ! Sacramento distribue les emplois et c’est pourquoi nous donnons notre approbation à Sacramento, où le Conseil d’administration des Régents tient la presse de notre parti, ou même la presse des deux partis.

– C’est clair ; mais vous-même ? insista Martin. Vous devez être comme un poisson sur le sable ?

– Il y en a peu de mon espèce, dans la mare universitaire. Évidemment, quelquefois, je me sens dépaysé, je sens que je serais mieux à Paris, ou dans Grub Street, ou dans une grotte d’ermite, où parmi la bohème la plus échevelée, dans un restaurant bon marché du Quartier Latin, à vociférer des opinions radicales, devant un auditoire tumultueux. Je crois vraiment que j’étais fait pour être radical. Mais voilà... il y a trop de questions dont je ne suis pas certain. Je deviens timide lorsque je me trouve en face de ma chétive personnalité, qui m’empêche de saisir tous les facteurs d’un problème, des grands problèmes humains, vitaux.

Et tandis qu’il parlait encore, Martin s’aperçut qu’il avait sur les lèvres la « Chanson des vents alizés » :



I am strongest at noon

But under the moon

I stiffen the bunt of the sail.

« Je suis le plus fort à midi, mais c’est sous la lune que je tends la toile. »

Il en chantonna les paroles presque à mi-voix et se rendit compte que l’autre lui rappelait ces vents alizés du nord-est, frais, continus et puissants. Il était impartial, on pouvait compter sur lui et il avait en lui une sorte de réserve qui en imposait. Martin eut l’impression qu’il ne révélait jamais sa pensée entière, comme il avait souvent eu l’impression que les alizés ne soufflent jamais tout ce qu’ils peuvent, mais gardent toujours des réserves de forces inemployées. Le pouvoir imaginatif de Martin était aussi puissant que jamais. Quoi qu’il arrive, il se présentait à son cerveau des associations d’antithèses ou de similitudes qui s’exprimaient presque toujours en visions, d’une façon automatique. De même que le visage de Ruth jalouse lui avait rappelé une bourrasque polaire au clair de lune, de même le professeur Caldwell lui fit revoir les vents alizés fouettant la blanche écume des vagues d’une mer pourprée. De même, à tous moments, évoquées par un mot, une phrase, de nouvelles visions lui apparaissaient, sans pour cela rompre le fil de ses sensations actuelles, en les classant au contraire, en les identifiant avec les actions ou les faits du passé.

Tout en écoutant l’élocution élégante du professeur, sa conversation d’homme intelligent, lettré, Martin continuait à se voir dans le passé. Il se vit jeune, coiffé d’un Stetson rejeté en arrière, en pardessus court, large des épaules, se dandinant légèrement, conscient de représenter le plus parfait type du « dur ». Il ne chercha pas à pallier le fait ni à l’excuser. À une certaine époque de sa vie, il n’avait été qu’un vaurien quelconque, chef d’une bande qui mettait la police sur les dents et terrorisait les honnêtes ménagères.

Son idéal avait changé depuis... Il embrassa d’un coup d’œil l’assemblée élégante, bien élevée, respira profondément cette atmosphère raffinée et vit en même temps le spectre de son adolescence, traverser le salon, en se dandinant, et venir causer avec le professeur Caldwell.

Après tout, il n’avait pas trouvé jusqu’à présent d’endroit où se fixer définitivement. Il s’était adapté partout, avait plu partout et à tout le monde à cause de sa facilité au travail et au jeu, de sa volonté de faire valoir ses droits qui commandait le respect. Mais jamais il n’avait pris racine. Il s’était adapté suffisamment pour satisfaire les autres, mais non pour se satisfaire lui-même. Partout, un sentiment d’inquiétude l’avait poursuivi, partout une voix l’avait appelé ailleurs et il avait erré à travers la vie, mécontent, jusqu’au jour où il avait trouvé les livres, l’art et l’amour. Et voici qu’il était là, au milieu de ce salon, le seul de ses camarades d’antan qui ait su se rendre digne d’être reçu chez les Morse.

Toutes ces réflexions ne l’empêchaient pas de suivre attentivement la parole du professeur Caldwell et de remarquer le vaste champ de ses connaissances. De temps en temps, il découvrait, au cours de la conversation, d’énormes lacunes dans son instruction, des sujets entiers qui lui étaient étrangers. Pourtant, il vit qu’il possédait, grâce à Spencer, les contours des connaissances générales ; remplir ces contours n’était qu’une question de temps. Donc, attention ! se dit-il. Tout le monde sur le pont ! Il eut le sentiment d’être assis attentif et adorant aux pieds du professeur ; puis soudain, il crut discerner un point faible dans les jugements énoncés, mais fugaces, à peine perceptibles. Il en conclut aussitôt à leur égalité intellectuelle.

Ruth revint dans leurs parages, juste au moment où Martin se mit à parler.

– Je vais vous dire où vous avez tort, ou plutôt, le point faible de votre jugement, dit-il. Vous n’avez pas étudié la biologie. Elle n’occupe aucune place dans votre vision des choses. Oh ! je veux parler de la véritable biologie explicative, fondamentale, depuis le laboratoire et les tubes d’épreuves, jusqu’aux généralisations sociologiques et esthétiques les plus échevelées.

Ruth était confondue. Elle avait assisté au cours du professeur Caldwell et le considérait comme l’authentique réceptacle de la science.

– Je ne vous suis pas bien, dit-il d’un air indécis.

Martin se demanda s’il l’avait même jamais suivi.

– Je vais tâcher de me faire comprendre, dit-il. Je me rappelle avoir lu dans l’histoire d’Égypte, qu’il était impossible de comprendre l’art égyptien sans avoir d’abord étudié le pays.

– Parfaitement, dit le professeur.

– Et il me semble, continua Martin, que d’autre part, la connaissance d’un pays ne peut s’acquérir sans celle de la constitution même de la vie dans ce pays. Comment pouvons-nous comprendre les lois et les institutions, la religion et les mœurs, sans avoir compris d’abord non seulement la nature de ceux qui les ont faites, mais la composition de cette nature ? La littérature est-elle moins humaine que l’architecture ou la sculpture égyptienne ? Y a-t-il une seule chose dans tout l’univers qui ne soit soumise aux lois de l’évolution ? Oh ! je sais qu’il existe une théorie compliquée sur l’évolution dans l’art, mais elle me semble trop mécanique. De l’évolution humaine, on n’en parle pas. L’évolution de l’instrument, de la musique, de la danse et du chant est admirablement comprise et décrite ; mais que faites-vous de l’évolution de l’homme, du développement de l’être intrinsèque, avant d’avoir fabriqué son premier outil et balbutié son premier chant ? Ça vous intéresse peu, c’est ce que j’appelle la biologie. C’est de la biologie sous son aspect le plus élevé.

« Je sais que je m’exprime d’une façon incohérente, mais j’essaie de vous exposer mes idées comme je peux. Elles me sont venues pendant que vous parliez. Vous avez dit vous-même que la fragilité humaine empêche de prendre en considération tous les facteurs. Mais vous laissez de côté le plus important, le facteur biologique, celui qui a tissé les matières premières de tout art, la trame, la chaîne de toute action humaine et des merveilles qu’elle engendre !

À la stupéfaction de Ruth, Martin ne fut pas immédiatement écrasé et la réponse du professeur lui parut être faite en considération de la jeunesse de Martin. Pendant un bon moment, le professeur Caldwell resta silencieux, jouant avec sa chaîne de montre.

– Savez-vous, dit-il enfin, qu’un jour déjà on m’a fait la même critique ? C’était un très grand savant et un évolutionniste, Joseph Le Conte. Mais il est mort et je pensais ne plus être disséqué ; et vous voilà, vous aussi, avec votre œil inquisiteur ! Sérieusement, d’ailleurs – et ceci est une confession – je crois qu’il y a quelque chose de vrai dans votre critique : beaucoup de vrai, même. Je suis trop classique, en ce qui concerne l’interprétation des branches diverses de la science et je ne peux que plaider l’insuffisance de mon éducation et une indolence naturelle qui m’a empêchée d’approfondir le sujet comme j’aurais dû le faire. Figurez-vous que je n’ai jamais mis les pieds dans un laboratoire de physique ou de chimie. Non, jamais. Le Conte avait raison, et vous aussi, monsieur Eden, jusqu’à un certain point, en tout cas.

Sous un prétexte quelconque, Ruth emmena Martin et, une fois à l’écart, elle lui dit tout bas :

– Vous n’auriez pas dû monopoliser ainsi le professeur Caldwell. D’autres gens que vous ont envie de discuter avec lui.

– Pardon ! répondit Martin, confus. Mais je l’ai forcé à s’extérioriser un peu et il était si intéressant que je n’ai pas réfléchi. Vous savez, c’est l’homme le plus brillant, le plus intelligent que j’aie rencontré. Et je vais vous avouer autre chose : j’ai cru autrefois que tous ceux qui sortaient des Universités ou qui occupaient de hautes situations dans la société, étaient aussi brillants et aussi intelligents que lui !

– Il est une exception, dit-elle.

– Je m’en suis aperçu. Avec qui voulez-vous que je discute, à présent ? Tenez, confrontez-moi avec ce jeune caissier.

Martin et lui bavardèrent un quart d’heure et Ruth n’eut rien à reprendre aux manières de son amoureux. Ses yeux ne jetèrent aucun éclair, son visage resta calme et elle fut surprise de la tenue parfaite de son langage. Mais dans l’estime de Martin, la corporation entière des caissiers tomba et tout le reste de la soirée il resta sous l’impression que caissiers et diseurs de platitudes étaient synonymes. Il trouva l’officier bon enfant, simple et sain, content d’occuper dans la vie une place que sa naissance et la chance lui avaient conférée. En apprenant qu’il avait passé deux ans à l’Université, Martin fut très intrigué de savoir où il avait bien pu cacher ce qu’il y avait appris. Cependant il le préféra au banal et plat caissier.

– Vraiment les platitudes me sont égales, dit-il plus tard à Ruth. Mais ce qui m’exaspère, c’est la prétention pompeuse, la conviction profonde avec lesquelles on les émet et le temps qu’on prend pour ça. Enfin ! mais j’aurais pu apprendre à cet individu toute l’histoire de la Réforme, pendant qu’il me racontait comment le parti de l’Union des Travaillistes s’était fondu avec les Démocrates. Il pèse ses mots avec autant de soin qu’un joueur de poker professionnel choisit les cartes qu’il doit abattre. Un jour je vous imiterai sa façon de faire.

– Je regrette qu’il ne vous plaise pas, répondit Ruth. M. Butler l’estime beaucoup. M. Butler dit qu’il est honnête, de tout repos, l’appelle le Roc et dit qu’on pourrait édifier avec lui n’importe quel établissement de banque.

– Je n’en doute pas, bien que je l’aie peu vu et que je l’aie encore moins entendu ; mais les banques ont un peu baissé dans mon estime. Vous ne m’en voulez pas de vous parler aussi franchement, chérie ?

– Non, non... c’est très intéressant.

– N’est-ce pas ! continua Martin gaiement. Je ne suis qu’un barbare, pour la première fois en contact avec la civilisation. Des impressions aussi neuves doivent paraître très amusantes aux gens civilisés.

– Que pensez-vous de mes cousines ? demanda Ruth.

– Je les préfère aux autres femmes. Elles sont drôles et sans prétention.

– Mais les autres femmes vous plaisent aussi ?

Il secoua la tête.

– Cette femme aux établissements ouvriers n’est qu’un perroquet sociologue. Je parie que si on l’examinait par transparence, on ne lui trouverait pas une seule idée originale. Quant à la femme peintre, elle est mortellement ennuyeuse et ferait une épouse parfaite pour le caissier. Et la musicienne ! ça m’est bien égal qu’elle ait des doigts extraordinaires, que sa technique soit parfaite et son jeu admirable ! Ce qui est certain, c’est qu’elle ne connaît rien à la musique.

– Elle joue magnifiquement, protesta Ruth.

– Oui, sa gymnastique musicale est parfaite ; mais je lui ai demandé ce que la musique signifiait pour elle – vous savez que je suis curieux de ce genre de choses – et elle n’en sait rien, excepté qu’elle adore la musique, que c’est le plus grand des arts et qu’elle ne vit que pour ça.

– Vous les avez toutes forcées à parler « boutique » !

– Je l’avoue. Et si elles n’ont pas réussi à m’intéresser, imaginez ce qu’auraient été mes souffrances si elles avaient parlé d’autre chose ! Voyez-vous, je croyais autrefois qu’ici, dans ce milieu où l’on jouit de tous les avantages de la culture... (Il s’arrêta un instant et revit le spectre de ses jeunes années entrer et traverser le salon en se dandinant.) Oui, je vous disais : je croyais que tous les hommes rayonnaient d’intelligence. Mais au contraire, je suis frappé de voir que ceux qui ne sont pas complètement nuls sont assommants. Évidemment il y a le professeur Caldwell, qui est différent. C’est un homme, et la moindre parcelle de sa matière grise est intelligente.

Le visage de Ruth s’éclaira.

– Parlez-moi de lui, dit-elle. Non pas de sa largeur d’idées ni de son brillant – je connais ses qualités – mais au contraire de ce que vous critiquez en lui. Je suis curieuse de le savoir.

– Je vais me faire honnir, sans doute ! déclara Martin gaiement. Si vous parliez d’abord ? Mais peut-être le trouvez-vous parfait en tout ?

– J’ai suivi deux de ses cours et je le connais depuis deux ans ; c’est donc votre première impression que je veux connaître.

– Une mauvaise impression, voulez-vous dire ! Eh bien ! voilà. Toutes les belles choses que vous pensez de lui sont exactes, je crois ; en tout cas, c’est le plus beau spécimen d’intellectuel que j’aie jamais rencontré. Mais il est miné par un secret remords. Oh ! non, rien de vulgaire ni de bas ! C’est un homme, je crois, qui, étant allé jusqu’au fond des choses, a eu si peur de ce qu’il y a vu, qu’il veut se persuader qu’il ne les a pas vues. Voici une autre explication, car celle-ci n’est peut-être pas très claire. Un homme a découvert le chemin qui conduit au temple mystérieux et il n’a pas pris ce chemin ; il a peut-être aperçu le fronton rayonnant et tâche de se convaincre qu’un mirage l’a trompé. Voulez-vous encore une autre explication ? Un homme aurait pu accomplir de belles choses, mais il ne leur a pas accordé d’importance et depuis, dans le plus profond de son cœur, il regrette de ne pas les avoir faites ; lui qui s’était moqué des récompenses possibles, il les pleure amèrement, ces récompenses, et pleure aussi de s’être frustré de la joie de l’action.

– Je ne le vois pas du tout de cette façon, dit-elle. Et d’ailleurs je ne comprends pas bien ce que vous voulez dire.

– Ce n’est qu’une vague impression qui ne repose sur rien, atténua Martin. C’est une impression seulement – peut-être fausse. Vous le connaissez sûrement mieux que moi.

Martin remporta de cette soirée chez les Morse, une impression confuse de sentiments opposés. Le milieu, les sommets auxquels il avait aspiré, les gens dont il avait rêvé devenir l’égal le désappointaient. D’un autre côté, son succès l’encourageait. L’ascension avait été plus facile qu’il ne croyait et, d’ailleurs – il dut se l’avouer sans fausse modestie – il dominait le but qu’il s’était proposé : il se sentait supérieur à ces gens-là, exception faite toutefois du professeur Caldwell. Il en savait plus qu’eux, de la vie et des livres et il se demanda encore à quoi leur servait leur éducation. Ce qu’il ignorait, c’est qu’il était doué d’une puissance cérébrale extraordinaire, que les gens remarquables ne se rencontraient pas dans les salons de la catégorie de celui des Morse ; et il était loin de se douter que les êtres remarquables sont semblables aux grands aigles solitaires qui planent très haut dans l’azur, au-dessus de la terre et de sa banalité moutonnière.



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