Martin Eden



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Trop tard ! gisait toujours oublié sur la table. Dessous, les manuscrits, dont pas un n’avait été accepté, avaient réintégré leur place, à l’exception cependant de celui de Brissenden – Éphémère – qui, seul, continuait sa tournée, d’éditeur en éditeur.

Bicyclette et complet noir étaient de nouveau engagés et le marchand de machines à écrire réclamait une fois de plus le prix de sa location. Mais ce genre de soucis ne l’atteignait plus : il cherchait une orientation nouvelle et son existence en subissait forcément un temps d’arrêt. Au bout de plusieurs semaines, il se produisit ce qu’il n’avait jamais cessé d’espérer : la rencontre de Ruth dans la rue. Son frère Norman l’accompagnait ; tous deux firent semblant de ne pas le voir et Norman essaya même de lui barrer le passage en lui disant d’un ton menaçant :

– Si vous ennuyez ma sœur, j’appelle un agent. Elle ne désire pas vous parler et votre insistance est insultante.

– Si vous insistez, vous serez forcé, en effet, d’appeler un agent et votre nom tramera dans les journaux, répondit Martin sur le même ton. Et maintenant, laissez-moi passer et faites venir l’agent si vous y tenez. Je veux parler à Ruth.

– Je veux avoir la réponse de votre propre bouche, demanda Martin à Ruth.

Elle était pâle et tremblante, mais se contint et le regarda d’un air interrogateur.

– La réponse à la question que j’ai posée dans ma lettre.

Elle secoua la tête.

– Vous agissez entièrement de votre propre volonté ? insista Martin.

– De ma propre volonté, dit-elle d’une voix basse et ferme, sans une hésitation. Vous m’avez humiliée. Je n’ose même plus revoir mes amis. Tout le monde parle de moi, je le sais. C’est tout ce que je peux vous dire. Vous m’avez rendue très malheureuse et j’espère ne jamais vous revoir.

– Vos amis ! Des potins ! Des bobards de journaux !... Mais l’amour est plus fort que toutes ces futilités. Ou alors, vous ne m’avez jamais aimé.

Une vive rougeur envahit son visage pâle.

– Après ce qui s’est passé ? dit-elle faiblement. Martin, vous ne savez pas ce que vous dites. Je n’ai pas l’âme vulgaire.

– Vous voyez bien qu’elle ne veut plus avoir affaire avec vous, jeta Norman en entraînant sa sœur.

Martin se rangea pour les laisser passer, et d’un geste machinal il fouillait sa poche pour y chercher un tabac et un papier à cigarettes absents.

Il rentra comme un somnambule, s’assit au bord du lit et son regard vague erra autour de lui. Puis, ayant aperçu Trop tard ! traînant sur la table, il s’assit et prit sa plume. D’instinct, il ne pouvait supporter une chose incomplète. Et cet ouvrage était inachevé. À présent que la chose capitale de sa vie était finie, il allait s’atteler à sa tâche et la terminer. Après, on verrait. Il ne savait pas. Ce qu’il savait, c’est qu’il avait atteint un tournant critique de sa vie et qu’il allait le prendre à la corde, crispé sur la direction. L’avenir ne l’intéressait plus. Il verrait bien assez tôt ce qui lui était réservé : cela n’avait aucune importance. Rien n’avait plus aucune importance.

Pendant cinq jours, il peina sur Trop tard ! ; il n’allait nulle part, ne voyait personne, mangeait à peine. Le sixième jour, dans la matinée, le facteur lui remit une lettre de l’éditeur du Parthénon : Éphémère était accepté. « Nous avons soumis le poème à M. Cartwright Bruce, disait l’éditeur, et il l’a jugé si favorablement, que nous ne pouvons faire autrement que de le prendre. Nous le publierons donc dans notre numéro d’août, celui de juillet étant déjà composé.

« Transmettez nos remerciements et l’expression de notre gratitude à M. Brissenden et envoyez-nous, par retour, sa photographie et sa biographie. Si nos honoraires ne lui semblent pas suffisants, télégraphiez-nous immédiatement le prix qui vous paraîtra acceptable. »

Les honoraires offerts étaient de trois cent cinquante dollars. Martin jugea donc inutile de télégraphier. Il fallait d’ailleurs obtenir le consentement de Brissenden. Eh bien ! il avait eu raison, après tout. Il existait quand même un éditeur de magazine qui savait apprécier la vraie poésie.

Et, bien qu’Éphémère fût le poème du siècle, le prix offert était magnifique. Quant à Cartwright Bruce, Martin se rappela qu’il était le seul critique pour lequel Brissenden eût quelque respect.

Martin descendit en ville en tram et, tout en regardant distraitement les maisons et les rues filer derrière les vitres, il regrettait de n’être pas plus joyeux du triomphe de son ami et du succès de ses prévisions personnelles. Mais la source de ses enthousiasmes semblait tarie et son impatience de voir Brissenden était plus forte que le plaisir d’apporter de bonnes nouvelles. Pendant ces cinq jours entièrement consacrés à Trop tard ! il n’avait pas entendu parler de Brissenden et n’avait même pas pensé à lui. Pour la première fois, Martin se rendit compte à quel point il avait été absorbé et il eut honte d’avoir oublié son ami. Mais sa honte elle-même manquait de ferveur. Il vivait dans une sorte de transe hypnotique, insensible à tout ce qui n’était pas Trop tard ! Dans le tram même, tout ce qui l’entourait semblait irréel, lointain et la grande coupole de l’église qu’on venait de dépasser se serait effondrée en miettes sur sa tête, qu’il n’en aurait éprouvé qu’une très légère émotion.

À l’hôtel, il courut à la chambre de Brissenden, puis redescendit en courant. La chambre était vide. Les malles elles-mêmes avaient disparu.

– M. Brissenden a-t-il laissé son adresse ? demanda-t-il à l’employé qui le regardait avec curiosité.

– Comment ? vous ne savez pas ?

Martin fit un signe négatif.

– Mais les journaux n’ont parlé que de ça !... On l’a trouvé mort dans son lit. Il s’est tué d’une balle dans la tête.

– On l’a déjà enterré ? dit Martin d’une voix bizarre, qu’il ne reconnut pas.

– Non. Après enquête, le corps a été envoyé dans l’Est. Les hommes d’affaires de la famille s’en sont occupés.

– Ils ont fait vite, il me semble.

– Vous trouvez ? C’est arrivé il y a cinq jours.

– Il y a cinq jours ?

– Oui, cinq jours.

– Ah ! dit Martin. Il fit demi-tour et sortit. Il s’arrêta à la poste du coin pour envoyer une dépêche au Parthénon, en le priant de publier le poème. Comme il n’avait dans sa poche que cinq cents, il envoya le télégramme « payable par le destinataire ». Rentré chez lui, il se remit à l’ouvrage. Les jours, les nuits passaient sans qu’il quitte sa table. Il ne sortait que pour aller au Mont-de-Piété, mangeait quand il avait faim et qu’il avait de quoi manger, et, quand il n’avait rien, il s’en passait. Bien que son œuvre soit déjà composée, chapitre par chapitre, il y ajouta une préface de deux mille mots qui la renforça puissamment. Il n’avait pas envie de réussir une chose parfaite, mais il y était forcé, en quelque sorte, par son sens artistique. Il travaillait comme en rêve, étrangement détaché de tout ce qui l’entourait, pareil à un fantôme qu’un enchantement retient sur les lieux de son existence antérieure. Un fantôme n’est que l’âme d’un mort qui ne sait pas encore qu’il est mort, lui avait-on dit un jour, et il se demandait s’il n’était pas mort, par hasard, sans s’en douter.

Vint le jour où Trop tard ! fut achevé. Le marchand de machines à écrire était venu chercher la machine et il s’assit sur le lit pendant que Martin, sur son unique chaise, copiait les dernières pages du manuscrit.

– FIN, écrivit-il, en lettres majuscules, et vraiment pour lui, ce mot avait une signification profonde. Il vit disparaître l’employé emportant la machine, avec un sentiment de soulagement, puis s’étendit sur son lit. La tête lui tournait de faim. Depuis trente-six heures, il n’avait rien mangé, mais il n’y pensait même pas. Étendu sur le dos, les yeux fermés, il ne pensait à rien, envahi par une torpeur grandissante, moitié cauchemar, moitié délire. Il se mit à murmurer tout haut les vers d’un poète anonyme que Brissenden aimait à réciter. Maria, qui l’écoutait anxieusement derrière la porte, fut frappée du ton monotone dont il psalmodiait une sorte de litanie, dont elle ne comprit pas le sens. « C’en est fait », s’intitulait le poème.

I have done,

Put by the lute.

Song and singing soon are over

As the airy shades that hover

In among the purple clover.

I have done,

Put by the lute.

Once I sang like early thrushes

Sing among the dewy bushes ;

Now l’m mute.

I am like a weary linnet

For my throat has no song in it ;

I have given my singing minute :

I have done,

Put by the lute.

(C’en est fait ! – Assez, mon luth ! Chansons et chants sont passés – Comme les ombres légères qui flottent – Parmi les trèfles incarnats. – C’en est fait, – Assez, mon luth ! Jadis, je chantais comme la printanière alouette – Chante parmi les buissons pleins de rosée. – Aujourd’hui je suis muet. – Je suis pareil au pinson fatigué, – Car ma gorge n’a plus de chanson. – C’en est fait, – Assez mon luth !)

Maria n’y tint plus et, courant à la cuisine, elle remplit un bol de soupe, de tout ce que la cuiller à pot put racler de viande et de légumes dans le fond de la marmite. Martin se redressa et se mit à manger, assurant à Maria entre chaque bouchée, qu’il n’avait pas déliré et n’avait pas de fièvre.

Lorsqu’elle l’eut quitté, il resta assis sur le bord du lit, accablé, la tête basse, les yeux tristes et vagues, jusqu’au moment où, son regard s’étant posé sur l’enveloppe déchirée d’un magazine arrivé le matin et qu’il n’avait pas ouvert, une lueur traversa son cerveau engourdi.

– C’est Le Parthénon, se dit-il, Le Parthénon du mois d’août, qui contient sûrement Éphémère. Si Brissenden pouvait voir ça.

À peine eut-il feuilleté le magazine, qu’il tomba sur Éphémère orné d’un magnifique en-tête et d’illustrations genre Beardsley en marge. D’un côté de l’en-tête était la photographie de Brissenden ; de l’autre, celle de Sir John Value, ambassadeur de Grande-Bretagne. Une note préliminaire de la rédaction citait une phrase de Sir John Value, déclarant qu’il n’y avait pas de poètes en Amérique ; la publication d’Éphémère était par conséquent la réponse du tac au tac à Sir John Value ! On y représentait également Cartwright Bruce comme le plus grand critique d’Amérique et on citait le passage où il avait déclaré qu’Éphémère était le plus grand poème qui ait jamais été écrit en Amérique. La préface de la rédaction finissait ainsi : « Nous n’avons pas encore pu apprécier la valeur d’Éphémère comme elle le mérite ; peut-être ne le pourrons-nous jamais. Mais nous l’avons lu souvent, en nous émerveillant de ses idées et de sa forme admirable. »

Suivait le poème.

– Briss, mon vieux, vous avez bien fait de mourir, murmura Martin en laissant glisser le magazine. La vulgarité, la banalité qui s’en dégageait l’écœura, mais, apathique, il remarqua que son dégoût était superficiel. Il aurait bien voulu pouvoir se mettre en colère, mais l’énergie lui faisait totalement défaut. Son sang congelé ne parvenait pas à briser la glace qui pesait sur son indignation intérieure. Après tout, quelle importance tout ça avait-il ? Ça cadrait bien avec la société bourgeoise que Brissenden haïssait tant.

Pauvre Briss ! poursuivit Martin, il ne m’aurait jamais pardonné.

Il se leva par un effort de volonté et ouvrit une boîte qui avait autrefois contenu du papier pour machine à écrire. Il en sortit onze poèmes que son ami avait écrits, les déchira en plusieurs morceaux, qu’il jeta au panier. Il accomplit ces gestes nonchalamment, puis, quand il eut fini, il s’assit sur le bord du lit et ses yeux regardèrent fixement le vague.

Il ne sut pas combien de temps il resta ainsi. Tout à coup, sur l’écran vague de son esprit, il vit se former une longue ligne blanche, horizontale – bizarre. Elle se précisa et devint une chaîne de récifs de corail, fouettée par la houle écumeuse du Pacifique. Puis, dans la ligne des brisants, il distingua une mince pirogue. À l’arrière, un jeune dieu de bronze au pagne écarlate pagayait, et sa pagaie ruisselante brillait au soleil. Il le reconnut : C’était Moti, le plus jeune fils de Toti, le grand chef ; c’était Tahiti et au-delà de cette blanche ligne de récifs, fleurissait la douce Papara ; à l’embouchure du fleuve se cachait la hutte de feuillages du chef. Le crépuscule tombait : Moti rentrait de la pêche. Il attendait le bondissement de la lame qui l’emporterait au-dessus des récifs.

... Puis, il se vit lui-même, assis à l’avant de la pirogue comme il l’avait fait tant de fois jadis, la pagaie à la main, guettant le cri bref de Moti pour la plonger violemment dans le grand mur d’eau turquoise, au moment où il s’élevait derrière eux. L’eau sifflait sous l’étrave comme un jet de vapeur et retombait en pluie autour d’eux : un choc, un grondement, un sourd rugissement pareil à un coup de tonnerre, et la pirogue flottait sur la calme lagune bleue. Moti riait, secouait les gouttelettes salées de ses yeux et ils pagayaient ensemble vers la plage de sable poudré de corail. À travers les palmes des cocotiers, les murs de verdure de Toti se doraient au soleil couchant.

La vision s’éteignit et, devant ses yeux redevenus lucides, s’étala le désordre de sa chambre misérable. En vain, il essaya d’évoquer Tahiti. Il savait qu’il y avait des chansons parmi les cocotiers et que les filles dansaient au clair de lune mais ne put arriver à les voir. Il ne vit que sa table encombrée, la place vide de sa machine à écrire et la vitre crasseuse. Avec un gémissement il ferma les yeux et s’endormit.


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