LINGUISTIQUE ET GRAMMATOLOGIE
malheureuse ici : disons à l'idéalité du sens. « Nous proposons
de conserver le mot signe pour désigner le total, et de rem-
placer concept et image acoustique respectivement par signifié
et signifiant. » L'image acoustique est l'entendu : non pas le
son entendu mais l'être-entendu du son. L'être-entendu est
structurellement phénoménal et appartient à un ordre radicale-
ment hétérogène à celui du son réel dans le monde. On ne peut
découper cette hétérogénéité subtile mais absolument décisive
que par une réduction phénoménologique. Celle-ci est donc indis-
pensable à toute analyse de l'être-entendu, qu'elle soit inspirée
par des préoccupations linguistiques, psychanalytiques ou autres.
Or 1' « image acoustique », l'apparaître structuré du son,
la « matière sensible » vécue et informée par la différance,
ce que Husserl appellerait la structure hylè/morphè, distincte
de toute réalité mondaine, Saussure la nomme «• image psy-
chique » : « Cette dernière [l'image acoustique] n'est pas le son
matériel, chose purement physique, mais l'empreinte psychique
de ce son, la représentation que nous en donne le témoignage
de nos sens ; elle est sensorielle, et s'il nous arrive de l'appeler
« matérielle », c'est seulement dans ce sens et par opposition
à l'autre terme de l'association, le concept, généralement plus
abstrait » (p. 98). Bien que le mot « psychique » ne convienne
peut-être pas, sauf à prendre à son sujet une précaution phéno-
ménologique, l'originalité d'un certain lieu est bien marquée.
Avant de le préciser, notons qu'il ne s'agit pas ici nécessaire-
ment de ce que Jakobson et d'autres linguistes ont pu critiquer
sous le titre de « point de vue mentaliste » :
« Selon la plus ancienne de ces conceptions, qui remonte
à Baudouin de Courtenay mais n'est pas encore morte, le
phonème est un son imaginé ou intentionnel, qui s'oppose au
son effectivement émis comme un phénomène « psycho-
phonétique » au fait « physiophonétique ». C'est l'équivalent
psychique d'un son intériorisé »
29
.
29. Op. cit., p. 111. Hjelmslev formule les mêmes réserves :
« Chose curieuse, la linguistique, qui s'était mise en garde bien long-
temps contre toute teinte de « psychologisme », semble ici, ne serait-
ce que dans une certaine mesure et les proportions bien gardées, être
de retour à 1' « image acoustique » de F. de Saussure, et également
au « concept », à condition d'interpréter ce mot en stricte confor-
mité avec la doctrine que nous venons d'exposer, bref, reconnaître,
bien qu'avec les réserves qu'il faut, que des deux côtés du signe
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DE LA GRAMMATOLOGIE
Bien que la notion d' « image psychique » ainsi définie
(c'est-à-dire suivant une psychologie pré-phénoménologique de
l'imagination) ait bien cette inspiration mentaliste, on pourrait
la défendre contre la critique de Jakobson à la condition de
préciser : 1° qu'on peut la conserver sans qu'il soit nécessaire
d'affirmer que « le langage intérieur se réduit aux traits dis-
tinctifs à l'exclusion des traits configuratifs ou redondants » ;
2° qu'on ne retient pas la qualification de psychique si celle-ci
désigne exclusivement une autre réalité naturelle, interne et non
externe. C'est ici que la correction husserlienne est indispen-
sable et transforme jusqu'aux prémisses du débat. Composante
réelle (reell et non real) du vécu, la structure hylè/morphè
n'est pas une réalité {Realität). Quant à l'objet intentionnel,
par exemple le contenu de l'image, il n'appartient réellement
(reell) ni au monde ni au vécu : composante non-réelle du vécu.
L'image psychique dont parle Saussure ne doit pas être une
réalité interne copiant une réalité externe. Husserl, qui critique
dans Idées I ce concept du « portrait », montre aussi dans la
Krisis (p. 63 sq) comment la phénoménologie doit surmonter
l'opposition naturaliste, dont vivent la psychologie et les sciences
de l'homme, entre 1' « expérience interne » et F « expérience
externe ». Il est donc indispensable de sauver la distinction
entre le son apparaissant et l'apparaître du son pour éviter
la pire mais la plus courante des confusions ; et il est en prin-
cipe possible de le faire sans « vouloir surmonter l'antinomie
entre invariance et variabilité en attribuant la première à l'ex-
linguistique, on est en présence d'un « phénomène entièrement
psychique » (Clg. p. 28). Mais c'est plutôt une partielle coïncidence
de nomenclatures qu'une analogie réelle. Les termes introduits par
F. de Saussure, et les interprétations données dans le Cours, ont
été abandonnés parce qu'ils prêtent à l'équivoque, et il convient de
ne pas refaire les erreurs. D'ailleurs nous hésitons pour notre part
devant la question de savoir dans quelle mesure les recherches
que nous avons ici préconisées peuvent être considérées comme étant
d'ordre psychologique : la raison est que la psychologie paraît
être une discipline dont la définition laisse encore considérable-
ment à désirer ». (« La stratification du langage », 1954, in
Essais linguistiques, p. 56). Dans Langue et parole (1943), Hjelms-
lev, posant le même problème, évoquait déjà ces « nombreuses
nuances dont le maître de Genève a pu avoir pleinement cons-
cience mais sur lesquelles il n'a pas jugé utile d'insister ; les motifs
qui ont pu déterminer cette attitude nous échappent naturellement »
(p. 76).
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