DE LA GRAMMATOLOGIE
sent futur constituent originairement, en la divisant, la forme
du présent vivant. Une telle complication, qui est en somme
celle-là même que Husserl a décrite, s'en tient, malgré une
audacieuse réduction phénoménologique, à l'évidence, à la pré-
sence d'un modèle linéaire, objectif et mondain. Le mainte-
nant B serait en tant que tel constitué par la rétention du
maintenant A et la protention du maintenant C ; malgré tout
le jeu qui s'ensuivrait, du fait que chacun des trois maintenant
reproduit en lui-même cette structure, ce modèle de la succes-
sivité interdirait qu'un maintenant X prenne la place du main-
tenant A, par exemple, et que, par un effet de retardement
inadmissible pour la conscience, une expérience soit déterminée,
dans son présent même, par un présent qui ne l'aurait pas
précédée immédiatement mais lui serait très largement « anté-
rieur ». C'est le problème de l'effet à retardement (nachträglich)
dont parle Freud. La temporalité à laquelle il se réfère ne
peut être celle qui se prête à une phénoménologie de la cons-
cience ou de la présence et sans doute peut-on alors contester
le droit d'appeler encore temps, maintenant, présent antérieur,
retard, etc., tout ce dont il est ici question.
Dans sa plus grande formalité, cet immense problème s'énon-
cerait ainsi : est-ce que la temporalité décrite par une phéno-
ménologie transcendantale, aussi « dialectique » que possible,
est un sol que viendraient seulement modifier des structures,
disons inconscientes, de la temporalité ? Ou bien le modèle
phénoménologique est-il lui-même constitué, comme une trame
de langage, de logique, d'évidence, de sécurité fondamentale,
sur une chaîne qui n'est pas la sienne ? Et qui, telle est la
difficulté la plus aiguë, n'a plus rien de mondain ? Car ce
n'est pas un hasard si la phénoménologie transcendantale de
la conscience interne du temps, si soucieuse pourtant de mettre
entre parenthèses le temps cosmique, doit, en tant que cons-
cience et même en tant que conscience interne, vivre un temps
complice du temps du monde. Entre la conscience, la percep-
tion (interne ou externe) et le « monde », la rupture n'est
peut-être pas possible, même sous la forme subtile de la réduc-
tion.
C'est donc en un certain sens inouï que la parole est dans
le monde, enracinée dans cette passivité que la métaphysique
appelle sensibilité en général. Comme on n'a pas de langage
non métaphorique à opposer ici aux métaphores, il faut, comme
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LINGUISTIQUE ET GRAMMATOLOGIE
le voulait Bergson, multiplier les métaphores antagonistes.
« Vouloir sensibilisé », c'est ainsi que Maine de Biran, par
exemple, avec une intention un peu différente, nommait la
parole voyelle. Que le logos soit d'abord empreinte et que
cette empreinte soit la ressource scripturale du langage, cela
signifie, certes, que le logos n'est pas une activité créatrice,
l'élément continu et plein de la parole divine, etc. Mais on
n'aurait pas fait un pas hors de la métaphysique si l'on n'en
retenait qu'un nouveau motif du « retour à la finitude », de
la « mort de Dieu », etc. C'est cette conceptualité et cette
problématique qu'il faut déconstruire. Elles appartiennent à
l'onto-théologie qu'elles contestent. La différance est aussi autre
chose que la finitude.
Selon Saussure,, la passivité de la parole est d'abord son
rapport à la langue. Le rapport entre la passivité et la diffé-
rence ne se distingue pas du rapport entre l'inconscience fon-
damentale du langage (comme enracinement dans la langue)
et l'espacement (pause, blanc, ponctuation, intervalle en géné-
ral, etc.) qui constitue l'origine de la signification. C'est parce
que « la langue est une forme et non une substance » (p. 169)
que, paradoxalement, l'activité de la parole peut et doit toujours
y puiser. Mais si elle est une forme, c'est parce que « dans
la langue il n'y a que des différences » (p. 166). L'espa-
cement (on remarquera que ce mot dit l'articulation de
l'espace et du temps, le devenir-espace du temps et le devenir-
temps de l'espace) est toujours le non-perçu, le non-présent
et le non-conscient. Comme tels, si on peut encore se servir
de cette expression de manière non phénoménologique : car
nous passons ici même la limite de la phénoménologie. L'archi-
écriture comme espacement ne peut pas se donner comme telle,
dans l'expérience phénoménologique d'une présence. Elle marque
le temps mort dans la présence du présent vivant, dans la forme
générale de toute présence. Le temps mort est à l'œuvre. C'est
pourquoi, une fois encore, malgré toutes les ressources discur-
sives qu'elle doit lui emprunter, la pensée de la trace ne se
confondra jamais avec une phénoménologie de l'écriture. Comme
une phénoménologie du signe en général, une phénoménologie
de l'écriture est impossible. Aucune intuition ne peut s'accom-
plir au lieu où « les « blancs » en effet assument l'importance »
(Préface au Coup de dés).
Peut-être comprend-on mieux pourquoi Freud dit du travail
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DE LA GRAMMATOLOGIE
du rêve qu'il est plutôt comparable à une écriture qu'à un
langage, et à une écriture hiéroglyphique qu'à une écriture
phonétique
30
. Et pourquoi Saussure dit de la langue qu'elle
« n'est pas une fonction du sujet parlant » (p. 30). Autant
de propositions qu'il faut entendre, avec ou sans la complicité
de leurs auteurs, au-delà des simples renversements d'une méta-
physique de la présence ou de la subjectivité consciente. Le
constituant et le disloquant à la fois, l'écriture est autre que
le sujet, en quelque sens qu'on l'entende. Elle ne pourra jamais
être pensée sous sa catégorie ; de quelque manière qu'on la
modifie, qu'on l'affecte de conscience ou d'inconscience, celle-
ci renverra, par tout le fil de son histoire, à la substantialité
d'une présence impassible sous les accidents ou à l'identité
du propre dans la présence du rapport à soi. Et l'on sait que
le fil de cette histoire ne courait pas dans les bordures de la
métaphysique. Déterminer un X comme sujet n'est jamais une
opération de pure convention, ce n'est jamais quant à l'écri-
ture un geste indifférent.
Or l'espacement comme écriture est le devenir-absent et le
devenir-inconscient du sujet. Par le mouvement de sa dérive,
l'émancipation du signe constitue en retour le désir de la pré-
sence. Ce devenir — ou cette dérive — ne survient pas au sujet
qui le choisirait ou s'y laisserait passivement entraîner. Comme
rapport du sujet à sa mort, ce devenir est la constitution même
de la subjectivité. A tous les niveaux d'organisation de
la vie, c'est-à-dire de l'économie de la mort. Tout graphème
est d'essence testamentaire
31
. Et l'absence originale du sujet
30. Nous avons tenté de ce point de vue une lecture de Freud
(Freud et la scène de l'écriture, in L'écriture et la différence). Elle
met en évidence la communication entre le concept de trace et la
structure du « à-retardement » dont nous parlions plus haut.
31. Plus d'un système mythologique est habité par ce thème.
Entre tant d'autres exemples, Thot, le dieu égyptien de l'écriture
évoqué dans le Phèdre, l'inventeur de la ruse technique, l'analogue
d'Hermès, exerçait aussi des fonctions essentielles dans le rite funé-
raire. 11 était à l'occasion passeur de morts. Il inscrivait les comptes
avant le jugement dernier. 11 occupait aussi la fonction de secré-
taire suppléant qui usurpait la première place : du roi, du père, du
soleil, de leur œil. Par exemple : « En règle générale, l'oeil d'Horus
est devenu l'œil lunaire. La lune, comme tout ce qui touche au
monde astral, a beaucoup intrigué les Egyptiens. D'après une
légende, la lune aurait été créée par le dieu-soleil pour le remplacer
pendant la nuit : c'était Thot que Rê avait désigné pour exercer cette
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